Entre le besoin spirituel qui relie l’homme à des rites, des croyances, et à une divinité immanente et transcendantale et sa volonté de vivre pleinement dans sa cité mondaine selon des lois, des préceptes et des règlements positifs, les disparités et les déchirements furent à travers les âges, immenses. Ce qui a pour conséquence un conflit quasi permanent entre l’occulte et l’apparent, la spiritualité et la matérialité, la religion et la laïcité.

I- Contexte historique

1- Le Judaïsme

Dès la destruction du temple de Jérusalem en 70 par les Romains, le populations juives furent vouées à une errance perpétuelle, longtemps sentie par la totalité du «peuple élu» comme une malédiction divine. Il s’ensuit que les juifs ashkénazes (ceux ayant vécu en Occident) et les juifs séfarades (ayant vécu principalement au Maghreb et en Espagne musulmane) n’ont guère eu de contacts pendant environ 20 siècles. Cet éloignement des deux communautés a, encore faudrait-il le préciser en ce papier, crée des différences dans le mode de vie qui allaient influer plus tard sur la perception des fondateurs du sionisme moderne du XIX siècle sur la question palestinienne. Les séfarades ont adopté un système sociétal dont la famille fut le noyau central, les ashkénazes se sont tournés, en revanche, vers un modèle communautaire qui renie toute idée de l’individu et de la famille, se référant aux tables de loi talmudiques.

Or dans la tradition orale juive «Midrach», l’aspect communautaire est très important, voire vital à la survie du judaïsme traditionnel. Pour s’affirmer juif, il faudrait d’abord adopter une lignée communautaire. Laquelle commence en aval par la «Michpakha» (clan familial), pour s’étendre en amont à une notion religieuse plus élargie la «Kehila»,   ce qui forme au final «Am»  lequel signifie le peuple, c’est-à-dire la totalité des diasporas juives éparpillées sur l’ensemble de la terre. En ce sens que la communauté et l’individu sont intrinsèquement liés au concept primordial de «la temporalité». Alors que la première (communauté) est de l’ordre de l’éternel, de l’infini et du divin, le second, lui, s’inscrit dans le mouvement de l’éphémère, du transitoire et du temporaire, en un mot, de ce qui passait et ne revenait jamais. Cette notion de communauté est par ailleurs exprimée en hébreu par «Toldot»,  autrement dit, l’histoire ou la génération humaine  (voir à ce sujet l’ouvrage «Individu et communauté, Rencontres Orient-Occident, Éditions Paul Servais, Bruxelles, 2001). En gros, quoique de part et d’autre distinctement interprétée, c’est cette appartenance à la religion judaïque qui socle l’âme du juif et, par ricochet, toute  la judéité.

2- Le Christianisme

En religion chrétienne, le principe de «l’Agapé» ou du «Deus caritas est»  (Dieu est amour) contenu dans la première épître de Jean a façonné le rapport du croyant à la spiritualité (voir l’ouvrage de  Gianfranco Ravasi et Luc Ferry, Le cardinal et le philosophe, Plon, Paris, 2013). Cependant ce ne fut qu’avec la féroce répression menée en 303 et 304 contre l’église chrétienne par l’empereur romain Dioclétien (244-313) qu’avait eu lieu le choc initial entre la spiritualité et la matérialité. La liberté du culte n’a pu être rendue aux religieux qu’avec le règne de Maxence vers l’an 307, et tolérée enfin en 311. Sous l’emprise du théologien Saint Augustin (354- 430), évêque d’Hippone célèbre pour sa maîtrise de l’art oratoire, l’église du Christ désignée sous le vocable de «l’unité» devint officielle d’autant qu’elle s’est rangée sous la férule de l’Empire, enterrant de la sorte tout le legs schismatique de la doctrine donatiste dissidente, née auparavant en Afrique, laquelle idéalisant la charité  fut au plus près des opprimés, des pauvres et des persécutés.

