Un médecin légiste, chargé d’une autopsie, pose toujours un diagnostic meilleur, même si c’est hélas tardif et vain ; et la postérité, même condamnée à ne manger que du froid, arrive toujours à juger et livrer des verdicts par contumace.

Mais c’est quoi donc cette postérité, cette justicière rétrospective, à qui on attribue tant de vertus, et qui semble rétablir les victimes d’injustice dans leur droit ? Combien de générations faut-il chaque fois faire patienter, avant que n’arrive cette courtisane de postérité devant enfin réécrire l’histoire ? Et pourquoi alors continue-t-on toujours de faire l’apologie du colonialisme, près de deux siècles après les premières expéditions « civilisatrices » ?  La postérité peut-elle un jour être totale, et n’est-elle pas condamnée à demeurer inachevée et incomplète ?

Quand la postérité n’est que partielle, quand certains acteurs des évènements, et non des moindres, sont toujours bien là, nul ne peut alors prétendre écrire l’histoire, ni les bouffons du roi, ni ses courtisans, ni ses flatteurs. En présence du tyran, entouré des bourreaux et autres avocats du monologue, les boucs émissaires absents, qu’ils soient prisonniers, exilés, ou bien morts, ont toujours tendance à avoir tort.

Commençons donc par la postérité Algéro-Française. En dépit de longues embrassades et d’étouffantes accolades, les violons ne sont toujours pas accordés et synchronisés, à commencer par le nombre de victimes, chouhadas morts pour une cause sacrée pour les uns, et fellagas tués pour une cause civilisatrice non moins noble pour les autres. Pour la motivation, Tony Benn peut concilier tout le monde puisque « On est prêt à mourir pour une foi, et prêt à tuer pour une doctrine ».

Et l’arithmétique des nombres ? 300000 fellagas ou un million et demi de chahids ? Si les nombres ne sont pas comptés de la même façon, est-il alors possible de trouver des terrains d’entente ? En tant que fils de chahid, je suis personnellement prêt à faire de sérieuses concessions sur ce point, d’autant plus que le nombre de 1.5 million a été décrété par Boumediene, ce super révolutionnaire à distance, qui, loin du champ de bataille, n’a comptabilisé que des chahids tombés sous ses ordres. Je dois cependant vite compenser et me racheter avant qu’une horde de faux moudjahidine ne me lynche. Qu’en-est-il des autres fellagas décédés d’une mort non naturelle entre 1830 et 1962 ? Selon le précieux livre censuré « Histoire d’un parjure » du français Michel Habart [1], ce nombre peut avoisiner les 10 millions, dont 8 millions ont été tués pendant la première période sanguinaire d’extermination entre 1830 et 1872. Où est donc cette postérité des moudjahidine fidèles à leurs compagnons et à leurs prédécesseurs ? Pourquoi ne se fixer alors que sur ce nombre de 1.5 million ? Est-ce pour laisser plus de place aux faux moudjahidine ?

Et ces 2000 déportés en Nouvelle Calédonie ? Cette crème de la crème, pourquoi n’en parle-t-on presque jamais ? Est-ce parce que la bas au loin, l’authenticité des moudjahidine et chouhadas ne laisse pas de place à la fabrique « Taiwan » ? Après plus d’un demi-siècle d’indépendance, aucun président algérien n’a eu la décence de rendre visite à ces nobles fils libérateurs précoces de l’Algérie, ne serait-ce que pour verser sur leurs tombes un peu de poussière du pays d’origine.

Où est-elle donc cette foutue postérité, censée rendre juste un peu de respect et d’égard aux premiers glorieux héros de la patrie ?

Venons-en maintenant à l’histoire plus récente, la tragédie des années 1990.

Un bon musulman est normalement tenu de ne dire que du bien en évoquant les morts, tous les musulmans morts. Toutefois, s’agissant de tragédies et de conflits fratricides, il est tout à fait permis, voire encouragé, de tenter de bien situer les responsabilités des uns et des autres, vivants ou morts, si bien entendu l’objectif est d’en tirer des leçons utiles et moralisantes pour les générations futures.

200000 victimes ! Juste parce que la société s’est trompée de parti ! Mais bien sûr, mes frères intellectuels, historiens légistes et toubibs autopsistes, ne l’entendent pas de cette oreille. Car cette postérité là, elle a ses propres experts et historiens. C’est ainsi qu’en évoquant le parti dissous, j’évite même de le nommer, par égard envers des âmes sœurs sensibles, manifestement plus nombreuses qu’en 1992. Le super-patriotisme a dicté à quelques super-citoyens la nécessité de sauver la nation d’elle-même en acceptant un certain sacrifice, initialement estimé à 60000 victimes [2].

