Est-il plus facile d’intégrer, moyennant blocage de capteurs potentiellement gênants, le cercle restreint et apparemment privilégié et tentant des despotes, à défaut de décrocher le jackpot du tyran lui-même, que d’éviter la peu reluisante situation d’un opprimé, victime du dictateur et ses tentaculaires et inlassables relais ?  Faut-il avoir un quotient intellectuel plus élevé, pour devenir un oppresseur, que pour éviter d’être un opprimé ? Les réponses ne seront sans doute pas unanimes.

Carl Aderhold, auteur du livre « Mort aux cons », ne laisse aucune place à l’amalgame et prend clairement parti : « Le con est celui qui abuse de son pouvoir, qu’il soit petit ou grand. A la base, la connerie est toujours une histoire de pouvoir ». Pour Jean-François Laharpe, “L’esprit de tyrannie entre facilement dans une âme flétrie ». On peut appuyer cela par des exemples, tel le prix Nobel de littérature, le mathématicien et philosophe Alexandre Soljenitsyne, condamné à huit ans de prison avant de bénéficier d’un exil perpétuel de l’indulgent Staline, libérateur et donc « légitime dictateur » de l’ex-URSS.

Pourtant les intellectuels de service gravitant et se bousculant autour des despotes ne manquent pas. Ils analysent chaque mot et geste du tyran afin d’en sortir une nouvelle et meilleure théorie, en avalant leurs propres couleuvres à défaut de les faire goûter au peuple. Les débilités, hissées pendant quarante ans au rang du sacré, contenues dans le fameux « livre vert » de Kaddafi, constituent un très bon exemple.

Victimes soft et victimes hard

A l’instar de l’autorité et la soumission, la malice et la crédulité ainsi que le sadisme et le masochisme, sont tous des traits caractéristiques de la nature humaine. En amour comme en guerre, il faut toujours au moins deux partenaires ou deux clans, et pour être encore plus large d’esprit, il faut de tout pour faire un monde.

Un tyran ne peut certes pas se passer d’une armée de serviles privilégiés terrorisant le petit peuple, mais n’envisagera jamais de se débarrasser entièrement de ce dernier. Il faut bien qu’il en garde une partie pour s’adonner à son sport favori. C’est bien dommage, sommes-nous tentés de dire. Sans opprimés, point d’oppression. La soumission à l’autorité injuste et abusive d’un tyran serait donc quelque part liée à l’instinct de survie, et peut alors dans certaines situations, déclencher des concurrences féroces entre les sujets, au point où une partie des victimes se retourne lâchement contre l’autre, encourageant ainsi le despote dans son œuvre macabre. Une dictature ne s’appuie donc pas seulement sur une minorité privilégiée, qui a vendu son âme, comme arme d’oppression. De plus grands services, alliés et gratuits, sont souvent rendus par les imbéciles heureux, que sont les « victimes d’une moindre injustice ». Cette deuxième armée peut s’avérer comme première ligne de défense, plus efficace pour les desseins des tyrans, et plus fatale pour les opposants. Ces « victimes soft » vont jusqu’à vivre l’illusion d’être privilégiés, et du coup se mettent à louer et bénir les abus, tout en diabolisant leurs frères ennemis de victimes. La caution intellectuelle est d’autant plus facile à trouver que les « victimes hard » sont de sérieux adversaires politiques. Inutile donc pour ces derniers de se plaindre du tyran, puisque ils seront démentis par les premiers, les leurs. Ce malsain opportunisme et cette lâcheté macabre ne sont en fait pas très étranges, ni récents, et plusieurs sages nous en ont avertis :

« Si l’on ne croit pas les victimes, tout est permis au bourreau »,  Soazig Aaron.

« Quand les abus sont accueillis par la soumission, la puissance usurpatrice finit par les ériger en lois », Chrétien Guillaume.

« Les victimes sont parfois si lâches qu’on ne peut pas en vouloir bien longtemps aux bourreaux », Marcel Proust.

« Je déteste les victimes quand elles respectent les bourreaux », Jean-Paul Sartre.

Tant qu’ils arrivent à influer et diriger, dans leur « intérêt général », l’oppression quant au choix des victimes, l’indignation des moins imbéciles de ces heureux énergumènes sera constamment reportée à plus tard. Essayez donc de leur expliquer que cautionner, ou seulement taire, l’injustice envers autrui, fut-il un adversaire, c’est forcément accepter de la subir soi-même tôt ou tard. Mais non ! Rien n’est négligé. Ces malheurs n’arrivent et n’arriveront qu’aux autres, que leurs amis, les tout puissants de ce monde, ne manqueront pas à aider à bien identifier et cibler.

Peut-il par ailleurs y avoir de neutralité paisible ? Jean-Paul Sartre donne sa réponse sans équivoque: « On est toujours responsablede ce qu’on n’essaie pas d’empêcher ».

Comment donc exercer cet empêchement et jusqu’où peut-on aller ? La meilleure réponse vient du Prophète, Prière et Salut Sur Lui : « Que celui d’entre vous qui voit un mal le corrige de sa main. S’il ne peut pas, qu’il le corrige avec sa langue! S’il ne peut pas, qu’il le fasse avec son cœur et c’est là le plus faible degré de la foi ».
 
Comment sortir d’une crise où la dictature est à la fois la cause et l’effet ?

