“La véritable indulgence consiste à comprendre et à pardonner les fautes qu’on ne serait pas capable de commettre.” – Victor Hugo

Algérie actuelle en 2014

Chers amis, faites attention, par les temps qui courent, si vous ne dites rien ou n’écrivez rien sur les élites, vous raterez le train première classe de l’autosuffisance intellectuelle. Moi je me contenterai bien d’une place debout dans le dernier wagon, mais je le prendrai ce train, quitte à offrir une chkara à un rédacteur pour me publier. Je tiens à avoir ma carte d’adhérent à ce futur parti unique. Ne peut faire partie de l’élite qui veut. Sans cette carte d’adhérent ou le ticket de ce train, vous êtes exclus. Moi, j’aurai les deux. Je penserai à vous.

Algérie en 1963

« Vas, vas demander à De Gaulle de t’ouvrir la porte » s’écrie un vrai ancien moujahid à Batna, à l’adresse de son fils lycéen qui retournait tard la nuit du cinéma, après avoir passé la journée entière à contrarier et énerver son père avec ses nouvelles connaissances historiques sur les accords d’Evian ainsi que la clairvoyance et le rôle du général De Gaulle quant à l’indépendance de l’Algérie. « Les penseurs tordus et inutiles comme toi, on les a mis de côté en Novembre 1954. Sinon ton De Gaulle n’aurait même pas connu l’Algérie, Française ou Algérienne, et toi bougnoule tu te serais au mieux contenté de la première !  Ya yemmat yemmak, si c’est cela qu’on t’apprend à l’école, tu ferais mieux d’aller tailler la pierre ! ».

Sans doute a-t-il bien raison ici notre brave et téméraire baroudeur. Ah mais si seulement il savait que son fils peut aussi avoir raison, et qu’il n’aura pas toujours tort. Ce vaillant compagnon de Ben Boulaid, mon père, mes oncles, et plus d’un million d’autres encore, à force de signer généreusement des attestations, finira par brandir l’étendard de la reddition, après avoir chèrement vaincu l’ennemi et être fièrement sorti victorieux de la bataille, avec tous les honneurs.

Algérie de toujours

Le problème avec certaines élites Algériennes librement autoproclamées, réside dans cette tendance chronique mais tout à fait involontaire, sans doute par protectionnisme, d’imposer une sorte de limite asymptotique à la normalité, que chacun ajuste à sa propre personne, et au delà de laquelle l’élite ne peut paraitre qu’anormale et excentrique. « Dommage, il parait très intelligent mais il est un peu zinzin ». C’est ainsi que je taxerai toute personne susceptible de me faire de l’ombre. Faites donc attention, après moi ce n’est pas le déluge, mais c’est la démence. Mon respectable journal, ouvert à tous, est dans l’obligation regrettable de vous censurer. Vous ne me laissez aucun choix, c’est l’auto-exclusion asymptotique ! Ya jed jeddek, plus intellectuel que moi, tu meurs !

L’existence ou l’absence de cette limite asymptotique d’exclusion ne constituent-elles pas en fin de compte la véritable ligne de démarcation, identifiant cette race, plutôt rare de l’intelligentsia ? Pertinence ou défaillance ? Peu importe, les symptômes de l’exclusion asymptotique sont, de toutes façons, très difficilement perceptibles de l’intérieur.

En tout cas moi je ne me fais d’illusion je sais qu’avec un tempérament borné et obstiné, je n’ai aucune chance de passer ce test. Je positive. Cela me donne un peu plus de liberté pour prétendre.

Algérie en 1992, à l’intérieur du train

Je suis euphorique, je parle trop, de la politique, des élites, des heureux élus, de tout. Que de monde autour de moi. « Le plus noble et méritant d’entre vous, auprès d’Allah, est le plus pieux ». Oh mon Dieu, je suis cuit, je viens de commettre l’irréparable, la politique et la religion, je viens de démasquer mon vrai visage d’intégriste. C’est certain, on va m’éjecter de ce train. Je vois déjà quelques videurs masqués se préparer, pas tout à fait pressés, mais apparemment de conscience tranquille, ils ne font qu’exécuter des ordres. Ils vont quand même me donner un peu de temps. En bon amazigh, je pense instinctivement à la grenouille des Aurès et son comportement que j’avais toujours trouvé bizarre, mais qui soudain prend un autre sens à mes yeux. J’ignore s’il est inné ou fatalement acquis, suite au passage par là des mangeurs de grenouilles. Là bas, in no man’s land, aux fins fonds des Aurès, dans mon village natal à T’kout et Laksar, quand il se met à pleuvoir, nos grenouilles plient immédiatement bagage et se réfugient en plongeant dans leur sweet home des mares sales. Je dois moi aussi trouver une mare salutaire et sauter de ce train de mon propre gré avant que l’on m’éjecte de force quand il aura atteint sa vitesse de croisière.

Je regarde autour moi, des visages contents, souriants et radieux. C’est normal me dis-je, c’est de bonne guerre. Pour cette élite là, des énergumènes comme moi ne peuvent jamais être suffisamment victimes. En termes d’injustice, mon potentiel, futur mais prouvé, est tout simplement atrocement inégalable. Les plus éclairés de ces sauveurs de la nation rassurent leurs cadets un peu gênés, qu’ils auront plus tard plein d’occasions de se racheter, en défendant bec et ongles les sacrés droits de l’homme, quand des gens plus corrects ne manqueront pas d’être à leur tour victimes d’injustice. C’est donc normal. Je dois me consoler.

