Vingt-trois anciens militants, pour la plupart issus du Mouvement culturel berbère (MCB) et impliqués dans les toutes premières luttes pour les droits de l’Homme et les libertés démocratiques en Algérie, ont rendu public hier le texte ci-dessous. S’attardant sur la conjoncture dans laquelle est lancé le projet de révision constitutionnelle, mais aussi sur les considérations idéologiques et les luttes claniques qui ont toujours inspiré pareilles manœuvres ou opérations politiciennes, les signataires de cette déclaration, tout en se disant “décidés” à dépasser leurs différences et à s’inscrire, considèrent que la révision constitutionnelle en cours n’est que le “modèle 2016” d’un “artifice” à répétition qui, encore une fois, est dicté “par les rapports de force claniques qui ont défiguré la nation et asservi la société” et qui ont façonné “l’Algérie officielle contre l’Algérie réelle”.

L’impasse dans laquelle agonise le pays et l’acuité avec laquelle elle est ressentie par les citoyennes et citoyens, engendrent des inquiétudes, des tensions et des préoccupations dans tous les segments de la société. Ces inquiétudes doivent être entendues parce qu’elles sont légitimes et qu’elles traduisent la faillite d’un système politique né du détournement de la volonté populaire dès le premier jour de l’indépendance.

Dans un environnement politique, social, économique, culturel contraignant et délétère, des partis, des associations ou des personnalités dévoués alertent et activent pour prévenir une chute qui, si elle venait à se produire, provoquerait une déflagration nationale entraînant la déstabilisation de toute la région nord-africaine. Ces engagements qui ont permis d’assurer notre survie collective ne suffisent plus pour conjurer les périls imminents qui guettent la nation. Les dangers qui s’amoncellent nous interpellent en tant que citoyens et militants pour en appeler à l’éveil des consciences et la mobilisation de chacun en vue d’identifier, sans complaisance, les causes premières de la crise et définir les perspectives qui libèrent la parole des luttes de clans ayant de tout temps pris en otage le débat public.

Un délitement institutionnel généralisé

Fondamentalement, la crise algérienne a une origine unique : un système illégitime et violent ; elle a ses conséquences : une régression morale et politique qui risque d’entraîner la dislocation chaotique de la collectivité nationale.

C’est dans ce contexte de délitement institutionnel généralisé que le pouvoir a relancé l’idée de la révision constitutionnelle annoncée depuis 2011. Cette reprise est avancée, aujourd’hui encore, comme une innovation et une panacée aux problèmes majeurs que vit le pays.

Ce sera la sixième Constitution qui nous sera imposée en un demi-siècle. Chaque chef d’État a eu la ou les siennes. Si ces Constitutions jetables n’ont pas assuré la justice et garanti la stabilité et la prospérité au pays, c’est parce que ces textes, au lieu de servir de cadre à la naissance d’une Algérie singulière, plurielle, solidaire et démocratique, ont été conçus comme autant d’instruments de domestication des consciences inspirés de régimes oligarchiques qui ont servi de modèle à des dirigeants obsédés par le pouvoir et obnubilés par des tutelles extérieures qui nient notre mémoire.

Aucune Constitution n’a été sourcée à notre histoire et élaborée en fonction de la physionomie sociologique et culturelle du pays. Documents idéologiques, les Constitutions algériennes ont été des artifices politiciens dictés par les rapports de force claniques qui ont défiguré la nation et asservi la société. Marqué par l’improvisation tactique et des formulations sommaires, le modèle 2016 n’échappe pas à la règle. Les approximations conceptuelles, les incohérences d’analyse et les confusions symboliques ont heurté de larges pans de l’opinion publique et n’ont pas manqué d’engendrer de sévères et légitimes interpellations des experts.

