lamartineAlphonse de Lamartine

Discours à l’Assemblée nationale

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Séance du 10 juin 1846

L’Algérie.

[…]

M. de Lamartine. Messieurs, Grâce à l’attention sérieuse de la Chambre, la question qui nous occupe depuis trois jours me paraît avoir fait un grand pas. Nous n’en sommes plus, comme il y a quelques années, à calomnier réciproquement nos intentions à cette tribune, à nous accuser, les uns de vouloir abandonner l’Afrique, les autres de dilapider la puissance, la force, le sang de la nation ; nous en sommes arrivés à ce point que la conscience inflexible d’un homme de bien (M. Desjobert), qui s’est donné le rôle ingrat et pénible de souffler sur les illusions de son pays, est accueillie, comme vous venez de le voir, avec le respect que mérite partout la conscience ; nous ne nous calomnions plus, il n’y a plus la lutte d’un système d’abandon contre un système d’occupation insensé. L’Afrique, Messieurs, est naturalisée française. (Très bien ! très bien !) Dans la pensée de tout le monde, l’Afrique est une grande échelle politique plutôt que commerciale, d’où l’action de la France pourra se propager un jour sur la Méditerranée.

Enfin, l’Afrique est, aux yeux de tout homme qui réfléchit, une position prise d’avance pour un temps inconnu, mais une position prise sur le grand champ de bataille de la mer, où nous aurons un jour, tôt ou tard, à disputer l’influence à nos rivaux.

Il ne s’agit donc plus, entre vous et nous, que du mode d’occupation le plus propre à économiser le sang français, à régulariser, à humaniser la conquête ; et ici, que M. Ferdinand Barrot, dont j’approuvais hier les considérations pratiques, me permette de le rassurer sur les soi-disant dangers de ces discussions de tribune en temps de guerre. C’est précisément en temps de guerre, c’est-à-dire à l’époque où les avertissements du Parlement doivent être les plus sévères contre les débordements de l’autorité militaire, qu’il est indispensable d’y appeler sévèrement l’attention de son pays ; c’est en temps de guerre que la Grande-Bretagne, par l’organe de ses plus grands orateurs, les Fox, les Burke, les Sheridan, a flétri les crimes, les exactions, les meurtres des Clive et des Hastings, auxquels nous n’avons heureusement aucun de nos militaires à comparer, et c’est pour les avoir flétris alors, pour avoir protégé les Indes de tout le sentiment national de son humanité, que la Grande-Bretagne ayant préservé les indigènes de la spoliation, des massacres dont ils étaient victimes alors, a aujourd’hui dans les Indes orientales 140 millions de sujets. Voilà la puissance de ces discussions que vous redoutez, et que j’appelle. (Très bien ! très bien !)

J’aborde donc la question sans me dissimuler aucune de ses difficultés, aucun de ses pièges ; mais je me dévoue ; il y a des jours où un homme politique, quelque faible que soit son crédit sur la nation, doit s’oublier complètement lui-même et s’estimer trop heureux s’il a pu, par une vie parlementaire laborieuse, souvent méconnue, conquérir une part de l’attention de ses collègues et de la confiance du pays, pour la sacrifier tout entière à ce qu’il croit la vérité, à ce qu’il croit la justice, à ce qu’il croit l’intérêt réel de la nation. (Très bien !)

J’ai écouté hier et avant-hier, avec une involontaire distraction, les orateurs éminents qui ont occupé successivement cette tribune ; une pensée m’obsédait, tout en cherchant à les suivre dans les délimitations de la conquête, dans l’organisation des différents systèmes, et dans tant de questions de détails qui se débattaient devant vous ; une pensée obsédait mon intelligence ; une interrogation redoutable se posait sans cesse devant moi.

Je me disais ce que je me suis dit depuis douze ans, bien souvent, dans le silence de mes réflexions : quelle est la situation continentale, la situation politique, la situation diplomatique, la situation militaire, que font à la France l’occupation, la conquête, et surtout le système de colonisation débordé, démesuré, illimité, contre lequel nous avons si souvent protesté ? Pour se répondre, il suffit de jeter un seul regard sur l’état du monde et de se dire, dans la situation de crise (admettez le mot, la crise est masquée, mais elle est réelle) : dans la situation de crise politique où se trouve le continent, la France doit être tous les jours en état de faire face à chacune des grandes puissances du continent, et, je dirai plus, elle doit être tous les jours en état de faire face, par sa puissance militaire, par la disponibilité de ses mouvements et de ses forces, à l’ensemble des quatre puissances réunies. (A gauche : Très bien ! très bien !)

