De 1964 à 1968, Bennabi a écrit presque régulièrement des articles doctrinaux dans la revue algérienne, Révolution africaine, pour accompagner la formation de la nouvelle société avec ses institutions voulue par l’indépendance.

C’est la vision qui devait promouvoir un changement radical dans l’esprit et la pratique algériennes pour en finir avec la colonisabilité et l’homme post-almohadien.

Nous voyons se déployer dans ces articles une pensée en action qui touche à tous les aspects de la société.

Le « médecin de la civilisation », sublime expression forgée par Nietzsche, le promoteur de cet art nouveau nommé par notre auteur le Renouvellement de l’Alliance, c’est-à-dire le recyclage d’une civilisation, nous montre comment faire face aux multiples défis d’une société voulant se réinsérer dans l’Histoire.

C’est une magistrale leçon à tous les apprentis sorciers qui de Djakarta à Tanger, ont pris en otage le destin de nos pays.

Il serait vain de chercher dans les écrits de Bennabi une quelconque doctrine économique ou un système politique particulier car la pensée de notre auteur a pour ambition d’aménager le sol sur lequel la construction sociétale, dans ses formes politiques, économiques, sociales, culturelles et ses liens avec les autres, soit solide.

Notre penseur nous offre une vision et des outils de réflexion pour comprendre le Monde et les enjeux sociétaux. Il balise la voie en dénonçant toutes les illusions mortelles comme la « boulitique », autre nom de la démagogie qui n’a rien à voir avec la politique dont il nous dresse la configuration dans plusieurs articles. Il met en garde contre toute panacée qui nous soulage de tout effort comme l’« économisme »  où tous les problèmes sont ramenés uniquement à leur dimension économique.

Reprenant les termes forgés par l’essayiste Tibor Mende, Bennabi montre que nos sociétés ont plus besoin du biologiste social que de l’ingénieur social. En d’autres mots que les problèmes ne sont pas d’ordre technique appliqué à l’ordre humain mais relèvent du mental et du psychologique ou plus simplement du culturel.

Bennabi en veut pour preuve dans les années soixante de la place qu’occupaient dans leur bloc respectif la République Fédérale Allemande et la République Démocratique Allemande. Les systèmes politiques, sociaux et économiques étaient très différents mais chacun de ces Etats étaient le meilleur élève de son bloc.

Cet exemple nous renseigne le mieux sur la pensée de Bennabi qui estime que ce n’est pas tant soit peu le choix du système politico-économique qui importe mais plutôt la dynamique sociale. Dans ce cas concret la cause de la dynamique sociale, pour lui, est à chercher dans la culture allemande qui irradiait les deux Etats issus de l’Allemagne.

Une nouvelle fois le monde arabe et musulman se trouve à une étape charnière de son histoire contemporaine après les révolutions populaires en Tunisie et en Egypte.

L’enseignement de Bennabi est crucial si nous voulons éviter de rater encore une fois le train de l’Histoire.

Deux mots d’ordre risquent de nous mener vers des voies sans issues : ceux qui crient que la démocratie règlera tous les problèmes auxquels nous sommes confrontés et ceux qui affirment que l’Islam est la solution.

L’Islam est la solution amène à penser que la recette est déjà trouvée et qu’il ne suffit qu’à se baisser pour la ramasser et l’appliquer. Ce slogan nous dispense ainsi de tout effort, de toute réflexion.

Or l’Islam dans son action temporelle est la voie qu’on réinvente à chaque étape de la vie d’une société grâce à l’effort, l’ijtihad, éclairé par la compréhension profonde des préceptes coraniques.

Bennabi a mis en garde contre le syllogisme dangereux consistant à penser puisque l’Islam est parfait alors le musulman et la société islamique le sont aussi. Bennabi a eu à croiser le fer contre un penseur musulman qui affirmait qu’écrire une société islamique civilisée était un pléonasme et que la société islamique est par essence civilisation.

C’était confondre la Voie et le But !

C’était aussi ne voir dans l’Islam que l’aspect proprement religieux et occulter totalement son pouvoir de transformation sociétale. La conséquence de cet état d’esprit est le moralisme desséchant et l’ignorance totale des problèmes sociaux avec pour conséquence l’échec à imaginer un modèle islamique efficient.

La démocratie est un mode opératoire qui permet une confrontation des idées politiques et la conduite pacifique des affaires du pays, à condition qu’elle soit accompagnée par un esprit démocratique présent dans toutes les couches de la population.

Dans un précédente étude, Bennabi montre que cet esprit démocratique découle d’un processus de démocratisation qu’une culture supérieure est à même de promouvoir et que dans le monde musulman seul l’Islam est en mesure de le réaliser.

Or la démocratie dans sa meilleure expression est certes, après les malheureuses expériences qu’ont connues nos pays, un bien nécessaire mais loin d’être suffisant. Les attentes des populations sont énormes dans les domaines économiques et sociaux et les autocrates ont joué sur cette situation en proposant un contrat social implicite : le bien-être économique et la stabilité politique contre l’asservissement des populations. C’est l’incapacité des régimes autoritaires à tenir le deal et donc leur faillite qui fut à l’origine des révolutions populaires. Par ailleurs, il n’est pas dit que le développement économique soit garant de la pérennité de régimes car il doit aussi s’accompagner de justice sociale et de développement humain qui présuppose que le peuple soit maître de son destin.

La démocratie sans dynamique sociale serait un leurre promettant de sombres lendemains.

Pour Bennabi, dans le marché idéologique proposé aux hommes, l’Islam n’a pas pour but de ramener une puissance supplémentaire dans la compétition mondiale mais d’apporter un supplément d’âme au Monde et un sens à la Vie. Sa spécificité va à l’Humain. Il détruit le cloisonnement entre les hommes et abolit le Eux et le Nous figés dans des aires géographiques déterminées.

Bennabi est né et a vécu dans une période charnière de l’histoire humaine. Il a su transcender sa condition,  celle de son pays et celle de sa communauté pour juger que seule une civilisation à l’échelle de l’Humanité résoudra le drame humain.

Mais Bennabi est loin d’être un moraliste. Il n’appelle pas uniquement de ses vœux cette civilisation mais elle est inscrite, selon lui, dans le Sens du Monde.

A l’instar de Descartes pour les sciences exactes, Bennabi nous propose ainsi une Méthode pour les sciences humaines dans leur application à rendre l’Homme utile dans la Création.

Abderrahman Benamara
31 octobre 2011

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