L’avènement du Moyen Age a mis la société politique devant une gageure inédite, l’échange spirituel et symbolique a remplacé l’organisation militaire et administrative de la période impériale antique. A ceci près que depuis pourtant «l’anax», roi de la meute de l’âge de la pierre (le Néolithique), l’autorité fut la finalité ultime du pouvoir. Bien évidemment, l’autorité serait à différencier en ce contexte-là de l’influence. Tandis que la première est de caractère individuel (donc impériale), la seconde est strictement collective (donc communautaire). Cette opposition entre le temporel et le profane s’illustre à titre d’exemple par les divergences de points de vue entre le théologien Saint Thomas-d’Aquin (1225-1274) qui soutint l’autorité sacerdotale sur le pouvoir princier et le philosophe Dante Alighieri (1265-1321) qui dénonça, lui, l’influence de la papauté et du cléricalisme sur le temporel (voir Georges Lescuyer, Histoire des idées politiques, Dalloz, Paris, 2001). Bref, à la civilisation de la matière s’est substituée en conséquence celle de l’esprit. La culture du verbe, de l’imaginaire et du fabuleux a pris des proportions hégémoniques par rapport à celle de l’acte, du réel et du concret. Ce qui explique dans une certaine mesure les peintures murales ayant fait florès sous l’ère baroque du XVI siècle à l’intérieur des enceintes des chapelles et des églises. Historiquement, le rapport de l’empire à l’individu fondé sur la nature a, au lendemain de l’épisode du Déluge, disparu en faveur de celui de la communauté reliée à Dieu. Ainsi le roi-Dieu et le roi-Père régissant les sociétés de naguère en Inde, en Chine, en Mésopotamie et en Égypte pharaonique n’eurent-t-il plus aucun pouvoir, aussi symbolique fût-il, sur les mortels. En quelque sorte, le polythéisme et le paganisme sublimant la toute-puissance de la nature mère, protectrice et tutrice ont fondu définitivement dans le creuset monothéiste. Lequel a instauré une relation directe (sans intermédiaires ni intercesseurs), du moins dans sa conception originelle, entre la croyance et la divinité. La représentation sociétale en découlant aura radicalement rompu dans ses origines et ses ramifications avec «l’ordre» (l’expérience existentielle de l’être humain selon Confucius ne peut se passer du «zen»), le principe également fondamental dans la gestion sociétale dans les religions précédentes de l’Asie (le Bouddhisme et le Hindouisme) ou dans les religions animistes de l’Afrique.

Bref, la vague spirituelle du monothéisme a provoqué des perturbations dans toutes les contrées qu’elle avait embrassées et l’héritage philosophique grec, conçu comme un système de pensée structuré, cohérent et indémontable, est devenu réfutable devant l’universalité du message prophétique, visant l’invention d’un nouveau sens de socialité «la spiritualité». Le démarrage de la grande entreprise de croisades (1095-1291)  après le schisme d’Orient en 1054 (cassure entre Rome et Constantinople) en terre sainte de Jérusalem au nom de la chrétienneté aura scellé la désacralisation du mythe de l’empire matériel et temporel. L’occident aura vécu pour près de deux siècles un éveil spirituel exceptionnel dont auparavant la conquête islamique des armées de Tarik Ibn Ziyad (670- 720) de l’Espagne wisigothique en 711 fut le motif déclencheur. Cette revanche sur les «infidèles» (terme mutuel sous lequel se renvoient l’accusation les deux communautés chrétienne et musulmane) fut portée à son paroxysme bien après par la défaite militaire des musulmans à Poitiers en 732 dont l’invasion fut arrêtée par Charles Martel (686-741). Depuis, les Asturies et l’Ibérie profonde se mobilisèrent pendant des siècles (le pèlerinage religieux médiéval des chrétiens au Saint-Jacques de Compostelle en fut la preuve) pour rétrocéder les terres de Cordoue, de Séville, de Grenade et d’Andalousie (la fameuse Reconquista). La faiblesse de «los reyes de taîfas» et par la suite du royaume des Nasrides a permis l’union de Ferdinand d’Aragon (1452-1516) et d’Isabelle de la Castille (1451-1504) qui en ont pressé la chute en 1492. Les effets de la guerre féodale de cent ans (1337-1453) jumelés aux tribunaux d’inquisition mis sur pied par les rois catholiques pour chasser les maures, les moresques et les mudéjares et au conflit interreligieux de 30 ans (1618-1648) ayant opposé catholiques et protestants (le déclin du Saint-Empire romain germanique suivant le nouveau principe du droit «cujus regio, ejus religio»- à chaque pays, sa religion-)  ont précipité l’émergence de l’Etat moderne à Westphalie en 1648.