Eh bien ! si d’un seul regard vous envisagez la situation de chacune des puissances vis-à-vis de la France, si vous considérez l’effectif de chacun de ces grands Etats, qui sont les grands poids de la balance du monde, que voyez-vous ? En Angleterre un effectif naval que nous avons énuméré l’autre jour à cette tribune, et que je n’ai pas besoin de vous rappeler, mais qui s’élève à 500 bâtiments de guerre et à plus de 1 000 bâtiments à vapeur ; c’est un levier qui pèse sur tous les cabinets et sur tous les continents : Gibraltar, Malte, Aden, les Indes. Voilà l’effectif de la politique anglaise.

En Russie, une puissance qui, depuis la Pologne jusqu’aux confins et jusqu’au coeur aujourd’hui de la Perse, possède non seulement un effectif de 400 000 hommes d’infanterie, de 80 000 hommes de cavalerie, de 42 000 hommes d’artillerie, mais encore dans les populations nomades, dans les Kalmoucks, dans les Cosaques, trouve un recrutement instantané et illimité de cavalerie dont elle inonderait au besoin la moitié de l’Allemagne et nos frontières.

L’Autriche, puissance infiniment moins considérable par le fait, l’Autriche a un effectif de troupes sous les drapeaux très inférieur à celui de la Russie ; mais considérez ses forces réelles, considérez l’effectif qu’elle a sous un autre nom que le sien, depuis l’extrémité de la Hongrie, depuis les embouchures du Danube jusqu’à votre frontière par Nice, en vous contournant par la Sardaigne qui n’est pas le bras gauche de cette puissance.

Quant à la Prusse, c’est celle dont les forces sous armes sont, en apparence, le moins imposantes ; mais c’est celle où une nation encadrée tout entière dans des institutions militaires, qui forment pour ainsi dire de cette nation un grand camp, peut, à un jour donné, présenter à l’Europe l’armée la plus prépondérante, la puissance militaire la plus dangereuse et la plus avancée sur les abords de notre sol, comme avant-garde de la Russie !

Voilà la situation de l’Europe, voilà ces effectifs militaires.

Considérez maintenant les dispositions morales. Est-ce que les dispositions morales de ces puissances sont telles, que vous puissiez vous endormir dans une sécurité complète, et engager éternellement et sans limites vos forces sur un continent séparé de vous par la Méditerranée ?

Je ne veux calomnier aucune situation ; je ne suis pas de ces hommes qu’hier un honorable orateur nommait pessimistes. La tendance de mon caractère me porterait plutôt à l’optimisme et à la conciliation des grandes difficultés qui divisent l’opinion ; mais, d’un autre côté, Messieurs, je croirais manquer à mon pays, si je lui déguisais ce que l’intelligence la moins exercée voit dans le silence, dans le calme, dans l’impartialité de ses réflexions.

Pouvez-vous nier que la révolution de 1830 ne soit un grand évènement, ne soit une crise non encore dénouée dans le monde ? Pouvez-vous nier que, si le coeur des nations combat un jour pour vous, en cas de coalition, il n’y ait encore entre ces nations et vous les malheureux souvenirs de la conquête impériale, qui balancent, dans le coeur des peuples, cette sympathie pour la France, que sa liberté avait allumée, et que sa liberté rallumera un jour dans l’univers.

Mais quant aux coeurs, quant aux dispositions des cabinets, il faut fermer volontairement les yeux à la lumière pour ne pas reconnaître qu’il y a là un germe de ressentiment couvé sous des apparences, sous des désirs de bienveillance et de paix, qu’un évènement soudain, une crise inattendue, qu’une question surgissant dans la politique du monde pourrait à l’instant ranimer et faire de nouveau déborder en flots d’armées contre vos frontières. Croyez-vous que les trônes menacés pardonnent aisément à un peuple qui a pris sa couronne pour la transporter sur le front d’une dynastie élue.

Dans une situation pareille, dans une situation où vous n’auriez pas moins de 1 500 000 hommes armés, dans une situation de coalition, car la coalition existe plus qu’à Plinitz : elle existe sourdement, mais elle existe aussi formée, aussi liée avec elle-même qu’elle a jamais existé, et peut-être avec l’expérience de plus ; dans une situation pareille, je dis qu’il est de la dernière imprudence de porter exclusivement la main, le bras, la force de la France sur le seul point où l’on voulait, hier, les appeler.(Légères rumeurs.)