Il reste que parmi les nombreuses distorsions qui aliènent la conscience nationale, celle qui occulte la question identitaire a généré les plus grands dommages dans l’Algérie indépendante. Ce déni a faussé les modalités de la représentation nationale, bloqué l’émergence d’une nation promise à servir de pédagogie démocratique dans la décolonisation et privé notre pays de sa mission de leadership géostratégique auquel le destinaient son histoire et ses luttes. L’architecture constitutionnelle n’est viable, crédible et légitime que si elle fait écho au réel.

Tamazight : une question consubstantielle de tout projet démocratique

Cette nouvelle Constitution, a, encore une fois, fait de l’officialisation de la langue amazighe une opération de diversion. Au lieu d’affirmer la parité des langues arabe et amazighe pour clore un schisme qui dure depuis les origines du mouvement national, le texte affiche une hiérarchie aberrante qui maintient l’amazigh dans une dimension de stigmate linguistique soumis aux aléas du moindre amendement constitutionnel, dès lors qu’il est évacué des constantes nationales. L’avancée symbolique de l’annonce se trouve ainsi de fait vidée de tout sens.

La problématique amazighe n’est pas seulement une affaire de langue ; elle est au centre de tout contrat politique qui doit régir et structurer l’État et la société démocratiques de demain et déterminer la configuration de la région nord-africaine dans une mondialisation qui a condamné les systèmes autocratiques post-coloniaux.

La question amazighe est consubstantielle de tout projet démocratique national.

C’est parce que cette demande a été ignorée, diabolisée, instrumentalisée et réprimée dans le mouvement national et le système en place que l’Algérie officielle vit à l’écart et, trop souvent, contre l’Algérie réelle.

Territoire emblématique des espoirs et drames algériens, la Kabylie vit une situation qui illustre tragiquement les aberrations d’une genèse nationale conçue dans la violence et soumise à l’arbitraire. Plus de cinquante ans après l’indépendance, cette région ne doit, pour l’essentiel, sa survie culturelle et économique que par le recours à ses instances et ses valeurs propres. Le marasme qui y prévaut est une concentration des dégâts nationaux consécutifs à une gestion népotique et antidémocratique. Réparer l’injustice commise en Kabylie, c’est ouvrir les portes de l’espérance algérienne. Les replâtrages ont montré leurs limites et nul ne doit plus se voiler la face. La crise est, aujourd’hui, multidimensionnelle et les débats tendancieux visant à la réduire à des considérations économiques et sociales sont illusoires. Le système militaro-policier ne peut être réformé ni de l’intérieur ni par un ravalement de façade. Le salut réside dans un changement institutionnel profond, audacieux et inédit.

Cette démarche passe par le respect absolu de la souveraineté populaire et la refondation de l’État en adéquation avec nos spécificités régionales. De larges pouvoirs doivent être accordés aux régions tant sur les plans politique, linguistique, culturel qu’économique.

Les autonomies régionales pour consolider l’unité

Repenser la nation et son État est une priorité vitale. Il faut, à l’image de la majorité des pays développés, construire l’Algérie en ensembles fonctionnant à l’échelle des besoins des hommes et non au gré des desiderata des dirigeants. Les régions naturelles les plus homogènes qui ont porté la guerre de libération doivent être revisitées en tant qu’entités devant féconder un nouveau destin. Contrairement à ce qui se susurre dans le sérail, les autonomies régionales permettront de consolider une unité nationale avec un État moderne, progressiste et juste, où tous les citoyens seront égaux en droits et en devoirs.

Ce chemin de vérité est étroit. Il reste encore possible.

Ce sursaut appelle, cependant, courage, dévouement, vigilance et lucidité.

En effet, le pouvoir, qui n’a plus les moyens de s’acheter la paix sociale, risque d’être, aujourd’hui encore, tenté d’opter pour la fuite en avant et la provocation : projeter le marasme social dans la rue ou lancer une autre opération sanglante contre la Kabylie sont des scenarii possibles.

