L’échec du congrès de Tripoli handicape les institutions provisoires de la révolution algérienne. Dans les pays qui respectent la volonté populaire, l’acteur politique œuvre pour que la transition soit la moins douloureuse possible. En Algérie, force est de reconnaitre que ce n’est pas le cas au lendemain du cessez-le-feu. En fait, la propension du duo Ben Bella-Boumediene à gouverner l’Algérie sans la participation du peuple algérien ouvre la voie à toutes les surenchères. D’emblée, la coalition benbelliste se caractérise par un excès de langage sans commune mesure. « Le clan Ben Bella multiplia les invectives contre l’autre camp. Le 4 juillet, parlant en public au stade de Tlemcen, un officier du comité de la W5 traita Ben Khedda [le président du GPRA en exercice] de traitre », note l’historien Gilbert Meynier, dans « Histoire intérieure du FLN ». Et à mesure que la crise s’enlise, cette virulence verbale se mue en acte.   

Cela dit, malgré la disparité des moyens, ces menaces n’impressionnent nullement les maquisards intérieurs. Les conseils de wilayas III et IV refusent uniment de céder au chantage. Et pour que la crise connaisse son épilogue, ils demandent des contreparties. Ainsi, le 17 juillet, l’initiative de Ben Bella consistant à amarrer toutes les wilayas à sa coalition bute sur le refus de la WIII. « La 3 acceptait le bureau politique, mais elle demandait le remplacement de Mohammedi [Saïd] par Krim [Belkacem], demande impossible à satisfaire pour Ben Bella sauf à accepter de laisser entrer le loup dans la bergerie », écrit Gilbert Meynier. Et le moins que l’on puisse dire, c’est que si le duo Ben Bella avait cherché l’apaisement, cette proposition aurait évité une prise de pouvoir violente. Or, cinq jours plus tard, le groupe de Tlemcen proclame, de façon unilatérale et illégitime, la naissance du bureau politique(BP). S’appuyant sur un procès-verbal de carence [après l’échec des travaux du congrès de Tripoli, le GPRA a quitté effectivement la capitale libyenne, mais il l’a fait dans le but de gérer les affaires courantes], le BP se déclare « habilité à assurer la direction du pays ».

Quoi qu’il en soit, se trouvant devant le fait accompli, les wilayas III et IV dénoncent vigoureusement le coup de force. Pour contrecarrer le groupe de Tlemcen, Mohamed Boudiaf et Krim Belkacem créent, le 27 juillet 1962, le comité de défense et de liaison de la République (CDLR). Quant au conseil de la wilaya IV, ses troupes occupent Alger le 29 juillet. Dans la foulée, le groupe de Tlemcen, par la voix de Ben Bella, annonce l’installation du BP à Alger début août 1962. Du coup, la présence des forces opposées dans un même espace géographique rend l’affrontement inéluctable.

Cependant, contre toute attente, un compromis est survenu entre les antagonistes le 2 août 1962. « Les représentants respectifs de Tlemcen et de Tizi Ouzou convinrent d’une entrevue. Khider et Bitat d’une part, Boudiaf, Krim et Mohand Oul Hadj d’autre part signèrent le 2 août un compromis laissant place à l’espoir », indique Gilbert Meynier. Hélas, cet accord ne résistera pas longtemps aux manœuvres bassement politiciennes de la coalition animée par Ben Bella. Dépassant ses prérogatives, le bureau politique, dont l’état-major général (EMG) est son fer de lance, entend dicter sa loi aux wilayas historiques. De ce fait, l’accord du 2 août devient alors suranné. De la même manière, la présence de Boudiaf au sein du BP est également superflue. Selon Gilbert Meynier, « très vite, Boudiaf fut marginalisé. Seul face au clan Ben Bella, il renonça vite à assister aux réunions du bureau politique ».  

Toutefois, depuis l’installation du bureau politique à Alger le 4 août, les visées hégémoniques du duo Ben Bella-Boumediene ne cessent de prendre de l’ampleur. Bien que des vaillants militants nationalistes et certains colonels acceptent la suprématie du BP, il n’en est pas de même des wilayas III et IV. Pour ces dernières, tant que l’anarchie prévaut en Algérie, leurs conseils restent en place, et ce,  jusqu’à l’élection de l’Assemblée nationale constituante (ANC). Face au refus de ces deux wilayas de se soumettre, le bureau politique peut-il jouer le jeu de la légalité ? Rien ne permet d’affirmer une telle hypothèse. En tout état de cause, aller à des élections dans une pareille situation risque de fausser les calculs de ceux qui projettent la mainmise de leur clan sur l’Algérie. Car, « les régions contrôlées par les wilayas 2, 3 et 4, rétives ou hostiles, représentaient près des deux tiers des candidats à élire. Le bureau politique risquait donc d’avoir sur les bras une assemblée où ses opposants seraient majoritaires », argue Gilbert Meynier. Tant pis pour la démocratie. D’ailleurs, en cet été 1962, la démocratie est-elle le véritable enjeu ? Du coup, au refus du conseil des wilayas III et IV de rentrer dans les rangs, le bureau politique reporte les élections à l’ANC, prévues le 2 septembre.  Suite à cette décision inique, Boudiaf claque la porte du BP le 28 août.

Désormais, la solution au problème réside entièrement dans le rapport de forces. En tout cas, vers la fin août, il existe deux stratégies concomitantes. D’un côte, les troupes commandées par Boumediene sont déterminées à prendre le pouvoir par la force et, de l’autre côté, les wilayas III et IV sont prêtes à se défendre contre toute agression. Dans sa marche sur Alger, les troupes des frontières, stationnées pendant les années de braise au Maroc et en Tunisie, se heurtent le 1er septembre 1962 à la résistance des maquisards de la wilaya IV. Sur l’axe commandé par le colonel Zbiri, l’affrontement entre les maquisards de la W1 et la W3atteint son paroxysme. Enfin, n’ayant pas participé au combat pour la libération du pays, plusieurs anciens officiers de l’armée française, dont Khaled Nezzar, se sont distingués lors de ces batailles.

En somme, bien qu’il soit difficile de chiffrer exactement les pertes, le bilan officiel est très lourd. Reprenant le communiqué de l’agence APS du 2 janvier 1963, Gilbert Meynier avance le chiffre de mille morts. Et c’est à ce prix que le duo Ben Bella-Boumediene parvient à s’emparer du pouvoir. Malgré les manifestations populaires, dont le slogan est « sept ans, ça suffit », les troupes des frontières, baptisées ANP (armée nationale populaire), laminent la résistance intérieure. Enfin, il va de soi que la course pour le pouvoir, lors de la crise de l’été 1962, a négligé l’essentiel : donner la parole au peuple algérien en vue de trancher le différend entre les dirigeants de la révolution. « Le bureau politique avait triomphé grâce au segment militaire le plus puissant –celui de l’état-major –et non, comme le proclama Ben Bella « grâce au peuple », conclut Gilbert Meynier. Ainsi, bien que certains dirigeants, pour légitimer la prise de pouvoir par l’armée, parlent de conditions exceptionnelles, cette usurpation, dans le fond, va peser lourdement sur l’épanouissement de la démocratie en Algérie. Depuis cette date, jamais la question du pouvoir n’a été posée en dehors du recours à la force. D’ailleurs, il n’y a qu’à voir la préparation de la succession du chef de l’État, Abdelaziz Bouteflika, pour se rendre compte de la dérive autoritaire, une tare héritée de la crise de l’été 1962.    

Boubekeur Ait Benali
14 août 2013

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