Ceci est une nouvelle édition de l’œuvre célèbre de Malik Bennabi  sur le Coran. Bien que plus d’un demi siècle se soit déjà écoulé depuis que son édition française originale a été publiée en 1947, la valeur du Phénomène coranique a considérablement augmenté, tant du point de vue de sa thèse principale que de son approche méthodologique. Il n’est point besoin de souligner son actualité et sa pertinence par rapport aux préoccupations principales de la pensée islamique contemporaine en particulier, et à la pensée religieuse et philosophique en général.

Se voulant juste une tentative de prouver la source surnaturelle et divine du Coran, l’œuvre de Bennabi est en fait un plaidoyer contre le réductionnisme de toutes sortes et prétentions. A un moment où la sagesse et les autorités jadis révérées d’une modernité mondialisée de manière impérialiste sombrent sous les attaques post-modernes, l’humanité est témoin d’une forte renaissance du sophisme et d’une montée sans cesse continue de scepticisme et de nihilisme.

La modernité et ses conséquences

Un trait majeur des forces ayant déclenché le phénomène de la modernité était leur hostilité à l’égard de la tradition sous toutes ses formes. La tradition était en général identifiée à la religion. Cela voulait dire qu’une croisade totalement intransigeante devait être menée contre la religion et l’Église – l’institution officielle qui l’incarne – pour la mise en œuvre du programme de la modernité afin de dé-traditionnaliser la société et la culture. Abstraction faite des multiples facteurs ayant contribué finalement à déterminer le destin historique et le caractère culturel de l’Europe du dix-septième au vingtième siècle, la raison et la science ont émergé telles des jumelles couronnées auxquelles l’ultime autorité devait appartenir.

La raison qui réclamait maintenant l’universalité pour ses principes et ordres était celle dont les adversaires constituant sa bête noire – tradition, autorité, émotion, exemple, etc. – devaient être affrontés et farouchement combattus (1).  Quant à la science, son modèle devait être trouvé dans la physique, tel que philosophiquement conceptualisé par Descartes et mathématiquement formulé par Newton en fonction de son univers autosuffisant, d’une régularité d’horloge.

En conséquence, les croyances et valeurs ne pouvaient être sanctionnées que si elles avaient passé avec succès le test de la raison et de la science. N’est réalité et vérité que ce qui peut être justifié par les critères de la raison et mesuré par le point de référence de la science. Beau qu’il soit, mais là n’est pas le véritable problème. En effet, l’humanité a de tout temps, de par son expérience, eu recours à la raison et à la science pour justifier ses croyances et valeurs, pour comprendre sa situation dans le monde, pour comprendre la réalité et la vérité et faire face à la nature et aux différents domaines de l’existence, peu importe comment la raison et la science ont pu être conçues chez les différentes civilisations et les différents peuples.

Ce qui caractérise réellement la raison et la science dans le contexte de la modernité occidentale et constitue en même temps leur problème, c’est leur orientation séculière et réductionniste. Mû par un désir de libérer les valeurs de tout esprit religieux qui était supposé les orienter au Moyen Âge, le processus de rationalisation a eu pour résultat la déconsécration des valeurs et la désacralisation de la vie humaine. Animé par un puissant désir de démystifier et de contrôler la nature, d’atteindre la certitude de la connaître, la science a fini par limiter la nature au phénomène physique et à assimiler ce dernier au quantifiable qui peut et doit en fin de compte être subsumé sous des équations mathématiques précises.

Ainsi, la raison, avec ses critères et ses principes ontologiques tels que recommandés par les théoriciens de la modernité comme Descartes, s’estompait graduellement au profit d’une conception de la rationalité humaine où elle était étroitement identifiée à la science dite exacte. La limitation de la rationalité humaine et de la raison était basée sur «l’idée métaphysique selon laquelle la réalité à laquelle la science a accès est toute la réalité» (2). Cela veut dire que les humains «n’ont aucune autre source de connaissance ni autres moyens de raisonnement». Une doctrine ou idéologie du scientisme a ainsi émergé dont la première victime était la raison universelle même. De même, la rationalité humaine devait être «subordonnée à la science contemporaine quoi qu’elle puisse dire». Il s’en est ensuivi que la philosophie et la rationalité sont devenues «les servantes de la science plutôt que son fondement rationnel» (3).

C’était, en effet, un développement majeur de la modernité vers le réductionnisme en connaissance humaine et vision du monde, un réductionnisme qui cherchait à «réduire toute chose au niveau de l’explication physique» (4). Ce physicalisme était philosophiquement formulé dans la soi-disant vision scientifique du monde, qu’elle soit positiviste ou autre. En réduisant la rationalité d’une conception holistique à la conception physicaliste du monde et de la réalité, et en faisant de la raison un simple instrument de science modelée sur la physique, la modernité a laissé la porte grande ouverte au relativisme dans les différents aspects de la pensée et de la vie.