Messieurs, ils le savent bien, ceux même qui murmurent contre ces paroles, ceux même qui cherchent à vous endormir dans les espérances et dans les apparences d’une sécurité qu’ils n’ont pas.

La preuve qu’ils le savent, la voulez-vous ? C’est qu’en pleine paix, en pleine sécurité apparente, au moment où toutes les difficultés entre la révolution et le continent semblaient aplanies, étouffées, endormies, ils ont élevé, au coeur même de la France, ces bastions autour de la ville de Paris, enveloppant ainsi d’une cuirasse le centre même de cette nation qu’ils prétendaient désormais inattaquable par la politique étrangère.

S’ils n’avaient pas eu cette pensée de dangers éventuels pour leur pays, comment faudrait-il qualifier les fortifications de Paris ? Ce serait le démenti d’une révolution. (A l’extrémité : Très bien !) C’était une calomnie, selon eux, que de leur imputer l’idée d’attaquer jamais l’intérieur : c’était donc pour défendre contre l’étranger le coeur de la France. Le coeur de la France pouvait donc avoir éventuellement, au dehors, des dangers sérieux à courir ; et bien ! ces dangers, que vous n’avouez pas, que vous ne devez pas avouer d’une manière officielle, il est d’un bon et loyal député, d’un patriote réfléchi, de les avouer, de les signaler, de les indiquer avec toute la liberté de parole que lui donne un mandat qui ne relève que de sa conscience et de ses commettants. (Très bien !)

Je ne suis pas partisan de la guerre ; je n’ai, à aucune époque, aimé la guerre pour la guerre. J’ai considéré toujours, politiquement autant que philosophiquement, que la France entrait dans une ère nouvelle, et que la paix serait mille fois plus profitable pour elle ; qu’elle serait plus missionnaire de liberté, dans le monde, par les vertus de ses idées et de son influence nationale, qu’elle ne le serait par les armes. Et pourquoi la guerre ? Si c’est pour le sang, il y en a eu trop de répandu ; si c’est pour sa gloire, la France en a assez sur son nom pour ne pas craindre qu’on efface l’éclat que tant de victoires lui ont laissé, et qu’on ternisse un nom de peuple qui ne veut pas briller au-dessus, mais qui doit briller au niveau de tous les grands peuples. (Adhésion générale.)

Je ne partage donc pas le penchant de certains hommes politiques de ce temps pour la guerre. Je suis cependant un homme prudent comme vous tous ; je crois que le moyen de conserver la paix, c’est de préparer la guerre ; je crois que le moyen de n’être jamais attaqué, c’est d’être toujours ce que nous devons être, inattaquables.

Or, dans la situation que nous fait l’Afrique, sommes-nous, en effet, inattaquables ? Distinguons : inattaquables au-dedans, sur notre sol, sur ce sol raffermi par trente ans de paix, sur ce sol qui produit autant de soldats que de citoyens, au jour du péril ? Oui, mille fois oui, nous sommes inattaquables ; mais c’est sous la forme de puissance défensive. Or devez-vous borner la France à ce rôle de puissance défensive ? Est-ce là une des conditions militaires à laquelle un pays continental et militaire par sa nature doive borner son ambition ? Evidemment non.

La puissance défensive d’un pays garantit sa nationalité ; elle ne garantit pas ses influences diplomatiques, elle ne garantit pas ses accroissements territoriaux, elle ne garantit pas sa gloire.

Si vous borniez la France à un rôle purement défensif, la puissance défensive se calcule à un jour près ; et il arriverait un jour où les puissances, pouvant vous attaquer toujours, sans jamais être attaquées utilement et fortement par vous, formeraient une seconde enceinte, plus étroite peut-être, que celle des traités de 1815.

Il y a donc un grand danger à distraire la France de sa situation continentale, pour l’occuper uniquement de l’Afrique, et la laisser engager son bras tout entier dans cette conquête, de sorte qu’elle ne pourrait plus le retirer, au moment d’un péril grave sur le continent.

Il faut que la France choisisse entre un abaissement systématique de se puissance militaire, diplomatique, continentale, en Europe, ou qu’elle adopte en Algérie, ce que je n’ai cessé de conseiller à mon pays depuis 1830, une politique plus réglée, plus modérée qu’elle ne l’a été jusqu’à présent, et qui ne compromettra pas le recrutement, nos finances, l’armée, la puissance et la sécurité de notre pays.

Que nous dit-on, ou plutôt que nous disait-on hier pour justifier cet engouement excessif qui nous engage au-delà de la prudence de l’autre côté de la Méditerranée ?