3- L’Islam

En terre d’Islam, la tradition prophétique suggère l’idéal du collectif et du communautaire dans les rapports entre les croyants. La rencontre entre les «Al-Mûhadjirûn» (les émigrés)  ayant quitté la Mecque et les «Al-Ansar» (les auxiliaires) à Médine en 622  fut une version étonnamment extraordinaire du sens d’hospitalité, du partage et d’amour du prochain. Afin de réaffirmer cette assise fondamentale de «la Sunna», en fin stratège, le calife Omar (584-644) a mis de l’ordre dans l’administration des hommes, des soldats et des biens collectifs et a contribué à la structuration du mouvement religieux (lieux du culte, communautés religieuses, statuts des Dhimmis, etc.,), l’organisation temporelle du culte, et enfin, «les Fûtûhates» (conquêtes). Othmane Ibn Affân  (579-656), son successeur, aura concrétisé cette métamorphose par la fondation du premier Etat islamique, la politique et l’Etat ont fait une commune jonction pour gérer les affaires temporelles des croyants. Le Coran devint un texte de référence à la fois religieux et juridique, un Diwan (une administration au sens moderne du terme) a été mis en place pour fluidifier le train quotidien de la cité. En revanche, une certaine aristocratie ommeyade proche du calife aura exagérément justifié des privilèges et une particulière influence dans la cour califale moyennant la compétence managériale dont elle avait fait preuve dans un empire islamique en pleine expansion. Accusé de favoritisme et de népotisme par les Kharidjites et d’appropriation du texte divin par les «qûraa»  (les récitants coraniques), le Calife fut assassiné et l’épisode de «fitna al-kûbra»» (la grande discorde) fomenta les gènes d’une crise inédite du pouvoir (Hicham Djaït, La Grande Discorde, Religion et politique dans l’islam des origines, Paris, folio, 2008). Ali (600-661), l’un des plus fidèles compagnons du prophète, pourtant destiné à prendre la succession, fut vite délégitimé en faveur de Muawiyâh Ibn Abi Sûfyane (602-680) dans ce que les annales historiques musulmanes désignèrent par «tahkim al-kitab» (arbitrage religieux).