Peut-être que l’un des résultats les plus dévastateurs de ces développements est remarqué dans la perte de sens qui a imprégné presque tous les aspects de la vie humaine. Même les objets physiques, qui au début, avaient constitué le sujet d’étude pour les sciences naturelles, ont été détruits et ne constituent plus une réalité objective. Cela a été par la suite consolidé et appuyé de bases philosophiques par les développements révolutionnaires dans les sciences physiques et naturelles. La mécanique quantique, en particulier, «a privé la matière de la solidité qu’on la croyait posséder» (5) et a affecté de façon destructive «le programme de la philosophie moderne» (6).

L’objet de la connaissance scientifique même était maintenant en jeu. En effet, «la notion même d’une nature objective du monde indépendante de notre connaissance de ce monde était attaquée» (7). Ainsi, «la connaissance scientifique n’est plus la connaissance des choses telles qu’elles sont ‘là dehors’ dans un monde objectif mais seulement par rapport à un observateur. Dans un sens, nous voyons ce que nous nous attendons à voir selon nos propres modèles mentaux» (8).

La Post-modernité et le centre perdu

Dans de pareilles circonstances, il est tout à fait naturel de parler de l’éclipse et de la fin de la raison, de lui faire les adieux, ou d’annoncer la fin de la science, et bien sûr, d’annoncer la fin de toute chose y compris la modernité même (9).

Cette situation, conséquence logique des propres prémisses de la modernité, a été sérieusement aggravée par les tendances post-modernes. D’habitude, on a accordé le statut d’autorité à la raison et celle-ci était donc considérée comme une référence à la pensée et la vie humaines ; la science nous a enseigné qu’il y avait une certaine rationalité et donc une certaine structure dans le monde. Au contraire, la post-modernité s’est presque débarrassée de tout cela.

Lorsqu’elle a arraché l’homme de ses traditionnelles visions du monde, la modernité lui a promis d’autres possibilités basées sur la raison et éclairées par la science. Elle ne l’a pas totalement privé d’un cadre de référence et de certaines vérités absolues sur lesquels il va se fonder ainsi que son expérience. Par contre, le post-modernisme est en train de réaliser un bouleversement réel de la condition et de l’expérience humaines. Ce bouleversement est en rapport avec un nombre d’idées sur la réalité qui en fait va «bien au-delà d’un simple relativisme» (10).

Un trait principal de la pensée post-moderniste avec ses nouvelles idées, est que «les choses et les événements n’ont pas de signification intrinsèque» et qu’il y a «seulement une interprétation continue du monde» (11). En conséquence, la réalité, qu’elle soit sociale ou naturelle (12), doit toujours être inventée ou maintes fois reconstruite. Rien ne détient la vérité, ou le sens en lui-même. Toute chose est en perpétuel changement. La seule vérité absolue est la totale ‘fluidité’ et le changement continu.

Selon les penseurs post-modernistes comme Jean François Lyotard, la marque épistémologique de la «post-modernité est la perte de structures conceptuelles autoritaires à même de servir de ‘fondement’ à la connaissance rationnelle» (13). Indépendamment des différents types de modernisme que les écrivains ont essayé de mettre au point, l’un d’eux semble avoir une grande influence sur les autres. C’est un post-modernisme caractérisé par un relativisme absolu selon lequel «la vérité objective est intolérable et non existante». Dans ce type de post-modernisme «non seulement tout centre de réalité transcendante est renié, mais le changement perpétuel qui le remplace n’a aucun centre (14). Comme nous le disent bon nombre de philosophes post-modernistes, l’humanité connaît à présent l’effondrement total de tous les grands récits (c’est-à-dire, la religion, les systèmes philosophiques, les idéologies, etc.), qui dans le passé servaient de support à l’expérience et à la conscience humaines.

Cela peut être vrai et s’appliquer à l’expérience historique et à la conscience de l’homme occidental (euro-américain). Mais généraliser cela à tous les peuples et cultures du monde ne reflète pas nécessairement la vérité, malgré les tentatives incessantes des pouvoirs occidentaux à universaliser cette expérience et à imposer cette conscience par tous les moyens possibles. Car nous savons fort bien qu’une très grande partie de l’humanité à travers tout le globe continue toujours à protéger ses visions du monde et son système de valeurs et fait de son mieux pour vivre selon leurs exigences (15). En fait, même en Occident, beaucoup de philosophes, penseurs et même hommes de science, ont exprimé leur mécontentement vis à vis du programme de la modernité et ont émis de vives critiques à propos de ses tendances réductionnistes, aliénantes et déshumanisantes bien avant que les prophètes autoproclamés du post-modernisme n’aient fait leurs prophéties.