L’honorable M. de Carné vous disait que la colonisation, la conquête, la trans-substantiation du sang de la France en Afrique s’était opérée pour ainsi dire par hasard ; que c’était une conquête de fatalité, le gouvernement du hasard, qui nous avait poussés en Afrique, et qu’il fallait suivre en cela le hasard qui n’était que la Providence éclairant d’en haut la route des peuples qui ne voient pas ses desseins.

Que l’honorable M. de Carné me permette deux observations, l’une de logique, l’autre de fait. La première de ces observations, Messieurs, la voici : Il est faux qu’un peuple, parce qu’il est démocratique, doit s’en rapporter au gouvernement de ses instincts naturels dans les questions de haute politique ; il est faux que dans les affaires humaines le hasard soit un bon guide ; il est faux que la fatalité ait toujours bien dirigé les peuples ; et si je prenais une à une toutes les questions continentales ou coloniales dans lesquelles les instincts populaires ont entraîné ce pays, et dont ce pays a eu à se repentir, je ferais une histoire plus longue que la tribune ne le comporterait. Mais je dirai à M. de Carné : Pensez-vous donc que Dieu ait supprimé du gouvernement des hommes la puissance de la réflexion et de la sagesse humaine ? pensez-vous donc que le gouvernement représentatif, que le gouvernement démocratique et populaire, si puissant par l’impulsion, par l’élan, par l’énergie de ses instincts, ait supprimé les hommes d’Etat ? Au contraire, plus les instincts populaires sont puissants, plus ils sont aveugles dans les grandes masses qui participent au gouvernement d’un pays, et plus la pensée réfléchie, élevée, dominante, éclairée, des hommes d’Etat est nécessaire pour planer sur ces masses aveugles, pour diriger leurs instincts généreux, et pour les empêcher, en se trompant, de tomber dans les grandes catastrophes, au lieu de marcher aux grands résultats qu’elles rêvent.

Une autre considération, c’est que la théorie de l’honorable M. de Carné n’est pas plus vraie en fait qu’elle n’est vraie en logique.

Un seul mot sur l’historique de la grande question d’Alger va vous en convaincre tout de suite. Est-il vrai qu’à l’origine de cette question la pensée de la France ait été d’universaliser sa conquête, de conquérir tout et partout, et surtout d’administrer et de gouverner cette nationalité arabe dans les conditions de gouvernement direct, uniforme, européen, qu’on voudrait vainement lui imprimer aujourd’hui ? Je rappelle l’attention de la Chambre sur l’histoire de cette question que je connais peut-être aussi bien que qui que ce soit dans cette enceinte ; car, quoique jeune encore, j’ai participé à cette affaire : j’étais au coeur du gouvernement au moment où l’on a discuté la grande question de la conquête d’Alger. Charles X, j’en atteste les souvenirs de tous les hommes d’Etat de cette époque, n’a pas songé un seul jour à faire, au profit ou au malheur de la France, suivant ce qui arrivera, la conquête générale de l’Algérie. Il n’a eu, ainsi que son gouvernement, qu’un seul but : purger la Méditerranée des pirates qui humiliaient les nations chrétiennes par les tributs qu’ils exigeaient d’elles ; purger la Méditerranée de ces brigands qui l’infestaient, et asseoir la popularité de la puissance navale de la France, non seulement en France, mais sur les côtes d’Italie qui, n’ayant pas de marine, étaient plus sujettes que nous aux déprédations et aux insultes des barbares de l’Algérie.

Voilà quelle a été sa pensée. C’était la pensée de M. de Villèle, c’était celle de tous les hommes d’Etat de cette époque, c’était la pensée même des orateurs de cette glorieuse opposition dont les noms sont restés dans votre mémoire, et dont les doctrines sont restées, je l’espère dans vos coeurs. C’était la pensée de l’opposition qui s’opposait autant qu’il était en elle à cette conquête, qu’elle regardait comme trop téméraire, comme si elle eût prévu de loin les embarras, les difficultés, les mécomptes qui devaient un jour retomber sur notre pays.

Il n’y a pas eu l’idée de conquête ; mais, une fois la conquête faite, il est arrivé ce qui arrive toujours ; la guerre a ses pentes, elle nous entraîna. Néanmoins on se borna, à cette époque, à un plan militaire plus restreint que celui qui fut proposé en 1836 et 1837.