La foi et l’intégrité du premier se sont fait talonner par la ruse et le machiavélisme de son rival. Ce fut, à proprement parler, la première victoire symbolique de l’Etat et du politique sur la communauté religieuse et le Califat (voir à ce sujet l’ouvrage de Burhan Ghalioune Islam et politique, la modernité trahie, La Découverte, Paris, 1997). A vrai dire, le règne des Ommeyades à Damas (661-750) fut empreint d’une terrible fixité historique (le pouvoir devint clanique, héréditaire et autoritaire) et d’exclusion ethnique de tout ce qui ne tenait pas à l’arbre généalogique arabe ( «les âjam», c’est-à-dire, les étrangers qu’ils soient persans, kurdes ou autres, ainsi que les «mawalas» «les Berbères» de l’Afrique du Nord). Et pourtant, plus tard l’apport des persans  Al-Khawârizmi (780-850), Al-Razi (854-925), Al-Farabi (872-950), Ibn-Sina-Avicenne (980-1037), al-Ghâzali (1058-1111) dans des domaines aussi variés que la philosophie, la médecine, la théologie et l’astrologie fut considérable, etc. D’ailleurs, un certain lien anthropo-historique de cet antécédent avec la naissance du «bâassisme»  moyen-oriental du XX siècle à Damas n’est pas à exclure. La dynastie des Abbassides (750-1258) revendiquant la paternité du Califat au nom de «ahl al-bayt», descendants de la lignée prophétique, profita de cette lacune pour étendre son hégémonie en Perse d’abord, puis dans le reste des terres islamiques en Asie et en Afrique. Pari réussi à plus d’un égard. Cependant, dès son arrivée au trône la dynastie tomba, elle aussi, dans le rituel de l’hérédité du pouvoir. De même, le tribunal inquisitorial chargé de contrôler l’orthodoxie religieuse «littéraliste» institué en 828 sur ordre du calife Al-Ma’mûn (786-833), mécène, fondateur de «Dar-al-hikma» (maison de la sagesse) et ami des philosophes Mûtazilites (les rationalistes)  était d’une rare brutalité (la grande «Mihna» des hanbalites) même si les fastes et l’essor du règne du Harûn Al-Râshid (763-809) furent des escales incontestablement extraordinaires dans toute l’historiographie musulmane. Il serait inutile de mentionner que ce fut en Espagne musulmane que la tolérance interreligieuse était exemplaire. Ensemble, juifs, chrétiens et musulmans y ont cohabité dans une parfaite symbiose. L’alchimie fut telle que le développement des arts, des lettres, de l’architecture urbanistique et de la culture (poétique, oratoire, philosophique, astrologique, dialectique, chimique, etc) ait dilué toute idée de haine ou de persécution religieuse. Outre que le poète musicien Ziryab (789-857), le fameux philosophe  Averroès-Ibn Rochd (1126-1198), le médecin Avenzoar-Ibn Zuhr    (1073-1162), on trouve le rabbin juif Maîmonide (1135-1204), le philosophe Abu Harûn Moussa (1058-1138) et le mathématicien Abraham Ibn Ezra (1089-1167)! L’âge d’or interreligieux de tous les temps par excellence! Phénoménal.

II- L’évolution moderne, la tolérance religieuse et la laïcité

1- Le Judaïsme et le sionisme

Pourchassés d’Espagne et persécutés en Europe du XIX et du XX siècle, les juifs ont subi dans leur chair l’intolérance religieuse. A la haine de l’Espagne redevenue catholique après 7 siècles de domination musulmane se succéda le traumatisme de l’Holocauste, la Shoah et les fours crématoires du Nazisme hitlérien de la Seconde Guerre mondiale (1939-1945). Néanmoins, comme les Ashkénazes rejettent à la base l’esprit de famille, ils ont pu créer dans le sillage du sionisme sécularisé de Theodor Herzel (1860-1904) et de l’évolution du courant communiste en Europe ce que l’on appelle «kibbout» (une ferme communautaire communiste où sont éduqués les enfants juifs, loin de leurs familles d’origine), spécifique au sionisme israélien et mû par l’espoir du retour à la terre promise (en effet, l’hymne national israélien se nomme à juste titre «hatikva», c’est-à-dire, espoir). Cette ferme cadrait avec l’idée du «prolétariat intermondialiste» de la doxis marxiste. Ce qui a permis une prise de conscience précoce de la nécessité du corporatisme, du syndicalisme, du mouvement ouvrier et  surtout de l’enjeu du foyer juif «Jewish homeland», promis au lendemain du traité de Sykes-Picot de 1916 (du nom des deux ministres des affaires étrangères anglais et français) qui divisa pour la première fois l’homogénéité  confessionnelle et ethnique  du «Bilad-Al-Shâm» historiquement uni (Irak, Syrie, Jordanie, Liban, etc.) par le Lord britannique Balfour en novembre 1917.

