L’Algérie connaît depuis un mois un soulèvement populaire sans précédent dans l’histoire contemporaine du pays, afin de se défaire du système autoritaire et corrompu qui domine le pays depuis l’indépendance, et d’échapper à la situation précaire que vit l’Algérie depuis des décennies, et que reflète l’état du président gravement diminué depuis des années.

 Pour tuer le soulèvement dans l’œuf, le pouvoir en place utilise à l’intérieur la carte de la division de la population. Ainsi, au milieu de ce que certains ont appelé la « révolution des sourires », certaines voix étranges tentent de susciter des tensions régionalistes et de nourrir des polarisations idéologiques que les Algériens rejettent en bloc, car ils ont vu pendant les trois dernières décennies leurs conséquences funestes sur l’unité du combat pour la libération. Il semble clair qu’une armée de trolls, au service du régime corrompu et soutenus par des services étrangers, alimentent ces voix de la division. Mais le peuple algérien montre qu’il est conscient de ces manipulations des services, en lançant des slogans lors des manifestations de masse : « Arabe, Kabyle, Chawi, Targui, Mzabi : je suis avant tout Algérien » et « Islamiste et laïc dans le même camp : Main dans la main contre la mainmise des militaires ».

 A l’extérieur, le pouvoir algérien utilise la carte de la peur. Il vient de recourir aux services de deux diplomates, Lakhdar Brahimi et Ramtane Lamamra, qui sillonnent aujourd’hui les capitales mondiales pour obtenir leur soutien au régime algérien. Dans sa tournée européenne, Ramtane Lamamra a mis en garde contre « deux risques que pourrait, selon lui, engendrer la révolte actuelle : une prise de pouvoir par les islamistes à l’issue d’un processus de transition et une émigration massive vers l’Europe. » (Ali Idir, Ce que Ramtane Lamamra a « vendu » aux Européens, Tout sur l’Algérie, 21 mars 2019). Il est utile de rappeler que c’est avec ces mêmes fables que ces deux diplomates avaient réussi dans les années 90 à vendre le putsch de janvier 1992 contre la volonté populaire et les atrocités commises par le régime militaire. Lakhdar Brahimi fut le premier ministre des affaires étrangères du régime putschiste, et Ramtane Lamamra fut dépêché en 1993 aux Etats-Unis, où il est resté en poste jusqu’à 1999, pour diffuser la propagande du régime algérien auprès des Américains et de l’ONU. Le 8 février 1998, Lamamra a témoigné devant des membres du Congrès des Etats-Unis pour tenter de disculper la hiérarchie militaire et présenter les généraux putschistes comme de grands démocrates. Pour attaquer Amnesty International pour sa campagne condamnant le régime et pointant sa responsabilité dans les massacres, il a dit aux députés américains, entre autres : « Pour beaucoup d’Algériens, Amnesty International ressemble plus à un deuxième parti hors la loi, c’est-à-dire un second FIS, qu’à une ONG neutre ». (Ahmed Bouzid, Algeria’s Diplomacy and the Massacres: The Selling of Atrocities, In An Inquiry into the Algerian Massacres, Hoggar, Genève 1999)

 Les processus de changement politique et de transition démocratique sont difficiles, jonchés de défis dont les plus dangereux sont les tensions entre les composantes du tissu national, en particulier les polarisations idéologiques aiguës. Par le passé, elles ont facilité au début des années 1990 la sale besogne des putschistes en Algérie d’achever la jeune expérience démocratique issue du soulèvement d’Octobre 1988. Elles ont contribué en Egypte en 2013 à la réussite du coup d’Etat militaire contre le gouvernement issu de la révolution du 25 janvier 2011. Elles menacent depuis huit ans la stabilité politique de la Tunisie, freinent son développement économique et empêchent la réalisation entière des objectifs de la révolution du 17 décembre 2010.

 A l’instar des sociétés de notre région, nul doute qu’en Algérie existe une diversité de références idéologiques qui rivalisent et parfois s’affrontent. Mais la situation actuelle du pays n’est pas favorable à ce genre d’affrontement. Le peuple algérien sort par millions dans les places publiques dans le seul but de mettre fin à l’autoritarisme et à la corruption, avec le seul rêve d’établir un Etat de droit et de bonne gouvernance, et avec une seule méthode non-violente et inclusive.

 Ce serait une faute grave de confondre la référence idéologique, le but souhaité et le chemin pour l’atteindre. La priorité en Algérie, aujourd’hui et pour de nombreuses années à venir, n’est pas l’affrontement idéologique, mais plutôt la focalisation sur l’objectif politique commun de la civilianisation de l’Etat algérien et du contrôle démocratique de ses forces armées, conditions nécessaires pour bâtir une vraie démocratie et un Etat de droit qui replace le peuple au centre de la décision politique. C’est ce que les Algériens dans toute leur diversité ont compris, et que n’arrive pas à saisir une minorité d’extrémistes, sécularistes et islamistes, qui n’hésitent pas à excommunier l’autre idéologiquement.

 Au cours des dernières semaines, le peuple algérien a créé sur tout le territoire national, un vaste espace d’interaction et d’action conjointe au service du bien commun, chacun le validant conformément à sa propre référence idéologique. Si quelqu’un tente de démolir cet édifice civilisé, la malédiction le suivra pour l’éternité et l’histoire le couvrira de déshonneur.

 Le soulèvement béni que connaît l’Algérie surmontera sans doute ces défis et fera taire ces voix minoritaires qui tentent de souffler la discorde au sein du peuple, et jettera les fondements d’une véritable république dans laquelle le citoyen jouira de la liberté et de la dignité, et où les différents courants idéologiques et les diverses forces politiques rivaliseront de manière saine à même de préserver les liens de fraternité qui unissent les Algériens.

 Abbas Aroua

22 mars 2019

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