Le défi qui attend les Algériens est double : inventer les institutions qui accouchent d’un avenir fidèle à leur histoire et conforme à leurs attentes et prévenir l’aventurisme de ceux qui ont confisqué la nation.

Face à tant de périls, la solidarité est notre ultime ressource et devoir.

On ne peut que le déplorer : la reconstruction de l’Algérie est de nouveau contrariée par la manœuvre en cours. La réparation des outrages infligés à la Kabylie et, à travers elle, le statut qui sera fait aux régions d’Algérie dans toute Constitution sont les signes les plus tangibles d’une prise de conscience des fautes originelles commises depuis 1962 et de la volonté politique d’y remédier.

Force est de constater que cette révision de la Constitution est une autre occasion manquée.

Au-delà de notre positionnement actuel sur les échéances constitutionnelles, notre ambition est de créer une dynamique de débat et de propositions pour aider à la construction d’une Algérie de tolérance, ressourcée à ses valeurs plusieurs fois millénaires afin de construire une nation répondant aux légitimes revendications de nos populations, d’assurer les meilleures chances de son intégration dans l’universalité et d’asseoir sa mission d’animation pour le développement de son environnement régional.

Nous avons décidé de transcender nos divergences

Épris de liberté, de justice et d’égalité citoyenne, nous, militants des causes progressistes, des droits de l’Homme et, notamment, celle de l’amazighité, avons décidé de transcender nos différences et nos divergences, somme toute mineures, au regard des enjeux qui nous attendent, pour agir pacifiquement dans un cadre unitaire afin que la Kabylie, matrice privilégiée des potentialités et des sacrifices de la nation, ne soit pas de nouveau instrumentalisée comme elle l’a été en de nombreuses occasions à chaque fois que les clans doivent faire diversion pour se reconstituer afin de continuer à soumettre l’ensemble de la communauté algérienne.

La Constitution est le socle de toutes les institutions. Elle doit être l’aboutissement d’un compromis élaboré autour de valeurs intangibles qui s’imposent à tous : les principes de la liberté de conscience et d’opinion, l’indépendance de la justice, l’égalité des sexes, le respect de la parole de la minorité et des règles d’alternance sont des préalables qui doivent être acceptés, partagés et garantis.

C’est d’abord autour de ces fondements que doit s’organiser le débat public qui permettra d’engager le processus de l’édification de l’Algérie démocratique et sociale.

Alger, le 3 février 2016.

Maître Ali-Yahia Abdennour, président d’honneur LADDH, Alger
Ramdane Achab, linguiste-éditeur, Paris
Ahmed Ait-Bachir, retraité, Tizi Ouzou
Nacer Aït-Bachir, microbiologiste, Akbou
Arab Aknine, ingénieur, Tizi Ouzou
Yasser Belamri, avocat, Bgayet
Hamou Boumedine, ingénieur, Tizi Ouzou
Said Chemakh, enseignant universitaire tamazight, Tizi Ouzou
Ali Djouber, ingénieur, Tizi Ouzou
Saïd Doumane, enseignant universitaire, Tizi Ouzou
Nabil Fares, écrivain, Paris
Mokrane Gacem, journaliste, Paris
Hassen Hireche, Paris
Sofiane Ikken, avocat, Bgayet
Mohend-Amokrane Issad, retraité, Tizi Ouzou
Tahar Khalfoune, universitaire, Lyon
Arezki Lakabi, cadre, Alger
Djilali Leghima, membre Fédération de France. Alger
Mouloud Lounaouci, médecin. Tizi Ouzou, Mouhoub Naït-Maouche, membre de l’ALN, Paris
Saïd Sadi, président de la fondation Afud, Alger
Mokrane Taguemout, universitaire retraité, Tizi Ouzou
Ammar Zentar, cadre retraité, Alger

Source: http://www.liberte-algerie.com/actualite/lalgerie-de-demain-ou-lindispensable-changement-institutionnel-241530/print/1

Comments are closed.

Exit mobile version