En réalité, contrairement au traditionalisme isolé et non corporatiste des Séfarades (venus en général des pays du Maghreb décolonisés : Algérie, Maroc et Tunisie), lesquels sont en majorité des gens ordinaires, de condition parfois misérable et précaire, les Ashkénazes sont des intellectuels, des cadres, des banquiers et des riches de haute gamme ayant développé déjà en Europe de l’est et occidentale une culture étatique moderne et, bien évidemment, par la suite sous des prétextes d’antisémitisme une stratégie du lobbyisme financier néo-impérialiste. Ce qui leur aurait ouvert la voie dès qu’ils avaient mis les pieds en Palestine en 1948 à la création des unités d’élite armées de la fameuse «Tsahal» auxquelles, seuls, leurs enfants ont le droit de s’inscrire. L’ostracisme entre les deux clans de famille (ashkénaze et séfarade) s’exacerba au fil du temps. Après la déroute de la guerre du Kippour de 1973 contre la coalition arabe, cette tradition mythique d’une armée israélienne forte et imbattable longtemps imprégnée dans les consciences fut récusée et la perspective fut tournée vers le modèle individualiste de l’oncle Sam «American dream», à mille lieues des credo familiaux et communautaires éculés de la société d’origine. Ceux-ci (les modèles judaïques traditionalistes) ne séduisent point les nouvelles générations de juifs nés en Israël «les sabras» qui s’orientent de plus en plus vers les mariages mixtes et le métissage arabo-israélien. Néanmoins, le régime politique israélien s’apparente dans sa forme et son cadre de gestion à une théocratie qui conjugue ses idées avec les forces rabbiniques extrémistes et centrifuges. Derrière la façade démocratique de l’exercice du pouvoir, ressort «un apartheid ethniciste» qui dénigre tout élan de diversité et de tolérance avec tout ce qui ne se conforme pas à l’idéal purement juif. Ce qu’illustrent les interminables guerres coloniales contre les musulmans palestiniens.      

2- Le Christianisme et la franc-maçonnerie

L’effritement du pouvoir de l’église après l’ère de l’obscurantisme ecclésiastique et de la chasse aux lumières (récit du Galilée qui réfuta le géocentrisme de l’église pour l’héliocentrisme copernicien) a été favorisé par la transcendance de l’humanisme (Érasme) caractérisé par l’union de la plume et de l’épée. La foi a cessé d’être gestionnaire de la communauté politique basée désormais sur la citoyenneté, les deux révolutions anglaises de (1641-1649) et de (1688-1689) ont ensemencé dans les esprits les graines de la modernité. Préconisant l’abandon de toute obédience à la religion au nom de la fraternité et de l’humanisme, l’ordre de la franc-maçonnerie commença d’abord à germer  dans les églises anglaises d’ «old age» au XVII siècle. Ayant une visée corporatiste-opérative à leurs débuts (la construction des cathédrales et des édifices religieux) et déiste (le Dieu est désigné par le grand architecte de l’univers), les maçons français du XVIII siècle ont su spéculer pour la construction d’un «temple de l’humanité» et diviser l’église. Un certain Pierre Chevalier, son fondateur en hexagone, aurait même proposé de l’appeler en 1850 de «l’église de la république» (voir l’ouvrage de Alain Cotta, l’exercice du pouvoir, Fayard, 2001).