Ainsi, si la modernité a recommandé une vision du monde réductionniste, matérialiste et séculière, la post-modernité recommande un monde complètement fragmenté où il n’y a aucun point d’ancrage pour la conscience et l’expérience humaines. Non seulement l’objet s’est désintégré, mais le sujet lui-même a également disparu. Au lieu du sujet de la modernité qui, bien entendu, implique l’existence de l’objet, l’invention se fait «d’un individu flottant sans points de repères ou paramètres distincts» (16).

Dans le sillage de la lutte de la modernité contre la tradition et la religion, l’homme a été abandonné sans cœur et sans âme, mais au moins, disait-on, la raison et son alliée, la science, prendraient soin de lui. À présent la post-modernité est en train de lui couper la tête et de le dépouiller de son esprit. Ce qui reste alors n’est qu’un corps sans âme et sans esprit entraîné dans une culture de société de consommation et de nihilisme.

C’est, à mon avis, dans ce contexte que les vives critiques de Bennabi contre le rationalisme cartésien et son rejet catégorique du scientisme, peuvent être mieux appréciés. En critiquant la doctrine rationaliste cartésienne, Bennabi ne fait pas de la croyance ou non croyance de Descartes son problème, comme l’objection du Professeur Draz le laisse entendre dans sa lettre-préface au Phénomène coranique (17), omettant ainsi un aspect important de l’argument de Bennabi. Pas plus qu’il ne fait de la raison  et de la science en tant que telles son problème. Ce qui préoccupe le plus Bennabi c’est la conception de la raison et de la science en tant que complètement antithétiques à la religion et à la révélation. Son argument dans Le Phénomène Coranique ainsi que dans d’autres ouvrages est sans aucun doute guidé par une forte conscience de ce qui peut être appelé la négation de soi de la modernité, qui englobait presque tous ses principaux ‘ismes’ comme le rationalisme, l’humanisme et le scientisme (18).

Cette négation de soi ne peut être perçue que comme une conséquence logique de la tendance principale de la modernité à l’exaltation. En d’autres termes, l’exaltation, par exemple, de la raison et de la science a conduit à une absolutisation de la vision scientifique du monde et à une croyance à la capacité et au pouvoir absolus de la raison humaine à contrôler la nature et l’histoire et à répondre aux questions fondamentales et finales qui n’ont jamais cessé de hanter l’esprit humain.

Naturellement, cette exaltation et cette absolutisation ne pouvaient avoir lieu qu’au prix du rejet de tout pouvoir surnaturel et la négation de toute réalité transcendante. En rejetant l’autorité divine et en niant la réalité métaphysique, la modernité, selon les termes de Bennabi, devait tomber dans un processus de déification d’autres entités, et par là même l’absolutisation d’autres autorités. Mais une fois qu’il est réalisé que ces autorités absolutisées et ces entités déifiées ne peuvent pas fournir la panacée promise, la seule alternative est de perdre la foi en eux et d’ouvrir la voie à l’ère post-moderne dont j’ai essayé de décrire certains traits principaux plus haut.

Religion et prophétisme: une perspective phénoménologique

C’est pourquoi Bennabi insiste vivement sur le fait que l’hostilité de la modernité à l’égard de la religion ne devait pas être considérée comme un simple conflit entre la religion et la science ou la raison. Pour lui, il est question de conflit entre deux systèmes philosophiques et visions du monde fondamentalement différents. C’est un conflit «entre le théisme et le matérialisme, entre la religion qui a Dieu comme base et celle qui postule la matière comme une vérité absolue» (19). C’est, en dernière analyse, une bataille pour le sens ultime de la vie, la nature de l’homme et l’origine et le destin du monde, avec tout ce que cela implique sur les plans psychologique, philosophique et cosmologique (20).

A mon avis, le Phénomène coranique représente l’un des efforts les plus mûrs de combat intellectuel musulman avec les prémisses séculières de la modernité et sa vision scientifique matérialiste du monde. Comme j’ai essayé de le montrer, son argument de base est toujours pertinent même au regard du défi du post-modernisme.