On ne songea alors qu’à occuper le littoral, à s’y asseoir fortement, et à établir, à l’ombre des places fortes d’Alger, d’Oran et de Bone, quelques essais de colonisation timide qui ne compromettrait pas la race européenne avec la race africaine. Voilà quelle était ma pensée.

Un autre homme, qui occupait tout à l’heure la tribune, l’honorable M. Desjobert, avait une pensée plus radicale ; il voulait pour ainsi dire établir un cordon sanitaire entre les points de l’occupation française et l’intérieur de l’Algérie. Dieu veuille qu’après bien des années de sacrifices et de sang, la France ne dise pas un jour : Ah ! que n’en ai-je cru cet homme de bien !

La France et le Chambre n’acceptèrent, à cette époque, ni la sagesse radicale de M. Desjobert, si la sagesse modérée des hommes qui, comme moi, reconnaissant la grandeur de l’oeuvre, reconnaissant une fécondité éventuelle dans les résultats, voulaient posséder l’Algérie, voulaient la conserver, la coloniser dans une proportion raisonnable, mais qui répugnaient, comme ils ont répugné constamment depuis, à cette guerre universelle, à cette occupation de tous le pays, et surtout à ce gouvernement direct qui, selon nous, a été et est encore l’erreur radicale de l’opinion du gouvernement dans cette affaire.

Suivez la conduite des différents gouverneurs ; elle vous tracera, par ses oscillations, les oscillations mêmes de l’opinion publique qui avait en réalité, comme vous le disait hier l’honorable M. de Tracy, la passion et la peur de l’Algérie, l’entraînement et l’hésitation : cet entraînement et cette hésitation, cette passion, cette peur simultanée ou successive, dont les vicissitudes ont caractérisé tous les ans, depuis que cette grande question se traite ici et en Afrique, les actes du gouvernement.

Le premier général qui mit le pied sur l’Algérie avait écrit pour les Arabes cette proclamation qui est dans la mémoire de tout le monde : « Nous ne venons pas vous conquérir, nous venons vous délivrer des tyrans qui vous opprimaient ; nous ne venons pas occuper votre sol, nous ne venons pas refouler votre population, nous venons, au contraire, vous défendre et vous protéger contre ceux qui vous ont asservis jusqu’ici. » Eh bien ! le maréchal Clausel fut le premier aussi qui oublia ces belles paroles. La guerre, je le répète, a ses pentes, et je ne rends ici aucune personnalité et surtout aucune mémoire responsable des calamités, des désastres et des fautes qui appartiennent à la France tout entière. Le maréchal Clausel fut le premier qui autorisa une certaine sphère de colonisation autour de l’armée ; il avait commencé par demander seulement 20 000 hommes…

M. le général Subervie. 12 000.

M. de Lamartine. Vous verrez tout à l’heure, par la progression des chiffres, à combien de milliers d’hommes nous sommes arrivés plus tard, par la suite de son système ; à 125 000 aujourd’hui, Messieurs, à 150 000 hommes bientôt. C’est à ce moment que sous le nom de colonisation commença en Afrique un véritable agiotage des terres.

On expulsa les Arabes, sans savoir à qui appartenait le sol qu’on dérobait sous leurs pieds, et on le distribua sans prix, sans conditions, sans aucunes de ces garanties sages et préservatrices que je voudrais, comme l’honorable M. Ferdinand Barrot, voir servir désormais de préliminaires à toutes les concessions.

M. le général Berthezène tenta de refréner ces désordres en arrivant en Afrique.

Une voix. Et le duc de Rovigo.

M. de Lamartine. Le duc de Rovigo, dont on me rappelle le nom, agit dans le caractère et dans la forme de la rude époque à laquelle il avait appartenu ; il voulut improviser la colonisation en Afrique comme on avait, sous ses yeux, improvisé la victoire et la conquête en Europe. Il se trompa : il ne resta de son occupation que quelques grands travaux publics, et, par une spoliation nouvelle du sol, il créa une haine plus profonde entre la population africaine et la population française.

Voilà, Messieurs, quel fut le résultat de ce troisième gouvernement.

Vous connaissez, sans que je le rappelle, le second gouvernement du maréchal Clausel, signalé par le glorieux désastre de Constantine ; vous savez comment ce désastre fut réparé, et comment le général Damrémont scella de son sang la conquête de cette grande capitale de l’intérieur de votre Algérie.