En vérité, cette franc-maçonnerie-là et l’église entretenaient déjà une relation conflictuelle vu que la constitution d’Anderson de 1723 aura consolidé son influence. Laquelle constitution fut à l’origine de la naissance des Etats Unis. La révolution française de 1789 et la loi subséquente sur la laïcité de 1905 s’en inspirèrent. Tout au plus, les monarques absolus de la France de l’ancien régime  ont été reconnus par le pape «rois très chrétiens»  En 1732, une bulbe papale excommunie la franc-maçonnerie, la condamnation étant confirmée en 1751. L’ordre des loges est perçu comme une organisation de combat contre le pouvoir du pape. Les serments de secrets prêtés par les frères fut une preuve à charge de leurs manœuvres subversives clandestines surtout que l’ordre maçonnique tire son origine de l’Angleterre, ennemie héréditaire de la France (7 guerres entre les deux puissances entre 1689 et 1815). Son rôle dans le raffermissement de la III république au lendemain de la défaite de Sedan de 1870 fut saillant aux yeux de l’autorité cléricale. Cette dernière y voit déjà la principale cause de la révolution. En 1869, le Grand Orient de France (G.O.D.F) a proposé la séparation de l’église et de l’Etat, les coups de force entre les deux camps ayant duré de 1865 à 1905 ont fragilisé l’autorité cléricale. L’anticléricalisme a été initié par la bourgeoisie avant-gardiste contre l’aristocratie et la grande bourgeoisie. La rivalité s’est ensuite déplacée sur l’arène de l’école. Depuis 1890, une lutte quasi intestine se déclare entre eux. L’instruction républicaine en fut la pomme de discorde. Jules Ferry (1832-1893) alors ministre de l’instruction y fait voter une loi en 1882 où l’enseignement de tout dogme est interdit, rejetant le fardeau de l’instruction religieuse sur les familles. Il soutenait que les croyances sont personnelles, libres et variables d’un individu à un autre tandis que les connaissances sont communes et indispensables à tous. Déjà, la laïcisation des hôpitaux avait débuté quelques années plus tôt pour n’être enfin officielle qu’en 1930, date où le nombre des infirmières laïques a dépassé celui des sœurs religieuses. Après la loi de 1901 sur les associations qui a imposé aux congrégations religieuses la sollicitation d’une autorisation pour exister (premier camouflet de l’église), le séminariste Émile Combe (1835-1921) décida de rompre définitivement les relations diplomatiques avec le Vatican. Au cours du XX siècle, la franc-maçonnerie aura évolué de relations de proximité fraternelle, l’exigence de la dignité, l’autonomie du sujet et la liberté de conscience vers l’impératif de la démocratie, la laïcité, l’environnement et les droits de l’homme. En revanche, malgré la tendance sécularisante de tout l’occident chrétien, des mouvements et des partis politiques, proches des extrêmes droites, se proclamant de démocraties chrétiennes ont vu le jour. Ils ne cessent d’ailleurs d’appeler au retour massif et systématique à la racine judéo-chrétienne de l’Europe.

3- L’islam et la théocratie

En digne héritier du Califat islamique décadent, l’empire ottoman, sorti fort après la chute de Constantinople en 1453, décentre le pouvoir de Damas et de Bagdad (respectivement les anciennes capitales des Ommeyades et des Abbassides) vers Istanbul (la Sublime porte). De la Grèce au Maghreb, le territoire des Turcs s’élargit grâce aux corsaires pirates. La foi régie par «al-bayâa» aux califes d’Orient (l’allégeance aux commandants des croyants) fut remplacée par le système du protectorat. Le beylicat gère la communauté religieuse. En 1882, le Sultan Mahmoud II (1784-1839) supprime l’ordre des janissaires pour le réorganiser sur le modèle européen. Les lieux de culte devenus source de tant de troubles suite à la guerre de Crimée (1853-1856) affaiblirent le sultanat. La Russie et la France se posèrent en protectrices et la fragmentation de «l’homme malade» de l’Europe, précédée par la perte de l’Algérie et de la Grèce en 1830 amène le Sultan, dans la perspective de taire les dissidents, à un régime absolu à partir de 1876. La défaite turque face aux russes deux ans plus tard a provoqué l’émergence des Jeunes Turcs en 1908. Entre 1912 et 1914, toutes les possessions de l’Empire sont perdues et ce fut «le mouvement kémaliste» qui en sauva la mise par le traité de Sèvres, conclu en 1920 avec les puissances de l’époque. Une fois la république proclamée en 1924, le leader turc enclencha un mouvement de laïcisation d’envergure, l’Europe fut son unique inspiratrice et l’islam le foyer de tous les maux. Néanmoins, le mouvement religieux renaît de ses cendres en Egypte à la fin des années 1920. La mouvance des frères musulmans prend la relève du réformisme «Al-Nahdha» du XIX siècle, prôné par Mohammed Abdûh (1849-1905) et Djamel Eddine Al-Afghani (1838-1897). Elle sonne le réveil « Al-sahwa» de l’héritage islamique  balayé par l’impérialisme occidental. Au grand dam de ses concepteurs, une tendance radicale du nationalisme indépendantiste se réclame un peu partout de l’idéal révolutionnaire universel (Egypte, Algérie, etc.).