Pour développer son argument, Bennabi a adopté une approche complexe à plusieurs couches, sans précédent en matière d’études coraniques et islamiques en général. Des idées de différentes disciplines et domaines de connaissance ont été intelligemment deployées pour développer une nouvelle approche à l’étude de la religion en général et du Coran en particulier. Ainsi, la philosophie, l’archéologie, l’histoire, la cosmologie, la sociologie, l’anthropologie philosophique et la psychanalyse sont toutes déployées pour étudier la religion et le prophétisme en tant que phénomènes objectifs qui transcendent tous les contextes historiques et toutes les configurations socioculturelles.

Avec cette approche interdisciplinaire, Bennabi a réussi à vaincre les insuffisances et les imperfections des théories réductionnistes et subjectivistes qui ont prévalu durant une période relativement longue de l’étude de la religion et des phénomènes religieux par les différentes disciplines des sciences sociales. Il commence par une principale observation qui a été une question d’accord entre les savants et penseurs de différentes formations. Il s’agit du fait que la religion, comme un sociologue Durkheimien l’a dit, «a été la condition pour la vie humaine à tous les âges et sous tous les cieux» (21). Cependant, et contrairement à tant de savants modernes de différentes disciplines, Bennabi ne fournit pas de justifications à ce fait par une interprétation historiciste, subjectiviste ou positiviste (22). Il voit plutôt dans les différentes manifestations de la religion à travers l’histoire de l’humanité, du simple dolmen au temple le plus imposant (23), la preuve la plus claire de la religiosité inhérente à la nature humaine.

Ainsi, pour Bennabi, la religion n’est pas une simple activité spirituelle et mentale du psychisme humain. C’est plutôt une disposition essentielle de l’espèce humaine et un fait cosmique profondément enraciné dans la structure de l’univers. Cela veut dire que la religion ne peut pas être réduite à une simple catégorie culturelle acquise par l’espèce humaine à travers l’histoire ou en relation avec les premiers stades du développement socioculturel humain (24).

A cet égard, il convient de mentionner que cette interprétation psycho-cosmologique de la religion a été faite, quoique en des termes peu clairs, par un certain nombre de philosophes et savants occidentaux qui semblent avoir essayé de se libérer du joug du matérialisme et du positivisme. En tant que personnalité éminente de la psychanalyse, il convient d’accorder ici une attention particulière aux points de vue de Carl Jung. Dans une tentative d’éviter les inexactitudes de la conception matérialiste du psychisme, Jung a développé une «théorie d’archétypes» selon laquelle «la religion peut être mieux comprise en l’associant à un inconscient collectif» qui constitue une «réalité psychique partagée par tous les humains» (25). Selon lui, cet «inconscient collectif comprend tout l’héritage spirituel de l’évolution de l’humanité né de nouveau dans la structure du cerveau de l’individu» (26).

Cependant, malgré la suggestive importance de l’idée d’un «héritage spirituel» universel commun de l’humanité, Jung n’a pas poursuivi sa recherche jusqu’à sa fin logique pour aborder la question essentielle des origines et de la nature de cet héritage collectif. En fait, il l’a tout simplement éludée en faisant référence à l’évolution de l’humanité. Une raison pourrait en être ceci: en succombant aux paradigmes positivistes dominants, Jung «a évité toutes considérations métaphysiques et philosophiques» (27). Autrement dit, il semble comme si certains jougs ont été établis par l’épistème dominant, et que l’esprit ne doit pas s’en debarrasser!

En considérant les différentes expressions de la religion (comme le totémisme, le polythéisme et le monothéisme), le but immédiat de Bennabi est d’établir la nature éternelle du phénomène religieux en tant que caractéristique de la nature humaine. D’où la description de l’homme comme un animal religieux ou homo religiosus (28). A partir de là il poursuit son but ultime, à savoir, examiner la révélation coranique et la vocation prophétique du Prophète Mohammed dans le plus large contexte de la tradition monothéiste et mouvement prophétique, qui ont caractérisé trois grandes traditions religieuses vivantes du monde, à savoir, le Judaïsme, le Christianisme et l’Islam.

Pour cela, il propose une approche où la phénoménologie et la psychanalyse doivent toutes deux jouer un rôle de premier plan. Dans cette approche, le cas particulier de l’Islam serait lié au phénomène religieux en général, tandis que son messager serait considéré comme le maillon ultime de la chaîne du mouvement prophétique. De même, la révélation coranique doit être considérée comme un couronnement du courant de la pensée monothéiste. D’autre part, une analyse comparative historique et psychologique est nécessaire pour saisir la relation entre les prophètes (messagers) et leurs messages, et les caractéristiques communes déterminant leur personnalité et leur comportement.