Les crises ne font pas que des victimes et c’est dommage. Quand c’est des bénéficiaires, cravatés, bottés, ou barbus, qui défendent l’arrêt du processus électoral et ses auteurs, tout en criminalisant le mauvais parti, choisi par erreur, on peut toujours se consoler et dire que c’est de bonne guerre, fut-elle fratricide, lâche et injuste.

Le comble vient de l’incompétence des bonnes intentions, louables et visant la réconciliation, mais dont le style maladroit adopté mêlant modération, naïveté et courtoisie, envers les interlocuteurs présents, porte préjudice à la cause des absents. La réconciliation ne peut avoir que la vérité comme fondation, la courtoisie, à ne pas confondre avec sagesse, c’est le lot des sots et autres courtisans et flatteurs. Même s’il est immoral de les considérer systématiquement dans le tort, les absents n’ont pas pour autant à être exemptés de leurs responsabilités et de leurs erreurs. Mais quand de prétendus compromis sont taillés à la demande d’une seule partie, le déshonneur de la compromission ne touche que les prétendus médiateurs.

A force d’être sans cesse rabâchés, dans un décor de tentation du bâton et de la carotte, même les plaidoyers les plus médiocres et douteux, finissent hélas par avoir l’effet de l’usure obstinée et persistante. Les sceptiques ou opposants chancelants commencent typiquement d’abord par douter, avant de se laisser ensuite charmer, et certains finiront même par épouser la version du monologue.

La parole juste, ferme et durable n’est pas en fait si facile. « Allah affermit les croyants par une parole ferme et juste dans la vie présente et dans la vie future, et Il égare les injustes, car Sa volonté doit toujours s’accomplir », Coran 14/27.

Le jour de la postérité devra donc encore patienter. « Ils le voient bien loin, alors que Nous le voyons bien proche », Coran 79/6-7.

Il n’est d’autre postérité que l’ultime postérité du jugement dernier. Le Jour de la Résurrection, les véritables écrivains et témoins de l’histoire, jusque là invisibles ou muets, prendront alors seuls la parole. Les mains, les pieds, les yeux, et toutes les parties du corps, témoigneront impartiaux comme d’implacables historiens et d’éloquents rapporteurs. « Nous avons rendu tout humain responsable de sa destinée et, le Jour de la Résurrection, Nous lui présenterons un livre qui sera, sous ses yeux, étalé. Lis donc ton livre ! Aujourd’hui, seul, tu te suffiras pour te juger toi-même », Coran 17/13-14

La postérité ultime ne reconnait aucune carte, politique ou géographique. Il n’y aura ni FLN ni FIS, ni RND ni HAMAS, ni RCD ni FFS. Il n’y aura ni Algérie, ni Afrique, ni France, ni Amérique. Minutieusement programmée à la perfection, la postérité ultime adopte un système binaire, c’est soit le paradis, ou bien c’est l’enfer.

S’agit-il d’un langage virulent, extrémiste et obscurantiste que de défendre, en se référant aux versets coraniques, une vue ne concordant pas avec la thèse officielle relayée par tous les médias ? Ou bien s’agit-il plutôt de menaces proférées que d’évoquer le paradis et l’enfer ? Ni le silence, ni le doute, ni la conjecture, ni le mensonge fut-il unanime, ne peuvent altérer une vérité.

Et pour conclure, une question posée par un vieux moudjahid en 1992, quelques semaines avant de décéder, mérite d’être rapportée et méditée :

Si le FIS n’avait remporté que 15 à 20 % des sièges aux élections législatives de 1991, comment se seraient alors déroulés les évènements et quel aurait été le cours de l’histoire récente de l’Algérie ?

Puisse Allah nous affermir par la parole ferme et juste dans la vie présente et dans la vie future.

Abdelhamid Charif
12 avril 2014

Notes de référence :

[1] Michel Habart : « Histoire d’un parjure », Les Editions de Minuit, 1960
[2] Maamar Farah : « Khaled Nezzar, pour en finir avec l’affaire du tribunal suisse », Le Soir d’Algérie du 13 Août 2012.

PS : Cher lecteur, devez-vous trouver cette contribution d’une quelconque utilité, prière en faire une large diffusion.

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