Plus tard, d’autres généraux, et un dont j’ai appris à connaître surtout le mérite, le talent, la valeur, la pensée, pendant que j’avais l’honneur, avec mes honorables collègues, de faire partie de la commission des crédits supplémentaires de 1840, M. le maréchal Vallée (je ne veux pas le flatter, je n’ai pas l’honneur de le connaître), montra dans les pensées de ces soixante-douze dépêches qui nous furent communiquées à cette époque, un génie et un caractère dignes d’un fondateur de colonie et d’un homme d’Etat ; il rétrécit la guerre autant que le peut un soldat, il ne céda rien au parti militaire ; il eut l’intention sérieuse, il eut l’intention éclairée de donner à cette colonisation, à cette occupation, des conditions de légalité, des conditions d’institutions, de modération et de sagesse auxquelles nous voudrions tous aujourd’hui la ramener.

Enfin le maréchal duc d’Isly (Mouvement de curiosité.), je puis parler de lui avec plus de liberté peut-être dans cette enceinte que personne dans ce moment pour blâmer son système. Je le puis, parce que je suis le seul membre de cette Chambre qui, à une époque où il était attaqué par tout le monde à cause de la paix de la Tafna, qu’il a conseillée et qu’il a faite, aie eu le courage de le défendre à cette tribune. Et pourquoi l’ai-je défendu ? Précisément dans la pensée qui me fait accuser aujourd’hui son système, dans la pensée que la paix de la Tafna, en régularisant les rapports de la France avec la nationalité arabe, préviendrait ce débordement de guerres, de sang, de millions, qui emporte tout depuis cette époque.

Oui, à cette époque, j’ai défendu M. le maréchal Bugeaud, j’ai reconnu qu’il avait senti la nécessité de mettre une limite, d’établir une barrière, de circonscrire le mal, et je viens aujourd’hui blâmer avec le même courage une partie de sa politique, non comme général, mais comme fondateur.

Et pourquoi m’élevé-je contre sa politique coloniale ? C’est qu’après avoir reçu de son pays le mandat de fermer cette grande plaie de l’Afrique, il nous la rend, comme je le lui ai prédit à lui-même, avec une gloire de plus, une grande gloire militaire, sans doute ; mais il la rend envenimée, élargie avec des difficultés et des impossibilités qui affrontent toute la sagesse, tout le courage des Chambres. (Très bien ! très bien !)

Messieurs, c’est à cette époque que j’indiquais tout à l’heure que s’ouvrit dans cette enceinte le grand et définitif débat qui, malheureusement, trancha la question entre les partisans d’un système modéré et les partisans du système de l’occupation universelle et de la guerre partout.

Je n’ai pas besoin de dire que je suis au nombre de ceux qui demandaient un autre système que celui qui a été adopté avec d’aussi funestes aggravations.

Qu’est-ce que j’avais l’honneur de dire à la Chambre et au gouvernement à cette époque ? Je disais : les civilisations, et ce n’est pas moi qui parle, c’est l’histoire ; les civilisations ne sont pas arbitraires dans le monde, les civilisations résultent de deux grands faits, et tout homme qui ne reconnaît pas ces deux grands faits n’est pas digne de déchiffrer l’histoire. Elles résultent d’abord de la race, de la race humaine, Messieurs, qui a reçu de la nature, des siècles, du climat, de Dieu lui-même, une empreinte particulière, personnelle, spéciale, qui pourra peut-être s’effacer dans des temps inconnus, mais que l’histoire n’a pas vue encore effacée depuis qu’elle écrit ; elles résultent de la nature du sol et de la nature des institutions.

Eh bien ! la guerre, le gouvernement, qui conviennent à telle nature de race et à tel peuple habitué aux institutions occidentales, par exemple, est-elle la guerre, est-il le gouvernement qui conviennent aux peuples asiatiques, aux peuples africains ? Evidemment non. Il y a entre les peuples domiciliés et les peuples nomades, entre la tente et la maison, ces deux symboles d’une civilisation différente, il y a un abîme. Le système de guerre, le système de gouvernement, le système d’administration qui convient aux peuples domiciliés d’Europe, est antipathique à une population non domiciliée, habitant sous les tentes, menant la vie pastorale en Afrique ou en Asie.

Vous comprenez, sans que j’aie besoin de m’étendre sur cette question… (Léger bruit.)

Messieurs, je désirerais que la Chambre voulût bien me prêter, non pour moi-même, mais pour l’importance de la question, une heure au moins encore de son attention ; je vais vous dire pourquoi ; c’est que, selon moi, ce fait de la distinction de ces deux natures de civilisation, l’une nomade, l’autre domiciliée, pour n’avoir pas été reconnu dans le principe, est peut-être la cause de toutes nos erreurs et de toutes nos calamités en Afrique. Voilà pourquoi je demande une attention soutenue, non pas pour la développer, mais seulement pour l’effleurer aujourd’hui.