Pour aborder cette dernière question, Bennabi étudie la vie et la carrière prophétique du Prophète Israélite Jérémie dont le livre et l’authenticité historique ont été épargnés par la critique biblique moderne. En contraste avec son concurrent, le pseudo prophète Hanania, l’examen du cas spécifique de Jérémie révèle les traits principaux en tant que caractéristiques distinctives du prophétisme:

1. Un pouvoir absolu qui élimine toute volonté personnelle du prophète et détermine son comportement final et permanent concernant sa carrière de missionnaire.

2. Un jugement unique et catégorique sur les faits de l’avenir transcendant toute logique de l’histoire déduite par des êtres humains ordinaires.

3. La comparaison entre Jérémie et d’autres prophètes bibliques comme Amos et Esaïe révèle un troisième trait qui consiste en la similarité et la continuité dans la manifestation des deux premiers traits chez tous les prophètes (29).

Selon Bennabi, ces traits qui s’étaient manifestés de la même manière dans le cas du Prophète Mohammed, ne peuvent pas être expliqués comme étant de simples traits subjectifs du prophète ou comme la conséquence d’un état mental perturbé et d’une personnalité déséquilibrée, comme les critiques modernes veulent nous le faire croire. Au contraire, ils indiquent le caractère impersonnel et la source extérieure de la vocation prophétique qui s’impose plutôt sur la personnalité du prophète et soumet sa volonté de manière absolue. L’impersonnalité et l’externalité du prophétisme sont en outre attestées par la résistance des prophètes à la vocation prophétique, en sorte qu’ils ont tous voulu s’y soustraire positivement. Cette résistance est une claire indication de «l’opposition entre leur libre arbitre et le déterminisme qui plie leur volonté et subjugue leur moi» (30).

Ayant établi les caractéristiques phénoménologiques du mouvement prophétique, qui s’étend sur tant de siècles de l’histoire humaine, depuis le patriarche Abraham à Mohammed ibn ÑAbd Allah d’Arabie, Bennabi examine le Coran tant du point de vue phénoménologique que psychanalytique. Comme il le dit, outre sa continuité thématique des Ecritures précédentes concernant le message principal qu’il apporte à l’humanité, en particulier ses enseignements monothéistes, le Coran lui-même fournit un indice très important soulignant son appartenance au phénomène de la révélation qui a intimement accompagné le mouvement prophétique.

Ainsi, le Coran a enseigné à Mohammed, son destinataire et son transmetteur, qu’il n’est «nullement une innovation parmi les Messagers» (Cor. 46: 9) (31). Cela veut dire qu’il n’était pas en train de «prêcher quelque chose qui n’a pas été déjà prêché par tous les prophètes de Dieu» avant lui (32). En d’autres termes, «la venue de Mohammed comme prophète et messager de Dieu n’a rien d’inouï ou de bizarre. D’autres prophètes sont venus avant lui. Ils étaient tous de simples mortels et faisaient partie du peuple à qui ils étaient envoyés. Telle est en effet l’éternelle et immuable règle du Seigneur et seuls les gens au cœur malade et aveugle par l’orgueil et la haine osent la contester.» (33)

Mais mis à part sa caractéristique phénoménologique d’appartenir au phénomène de la révélation et d’être le couronnement du monothéisme religieux, le Coran constitue un phénomène en lui-même. C’est la raison, me semble-t-il, pour laquelle Bennabi a intitulé son livre Le phénomène Coranique. Sa révélation qui embrasse une période d’environ vingt-trois ans en fait plus qu’un simple ‘événement’ comme l’évêque Kenneth Cragg l’a une fois écrit (34). Si un phénomène peut être défini comme «un évènement qui se répète dans des conditions identiques et avec des conséquences semblables» (35), alors la succession des révélations coraniques sur une période de plus de deux décennies rentre dans cette définition. Un aspect de la manifestation phénoménologique du Coran concerne son destinataire et transmetteur, le Prophète lui-même, alors que l’autre concerne le mode de révélation.

Au niveau du Prophète, les révélations coraniques étaient toujours accompagnées de certains changements psycho-physiologiques qui pouvaient être facilement perçus par ceux qui étaient présents avec lui. Quant aux révélations mêmes, elles s’étaient produites selon des mesures définies et en des intervalles de temps variés, et tout à fait sans égard pour l’état personnel de la personne qui les recevait. Autrement dit, ces révélations avaient lieu sans tenir compte du chagrin et des souffrances ou désirs et aspirations du Prophète lui-même.