Mais il n’y avait pas que cela. Des personnes, parmi les plus inattendues et du même camp, semblent réellement désolées pour moi. C’est d’autant plus surprenant et embarrassant vis-à-vis de certains que j’avais auparavant attaqués verbalement avec virulence. Même mes concurrents directs, notamment mon dauphin, l’éternel second que je battais sportivement dans toutes les étapes du tour d’Algérie, se sont mis à me défendre avec un fair-play exemplaire. Ce qu’ils payeront d’ailleurs cher plus tard. Ceux là ne peuvent hélas plus, eux aussi, faire partie de l’élite. Dommage, ils ont choisi de quitter le train de leur propre gré.

En revanche, d’autres censés être de mon camp, eux qui me collaient aux trousses, ils se sont soudain mis au maquillage et même à la chirurgie esthétique, pour étouffer irréversiblement les derniers signes et symptômes d’intégrisme, pensant sans doute qu’une chirurgie inverse deviendra plus tard possible, si besoin. Ils n’étaient plus conscients de ma présence et se sont même mis à se disputer les nombreux postes, devenus vacants, de contrôleurs de tickets et les costumes qui vont avec. C’est normal me consolai-je encore une fois, c’est de bonne guerre… civile, fratricide. Dans une même équipe, les condamnés à chauffer les bancs des remplaçants ont d’autant plus le droit d’exulter que les blessures des titulaires sont plus graves, voire fatales.

Cette seconde élite me considère comme préjudiciable à mes principes et à ma religion. Eux seraient plus aptes, moyennant un recul stratégique combiné à un entrisme lumineux, à mieux porter le flambeau. Ils rejoignent ainsi la première élite en tant que super-sauveurs. De la nation pour les uns et de la religion pour les autres. Ils partagent également ensemble l’incompréhension d’un électorat immature. Sinon tout sépare ces deux élites. Le terrain bien déblayé et les barricades étroitement surveillées leur serviront à mieux exposer leurs thèses salvatrices et convaincre, chacun des deux côtés étant convaincu d’assommer aisément l’autre. Les divers butins récoltés en cours de route, même s’ils peuvent paraitre dégradants, ne sont en fait que des accessoires d’accompagnement, et ne constituent nullement un objectif ou une motivation. Il faut admettre qu’en termes de  patriotisme, il est très difficile de faire mieux.

Je jette un regard dehors, une grenouille me fait signe, un des videurs me cligne de l’œil. J’ai compris, je saute. Quelques égratignures par ci. Des hématomes par là. Mais sain et sauf. Plus chanceux que beaucoup d’autres.

Le train continue son chemin sans moi, absent, éradiqué, et viré de bord. Inutile de poser la question, qui peut avoir raison ou avoir tort. Je serai même tenu responsable et commanditaire de tous les ennuis, incidents de parcours, et tout ce qui pourrait ternir le modernisme du décor. N’est-ce pas, n’est-ce pas vous dis-je ? Mais bien sûr, bien sûr, pour le confirmer et le prouver, de nouvelles élites viendront se bousculer en renfort. Quant aux réticents, le dernier wagon et l’usure du temps finiront bien par avoir raison de ces résidus de remords. Car mes chers amis, le train de l’élitisme, il doit progresser avec une unanimité plurielle où il n’est plus suffisant d’être beau et d’être gentil, mais tout le monde il doit aussi être d’accord.

Les années passent. Les cicatrices et les leçons restent. Je m’essaie même à la poésie en apprenant mes leçons et pansant mes blessures.

Oui mais arrêtes, arrêtes ton cirque ! Tu le sais bien, cela ne te va pas du tout. Ta dentiste de femme a bien raison. Ta seule compétence c’est les « X » et les « Y ». Et encore devrai-je ajouter ! Dis-moi donc, qu’en est-il de ce train ?

Je n’en sais rien. En 2014, on me dit qu’il n’est toujours pas arrivé à destination. Aucun signalement, ni dans une gare, ni dans un port.

Algérie de demain

Oui tu as bien raison mon frère, la rêverie poétique ne sera jamais mon point fort. La vaine recherche d’une beauté artistique me déboussole, et me fait perdre la raison et le repère cartésien, telle l’ivresse d’un marin ou l’inconscience d’un somnambule. N’a-t-il pas raison cet écrivain qui nous avertit que prétendre penser en rêvant c’est comme confondre le poison pour une nourriture saine ?

Aucun signalement ! Comment, peut un fils de chahid oser penser, dire, ou écrire cela de son pays ? Cette haute tour et citadelle de liberté et de justice, cette Mecque des opprimés qui s’est sacrifiée pour libérer tout un continent et servir de repère universel à tous les libérateurs.

Oui cher frère, j’ai fauté par omission, je n’ai dit qu’une part de la vérité avec une dose d’agressivité et d’arrogance, la vérité qui m’arrange et soulage mes douleurs, tout en t’accablant et ignorant tes blessures. Mais ne m’as-tu pas cher frère toi aussi fait endosser la responsabilité de tant de malheurs ? Il n’y a aucune indulgence ou tolérance à pardonner les erreurs que l’on peut commettre soi-même, sinon comment expliquer la clémence infinie du Bon Dieu envers ses créatures. Nous devons toi et moi échanger toutes nos vérités, amères ou cruelles, non seulement pour pouvoir nous pardonner, mais aussi et surtout pour éviter à nos enfants ces mêmes bavures. Alors prenons-nous les mains et partageons ensemble nos souffrances et nos remords. Quarante millions d’Algériens se sentent tous des victimes. Serrons-nous fort les mains et endossons toi et moi l’entière responsabilité, plaidons coupables, demandons mille fois pardon, et sauvons ce pays de l’impasse en promettant tous les deux de faire halte à l’injustice et la terreur.

Abdelhamid Charif
18 mars 2014

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