Messieurs, vous comprenez parfaitement qu’en Europe, par exemple, chez toutes les populations domiciliées de l’Occident, qui habitent des villes, qui ont des maisons qui font racine dans la terre, qui ont enfoui dans ces maisons une partie de leur liberté, en abdiquant une partie de leur locomotion, vous comprenez que rien n’est plus aisé, une fois une bataille gagnée, les principaux points du pays occupés, que de posséder le sol, de retenir dans les liens de la servitude des populations semblables. Ainsi, vous voyez la Russie, avec 35 000 hommes placés au centre, dans la capitale de la Pologne, et tenant par la tête de la nation tous ses membres sous ses mains, vous voyez la Russie occuper Varsovie et posséder paisiblement un pays de 20 millions de coeurs patriotiques, qui, dans d’autres conditions, échapperaient tous les jours à sa domination ; pourquoi ? Parce qu’en tenant le centre, on tient aussi les routes, les fleuves, les canaux, la richesse, la circulation d’un pays européen, et que dans la tête on possède les membres, et on garrotte ainsi une nation, sans qu’il lui soit possible d’échapper à la tyrannie.

L’Autriche dans la Lombardie, avec un corps de 25 à 30 000 hommes, contient les populations patriotiques de l’Italie, sans qu’il leur soit possible d’élever autre chose que leur voix contre l’oppression.

Voilà la puissance d’une armée, voilà la puissance d’un conquérant sur une nation domiciliée.

Mais regardez ce qui se passe, au contraire, en Afrique. Là le conquérant ne possède exactement que les parties du sol sur lesquelles il a le pied : tout le reste lui échappe. Il traverse ces populations, et ces populations se replient sur sa trace ; « c’est le sillage d’un vaisseau, la vague revient effacer la trace où il a passé. » Ces populations, vous ne pouvez pas les posséder par leurs maisons, elles n’en habitent pas ; vous ne pouvez pas les posséder par leurs richesses, elles sont pauvres ; elle n’ont que des yatagans pour défendre leur vie quand elle est attaquée ; elles n’ont aucune de vos natures de propriété ; elles n’ont aucun de ces gages qu’a l’homme civilisé, dans la civilisation que nous connaissons ; elles n’ont aucune de ces conditions qui font maintenir un pays, qui font qu’on le tient avec un petit nombre de troupes, et qu’une fois certaines conditions de conquête accomplies, il est impossible à un peuple d’y échapper ; d’où il résulte, selon moi, deux nécessités :

La première nécessité, c’était un autre système de guerre que celui, très habile, je le reconnais, mais très habile dans un autre point de vue, dans celui de l’Occident, qui a été adopté par nos hommes de guerre : c’était le système turc, le système oriental. Et en quoi consiste-t-il ? Il consiste à faire à travers ces populations pastorales ou nomades une expédition, des expéditions successives, à grandes marches, à grandes proportions, parce que c’est la marche de ces troupes, c’est la puissance de ces expéditions qui intimident pour longtemps et qui jettent le prestige de la force sur les populations qu’on veut soumettre.

Cela commande aussi au gouvernement un autre mode d’administration. Ainsi, jamais l’administration directe, l’administration telle que vous la comprenez en France, en Allemagne, en Angleterre, ne pourra s’appliquer à des populations nomades, car elles échappent à l’administration comme elles échappent à la guerre. Il faut nécessairement, non pas inventer un mode d’administration, mais appliquer aux populations le mode que les puissances qui les ont possédées depuis l’enfance du monde ont été conduites à leur appliquer, c’est-à-dire le mode de traiter avec les chefs des tribus, car la nationalité n’existe pas en Orient ; il n’y a que la famille ; la tribu n’est que l’unité multipliée de la famille. (Mouvement.) Mais ce grand fait, cette puissance du sentiment que nous appelons la nationalité, elle n’y est pas encore, elle n’y sera jamais qu’à ses premiers rudiments. Vous ne pouvez pas appliquer l’administration directe à des populations que vous ne pouvez pas saisir, qui vous échappent toujours, qui cultivent aujourd’hui une partie du sol, demain une autre partie, et qui, en emmenant leurs troupeaux et leurs tentes, laissent vos collecteurs, vos gendarmes, vos patrouilles militaires, comme des janissaires du désert, ne gardant, ainsi que je le disais, que la place même que leurs pieds occupent, et ne retrouvant pas pour les saisir, les administrer, les gouverner, ces populations que, dans votre erreur occidentale, vous croyez pouvoir assujettir et fixer, comme on assujettit dans un arrondissement la population des villages ou des cantons. C’est là l’erreur radicale, la source de toutes vos erreurs dans votre contact avec l’Arabie.