Dans l’analyse de Bennabi, ces caractéristiques phénoménologiques du Coran indiquent de façon très nette son impersonnalité et son externalité par rapport au moi du Prophète. Cela implique que les idées et la connaissance, contenu du Coran, supplantent la connaissance personnelle du Prophète et transcendent sa conscience. Comme Cragg l’a si bien dit, «le Coran n’a jamais été une ambition personnelle, une dignité prévue, un honneur personnel. Il n’aurait pu être autrement qu’une grâce divine» (36). Néanmoins, une objection peut être soulevée ici. En admettant le caractère impersonnel et externe du Coran vis-à-vis du moi de Mohammed, il y a toujours la possibilité de supposer qu’il reflétait la connaissance et les idées – religieuses et autres – qui prévalaient dans son environnement et à son époque.

À cette hypothèse sur laquelle bon nombre d’écrivains occidentaux ont fondé leurs études de l’Islam et de la vie de son Prophète, Bennabi consacre une longue analyse qui, en fait, s’étend sur tout le livre. Un portrait psychologique et intellectuel du Prophète, avant comme après la vocation prophétique, a été dressé avec soin et de façon convaincante pour établir d’abord la ligne de démarcation entre la connaissance et les idées personnelles du Prophète et le contenu du Coran. Ensuite un examen comparatif et historique de divers thèmes coraniques est effectué pour démontrer que la vraie réalité de la source du Coran ne peut être conçue que sur un plan transcendant, métaphysique.

Comme nous l’avons fait remarquer plus haut, le livre de Bennabi est une réponse extrêmement mûre aux défis intellectuels de la pensée moderne philosophique et scientifique. Il peut être aisément considéré comme une nouvelle sorte de pensée islamique théologique et philosophique pour l’exploration des vérités coraniques éternelles sous de nouvelles lumières et dans de plus larges perspectives que cela n’était possible aux savants musulmans classiques. En effet, l’approche que Bennabi a suggérée et la méthodologie qu’il a appliquée dans son étude du Coran, sont stimulantes et méritent une considération sérieuse de la part de ceux qui cherchent à ouvrir de nouvelles voies pour la renaissance de la pensée islamique et la reconstruction de la société et de la civilisation islamiques.

Sa reformulation de la question de l’i‘jâz ou l’inimitabilité et ‘l’incomparabilité’ du Coran, jusque là considéré en termes linguistiques et littéraires, dans le plus large contexte philosophique et historique du phénomène religieux et du mouvement prophétique, est tout à fait unique en matière d’études islamiques et coraniques (37). Elle invite l’esprit à une lecture différente de l’histoire religieuse humaine et à une compréhension différente de la condition humaine qui va bien au-delà des simples préoccupations des musulmans. Car le Coran «se rapporte au plus vaste monde extérieur à l’expérience [musulmane] partout où l’homme se trouve, dans ses religions ou dans sa sécularité» (38).

En conséquence, en développant son approche psychanalytique et phénoménologique au Coran, Bennabi ne cible pas simplement le musulman qui est dans le besoin «d’une solide perception de la valeur du Coran» sur laquelle il fondera sa foi et sa conviction personnelles. Il vise également ceux qui veulent traiter d’Ecritures islamiques «en tant que simple sujet d’étude universitaire» (39).  

Autrement dit, cette approche est considérée comme permettant également au non musulman de parvenir à une appréciation correcte et juste du Coran dont le support n’est pas restreint au musulman qui le possède par foi et expérience personnelle. Peut être pouvons-nous dire, en reprenant les termes de Kenneth Cragg, que la méthode de Bennabi en traitant du phénomène coranique «permettra au Coran d’être possédé de l’extérieur – possédé, c’est-à-dire, non par le propagandiste qui désire décrier ou la dilettante qui le fait par fantaisie – mais par celui qui est sérieusement intéressé, qui a à la fois un fort désir et une réserve, à la fois une attraction et une crainte» (40).

Comme j’ai essayé de le montrer dans les paragraphes précédents, la conception positiviste de la modernité de la raison et son idéologie scientiste ont eu des conséquences nuisibles pour le sens de la réalité qui a été terriblement aggravé par la pensée post-moderniste (41). Dans le sillage des processus de mondialisation dans presque toutes les sphères de la vie humaine, il n’est point besoin de mettre ici l’accent sur ces conséquences. Les réflexions et les points de vue de Bennabi peuvent à juste titre être considérés comme une consolidation des efforts de plusieurs penseurs et savants à travers le monde à combattre les différentes formes et vagues de réductionnisme et de nihilisme qui ont poussé l’humanité dans l’abîme de la sécularisation (42).