Le clash entre les deux mouvements après le recouvrement de la souveraineté a eu un terrible impact sur les religieux vu l’influence du «bâassisme» durant les années 60-70 dans tout le monde arabo-musulman. En Egypte Sayyid Kotb (1906-1966), idéologue de la confrérie fut pendu par Nasser (1918-1970), les frères musulmans jetés au cachot, torturés, humiliés et accusés de conspiration anti-nationaliste. En Syrie, la répression anti-islamiste sous Hafez Al-Assad (1930-2000) fut terrible. En Irak, en Libye, en Tunisie et en Algérie, la même politique a, plus ou moins, été suivie. En Iran, en dépit de leur soutien au Shah dans la «révolution blanche» (modernisation de la vie culturelle, sociale, économique et politique du pays) contre Mossadegh en 1953, les réseaux de l’ayatollah furent traqués et démantelés. Le Shah les a trahi en les réprimant sauvagement jusqu’à ce qu’à ce qu’ils aient changé la donne dans la révolution islamique en 1979. En revanche, le clergé chiite s’est transformé à son tour en géante machine totalitaire s’immisçant dans tous les détails de la vie du citoyen-sujet quoique de l’intérieur, un courant réformiste modéré s’est opposé à l’aile ultraconservatrice et aux gardiens de la révolution. Les campagnes de moralisation publique s’intensifièrent, la liberté d’expression est interdite, les velléités théocratiques se précisèrent, des relais à la cause islamique (la milice des Mujahidin khalq «les volontaires du peuples» par exemple) furent engagés à l’extérieur, des pays voisins (le Pakistan, l’Afghanistan, et l’Ouzbékistan, etc.) en prirent de la graine. Dans les années 80-90, le mouvement religieux s’est  radicalisé partout dans le monde arabe vers l’exigence de «la théocratie» face à des régimes autocratiques faibles et gagnés par la corruption.  Minoritaire et manquant d’ancrage populaire, le mouvement laïque se circonscrit à une intelligentsia urbaine avant-gardiste, généralement proche des gardes prétoriennes et des vieilles générations nationalistes. D’où le fait que l’idéal de la société saine, égalitariste, épurée des influences occidentales et marchant sur les traces de la tradition prophétique «al-sâlaf al-salih» et des califes orthodoxes fut l’illusion qui conquiert le cœur d’une jeunesse perdue et sans repères. En plus, pétrodollars aidant, le wahhabisme saoudien et le mouvement salafiste recyclèrent le passif de la répression qu’ils subirent auparavant en force de frappe contre la démocratie moderne qu’ils assimilèrent à de la pure hérésie. Au milieu de la tourmente, les uns et les autres se posent cette question : est-il nécessaire de réformer l’islam ou le laisser en l’état? ( Voir à ce propos les excellents articles de Nour-Eddine Boukrouh, «peut-on réformer l’islam?», Le Soir d’Algérie, 1, 8 et 15 décembre 2014)

Conclusion  

Par-delà la dimension spirituelle, les religions monothéistes ont confronté diversement la sécularité. Familial et communautaire, le judaïsme s’est appuyé malgré lui sur un sionisme laïque et athée pour soumettre la religion à l’impératif étatique. Ce qui n’a pas produit que des avantages, l’apartheid et le racisme d’Etat d’Israël en illustrent amplement les failles et les limites. Ayant pris le pas sur la cité, la pensée et la politique durant toute l’époque médiévale, le christianisme a, quant à lui, été remis en question par le profond anticléricalisme de la société des Lumières, finissant aujourd’hui par être sécularisé, fondu dans le background philosophique occidental. Embrassant à la fois le spirituel, le temporel et le politique (le fameux triple D : Din-Dounya-Dawla), l’islam qui n’a d’ailleurs pas subi d’aggiornamento philosophique majeur ni de relecture autocritique profonde (l’exégèse), pourtant préconisés par le texte coranique (le besoin de «al-ijtihad»), reste la proie de dogmatismes et de fausses interprétations dans une vaste aire géographique où prédominent, hélas, théocraties et dictatures. C’est pourquoi, la laïcité, d’origine occidentale à la base, demeure pour les masses musulmanes un concept imperméable, flou, connotatif.

Kamal Guerroua
29 décembre 2014

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