Le peuple Algérien a vécu dans sa chair le dilemme d’une aspiration au changement pour le meilleur, aboutissant en fin de compte au pire. Les responsables de la crise peuvent-ils jouer un rôle salutaire ? Le bon sens laisse peu de place à l’optimisme. La génération qui échoue face au moins, échoue fatalement face au plus. Ecoutons une nouvelle fois Jean-François Laharpe : « La haine et l’intérêt sont d’injustes arbitres ». Sans doute assume-t-il la compétence préalable, comme trivialement acquise. Ce qui est loin d’être le cas, et c’est même la défaillance principale à l’origine de la crise initiale. Les deux tares suivantes, la haine et l’intérêt, sont venus se greffer par la suite et contribuent davantage au verrouillage et pourrissement de la situation.

En amour comme en paix, le pardon et la réconciliation exigent deux parties. Le pardon libère et soulage la personne qui le donne mais, aussi généreux puisse-t-il être, sa noble valeur reste limitée au donneur et ne peut ouvrir les portes de la réconciliation que si un partenaire accepte de le recevoir. Une attitude de déni annihile toute tentative de médiation et entraine plus de haine. La crise se prolonge et s’empire. La réconciliation exige de la sagesse et surtout un arbitrage compétent, désintéressé au dessus de tout soupçon. La médiation ne doit pas être confiée à n’importe qui, encore moins à l’une des parties. De petites maladresses suffisent pour tout casser et prolonger les crises.

Nombreux sont ceux qui considèrent la politique de « Vérité et Réconciliation »  pilotée par Nelson Mandela en Afrique du Sud comme une excellente référence contemporaine. Confier notre destinée à un coopérant Sud-Africain, parmi les amis de l’ANC de Mandela ; pourquoi pas ? Après tout, ils doivent bien quelque chose à ce pays où ils ont fait leurs premiers apprentissages de « terrorisme ».

Un autre exemple, tout aussi important bien que moins relayé, vient de l’Amérique où une longue guerre civile a fini par accoucher de la plus grande puissance du monde. « L’on ne peut espérer de conversion là où il n’y a pas de repentir. » Cette sage citation est de Thomas Jefferson, adjoint du premier président des Etats Unis, Georges Washington, et auteur de la célèbre déclaration de l’indépendance. Cet intellectuel hors pair, troisième président des Etats Unis pour deux mandats, maitrisant cinq langues, est considéré comme le principal architecte de l’Américanisme.

Le repentir est beaucoup plus important pour celui qui le présente. Il soulage, sauve, et permet une réinsertion totale. Les regrets et remords sont des sentiments dignes mais ils ne peuvent éviter la récidive. Seule l’audace du repentir peut.

« L’innocence provoque plus de respect, le repentir plus d’admiration », Anne Barratin.

« Plus les repentirs sont prompts, plus ils en épargnent d’inutiles », Proverbe chinois.

« Si tu te venges, tu t’en repentiras ; Pardonne, tu t’en réjouiras », Proverbe arabe.

Fatalité de l’échec de la réconciliation

Il est plus sage de refuser ou différer une réconciliation que de la saborder. L’échec de toute tentative de réconciliation entraine et nourrit plus de haine et rancœurs. Au lieu de repentances et pardons, on aura plutôt droit à de virulents plaidoyers justifiant les crimes antérieurs, passant forcément par la diabolisation, seconde mort, des victimes ; et pire encore, risquant davantage d’en faire de nouvelles.

« L’homme est comme Macbeth après le crime : reculer serait plus difficile et plus fastidieux que de persévérer et s’enfoncer davantage dans l’irréparable », Cioran.

« Pour ne point rougir devant sa victime qu’il a blessée, l’homme la tue », Balzac.

Rationalité et croyance

L’islam fournit en abondance des versets et hadiths sur l’oppression et les tyrans ainsi que la réconciliation et le repentir. Notre Prophète, Prière et Salut Sur Lui, meilleur humain mais sans orgueil, se contentait de se repentir une centaine de fois par jour « seulement ». La présente contribution a délibérément utilisé des citations diverses plutôt que l’argumentation religieuse. Cela n’est pas seulement dû à la modeste culture de l’auteur. Il est tout aussi navrant qu’important de signaler, que dans des débats intellectuels, une certaine élite musulmane non négligeable est plus sensible et réceptive aux citations de Victor Hugo, Darwin, Marx, et autres. Face à de telles attitudes, on ne peut hélas qu’avouer son impuissance. S’agissant de croyance et de foi, mêmes les prophètes, assistés par la révélation divine et de certains miracles, eux qui ont changé le cours de l’histoire, ils n’ont pu éviter d’essuyer parfois des échecs cinglants, y compris avec les plus proches. « Même si nous leur faisions descendre les anges, même si les morts leur parlaient, même si nous rassemblions les miracles devant eux, ils ne croiraient pas, à moins qu’Allah ne le veuille. La plupart d’entre eux sont en fait ignorants », Coran 6/111. Le verrou de la foi semble donc obéir à autre chose qu’aux simples compétences et rationalités humaines. Il est exclusivement entre les mains du Seigneur qui l’adapte selon l’attitude libre, volontaire et responsable de chaque être humain envers son Créateur. Cette situation d’apparence équivoque est en fait l’essence même de l’existence. Elle génère parfois des sentiments de désespoir et frustration, et même notre Prophète n’y a pas échappé. Comme pour le calmer et soulager, Allah lui rappelle : « En vérité tu mourras et ils mourront eux aussi; ensuite, au Jour de la Résurrection, auprès de votre Seigneur  vous vous disputerez », Coran  39/31-32.

Abdelhamid Charif
5 avril 2014

PS : Cher lecteur, devez-vous trouver cette contribution d’une quelconque utilité, prière en faire une large diffusion.

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