L’oeuvre de Bennabi sur le Coran n’était pas seulement le début de sa carrière intellectuelle en tant qu’écrivain original et penseur visionnaire. Lorsqu’il le termine en affirmant que la religion «semble imprimée dans l’ordre universel comme la loi propre à l’esprit humain» (43), il ne fait point de propos creux ni ne joue sur les mots. En fait, il a, dans son livre, jeté les fondations philosophiques et méthodologiques de ses derniers ouvrages. On peut affirmer avec certitude que ses efforts intellectuels ultérieurs en théorisation sociale et culturelle sont principalement une élaboration et une justification de la thèse centrale sur l’homme et la religion qu’il a développée dans son livre (44). Cette thèse, bien enracinée dans la vision islamique de l’homme et du monde, se base sur le fait que la religion, et notamment l’Islam, fait par de la «nature innée dont Dieu a pourvu les hommes en les créant» (Cor. 30 : 30).

Mohamed El-Tahir El-Mesawi
Universite Islamique Internationale de Malaisie

Notes

(1) Ernest Gellner: Reason and Culture (Oxford, Royaume Uni & Cambridge, USA: Blackwell, 1992), pp. 55-110.
(2) Roger Trigg: Rationaity and Science: Can Science Explain Everything? (Oxford, Royaume Uni & Cambridge, USA: Blackwell, 1993), p. 60.
(3) Trigg: Rationality and Science, p. 81.
(4) Ibid.
(5) Charles Le Gai Eaton: Remembering God: Reflections on Islam (Chicago: ABC International Group, 2000), p. 30.
(6) Stephen Toulmin: Cosmopolis: the Hidden Agenda of Modernity (Chicago: The University of Chicago Press, 1990), p. 147.
(7) Lawrence Sklar: Philosophy of Physics (Oxford: Oxford University Press, 1995 [1992]), p. 7.
(8) Eaton: Remembering God, p. 30.
(9) Voir par exemple Max Horkheimer: Eclipse of Reason (New York: Continuum, 1992 [1947]); Paul Feyerabend: Farewell to Reason (London: Verso, 1987); Gianni Vattimo: The End of Modernity, traduit de l’italien par Jon R. Snyder (Cambridge [Royaume Uni]: Polity Press, 1988); John Horgan: The End of Science (London: Abacus [A Division of Little Brown and Company], 1998).
(10) David S. Dockery: «The Challenge of Post-modernism» in David S. Dockery (editor): The Challenge of Post-modernism: an Evangelical Engagement (Grand Rapids, Michigan: Baker Books, 1995), p. 14.
(11) Ibid.
(12) Nous avons intentionnellement omis de parler ici de la réalité métaphysique ou transcendantale car elle ne fait pas partie des questions de la post-modernité.
(13) Toulmin: Cosmopolis, p. 172.
(14) Carl F.H. Henry: «Post-modernism: the New Spectre?», in David S. Dockery: op. cit. p. 38.
(15) Ce n’est pas pour nier le fait que différentes cultures et visions du monde ont été affectées et, pour ainsi dire contaminées par les épidémies du modernisme et post-modernisme occidental à des degrés variés.
(16) Pauline Marie Rosenau: Post-modernism and the Social Sciences (Princeton, NJ: Princeton University Press, 1992), p. 54.
(17) Voir appendix 1 du Phénomène coranique, ed. El Borhane, Alger, 2008
(18) Lawrence E. Cahoone: The Dilemna of Modernity (New York: The State University of New York Press, 1988), p. 17.
(19) Malik Bennabi: Le Phénomène Coranique, ibid, p. 31.
(20) Pour une analyse plus détaillée de cet aspect de la pensée de Bennabi, voir Mohamed El-Tahir El-Mesawi: A Muslim Theory of Human Society: An Investigation into the Sociological Thought of Malik Bennabi (Kuala Lumpur: Thinker’s Library, 1998), pp. 11-38.
(21) Serge Mascovici: The Invention of Society (Cambridge UK: Polity Press, 1993), p. 33.
(22) Pour l’exposé détaillé des différentes théories de la religion, voir les ouvrages suivants: Bryan S. Turner: Religion and Social Theory (London: Sage Publications, 1983); Malcolm B. Hamilton: The Sociology of Religion (London & New York: Routledge, 1995); Daniel L. Pals: Seven Theories of Religion (Oxford University Press, 1996).
(23) Le Phénomène Coranique, ibid, p 29
(24) Mohammed Bāqir al-Sadr: Al-Madrasah al-Qur´āniyyah (Beyrouth: Dār at-Ta‘āruf, 1981, p. 115-18.
(25) Brian Morris: Anthropological Studies in Religion (Cambridge University Press, 1987), p. 168
(26) Carl G. Jung: The portable Jung, édité par J. Campell (Harmondsworth: Penguin Books, 1971), pp. 45-6.
(27) Carl G. Jung: Psychology and Religion (New Haven: Yale University Press, 1966), p. 2; cf. J. J. Clarke: In Search of Jung: Historical and Philosophical Enquiries (London: Routledge, 1992), p. 35.
(28) Le Phénomène Coranique, ibid, p. 30.
(29) Ibid., p. 51. En développant ses idées à cet égard, Bennabi s’appuit fortement sur l’étude approfondie et bien recherchée réalisée par l’expert des études judéo-chrétiennes, Adolphe Lods, intitulée Les Prophètes d’Israël et les Débuts du Judaïsme. Ce livre a été publié à Paris, d’abord en 1935 par la Renaissance du Livre, puis par les Editions Albin Michel en 1969.
(30) Le Phénomène Coranique, ibid, p. 44.
(31) Une autre traduction de ce verset offerte par Sadok Mazigh est la suivante : «Dis: ’Qu’y a-t-il d’étrange dans mon cas? Tant d’autres prophètes m’ont précédé. J’ignore, toutefois, quel sort nous sera réservé à vous et à moi. Je m’en tiens à ce qui m’est révélé, que je m’applique à suivre. Je n’ai qu’une seule mission: avertir explicitement»
(32) Fakhr al-Dîn Mohammed ibn ÑUmar al-Râzī: al-Tafsîr al-kabîr, connu aussi sous Mafâtîh al-Ghayb (Beyrouth: Dâr al-Kutub al-‘Ilmiyyah, 1411/1990), vol. 14/28, p. 7; Nāsir al-Dîn Abū SaÑîd ‘Abd Allâh al-Baydâwī: Anwār al-Tanzīl wa Asrâr al-Ta’wīl, connu aussi sous Tafsīr al-Baydāwī (Beyrouth: Dâr al-Fikr, 1416/1996), vol. 5, p. 178.
(33) Salah Ed-Dine Kechrid: al-Qur´Én al-KrÊm: Traduction et notes (Beyrouth: Dâr al-Gharb al-Islâmî, 2003), p.443, note 1.
(34) Kenneth Cragg: The Event of the Qur’an: Islam in Its Scripture (Oxford UK: Oneworld, 1994 [1971]). L’ouvrage de Cragg est remarquable en ce sens qu’il y a essayé de faire ressortir les aspects phénoménologiques du Coran. Cependant, son analyse semble ignorer le concept du wahy en essayant de l’expliquer sur le plan du génie personnel du Prophète. (35) Le Phénomène Coranique, ibid, p. 12.
(36) Cragg: The Event of the Qur’an, p. 38-39.
(37) Les ouvrages de feu Professeur Mohammed ‘Abd Allah Draz méritent d’être mentionnés ici. Ils sont clairement guidés par une disposition d’esprit similaire à celle qui a guidé Bennabi dans le présent livre. Une étude comparative du Phénomène Coranique et de Initiation au Coran et al-Naba’ al-‘Azīm: Nazarāt Jadīdah fī’al-Qur´ān révèleront des similarités frappantes dans leurs prémisses et leur approche méthodologique.
(38) Cragg: The Event of the Qur’an, pp. 38-39.
(39) Le Phénomène Coranique, ibid, p. 16.
(40) Cragg: The Event of the Qur’an, p. 186.
(41) Pour une profonde et pertinente analyse et discussion à cet égard, voir Roger Trigg: Reality at Risk: A Defence of Realism in Philosophy and the Sciences (The Harvester Press, Royaume Uni & Barnes and Noble Books, USA, 1980).
(42) Pour une profonde analyse philosophique et historique de la sécularisation et du sécularisme, voir Syed Mohammed Naquib Al-Attas : Islam and Secularism (Kuala Lumpur : International Institute of Islamic Thought and Civilization (ISTAC), 1993). Une étude critique plus récente et plus complète (théorique et socio historique) du sécularisme et de la sécularisation peut être trouvée chez John L. Esposito et Azzam Tamimi (éditeurs) : Islam and Secularism in the Middle East (London: C. Hurst & Co. Publishers Ltd., 2000). Les collaborateurs à ce précieux livre comprennent d’éminents penseurs de différentes formations comme John Keane (professeur de science politique à l’Université de Manchester, UK), Rachid al-Ghannouchi (penseur islamique et chef politique du mouvement Ennahda en Tunisie) et Peter Berger (professeur de sociologie à l’Université de  Boston, USA).
(43) Le Phénomène Coranique, p. 262.
(44) Pour plus de détails, voir mon ouvrage A Muslim Theory of Human Society,  ainsi que mon introduction à la traduction anglaise de l’oeuvre de Bennabi On The Origins of Human Society (Kuala Lumpur: The open Press, 1998).

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