Messieurs, on n’écouta pas alors les vérités que j’apporte de nouveau à la Chambre, vérités dont je me suis convaincu par la cohabitation avec ces peuples, et par la lecture assidue de leur histoire ; on ne les écouta pas, et le système de 1837 fut adopté par la Chambre et suivi par le gouvernement.

Vous savez en quoi consistait ce système. Il consistait à établir une base d’opérations à Alger, à Bone, à Oran, et à faire rayonner de là des colonnes dans l’intérieur du pays, à occuper les principaux centres, ou du moins les principales villes dans l’intérieur de l’Algérie, et de là à posséder ou à s’imaginer qu’on posséderait la population.

L’histoire de ces dernières années a donné tristement raison aux prévisions que nous apportions alors contre ce système à la tribune. Un homme qui est un grand soldat, M. le maréchal Bugeaud, un homme qui par son activité, par son courage, par les soins vigilants qu’il prend du soldat, traité par lui véritablement en frère d’armes, a mérité l’estime de ceux qui s’intéressent à la gloire militaire de leur pays, cet homme est parti avec ce mandat : bien faire la guerre.

Eh bien ! je dis que si la guerre a pu être bien faite, et que si la guerre, telle qu’elle a été faite, pouvait être le remède, la solution de la question algérienne, cette question serait aujourd’hui guérie et résolue. Or, vous voyez à quel point elle l’est.

M. le maréchal Bugeaud a gagné la bataille d’Isly ; vous savez ce qu’a conquis la bataille d’Isly : elle a conquis sa place sur le sable (Mouvement), et elle ne pouvait pas conquérir autre chose ; il n’y a pas autre chose à conquérir dans les populations nomades, pastorales et africaines dont je vous parlais tout à l’heure ; elle a conquis sa place sur le sable : un désert, voilà le résultat de la victoire d’Isly. (Nouveau mouvement.)

Vous avez vu depuis, après les Te Deum, après la joie du pays, après les cris de triomphe qui s’élevèrent en France, lorsque ces chants de triomphe n’étaient pas terminés, vous avez vu que déjà toutes les difficultés de la même situation, aggravées encore par des ressentiments nouveaux avec le Maroc, se présentaient à la solution du gouvernement, et se présentent encore aujourd’hui à la vôtre.

Or, de cette conduite, que résulte-t-il ? Un poids sur votre budget, que vous signalait tout à l’heure un honorable préopinant, et qui, sous des chapitres divers, et peut-être sous des articles plus ou moins déguisés, ne s’élève pas à moins de 121 à 125 millions, dans un moment où la France a un budget de 1 500 millions, et où M. le ministre des finances disait l’autre jour que nous avions déjà dépensé, depuis quinze ans, dans des proportions de troupes beaucoup moindres qu’aujourd’hui, en Afrique, plus d’un milliard. Portez-vous par la pensée à dix années de l’époque où je parle, multipliez ces dix années par le chiffre de 110 ou 125 000 hommes que vous devez solder aujourd’hui en Algérie ; multipliez par les dépenses de colonisation qu’on vous demande, et qu’on aura raison de vous demander quand nous aurons adopté le régime civil, vous trouvez trois milliards que vous aura coûtés alors l’Algérie. Dieu veuille que, donnant un démenti à l’implacable arithmétique de l’honorable M. Desjobert, elle vaille alors, une faible partie de ce qu’elle vous aura coûté ! (Sensation.)

Songez que la Louisiane a été vendu moins de cent millions par l’empereur.

Je laisse ces considérations de finances. L’argent revient avec les années ; elles ne demandent pas compte à ceux qui l’ont prodigué, quand c’est pour un véritable intérêt national.

Mais il y a un impôt qui pèse bien autrement sur le peuple que cet impôt d’argent, c’est l’impôt de votre recrutement annuel pour l’Algérie seule. Les 100 000 hommes que vous voulez tenir au complet en Afrique exigent un surcroît de conscription de 15 000 jeunes soldats par an ! Oui, 15 000 conscrits de plus par an arrachés à la population des campagnes. Ajoutez-y 7 000 jeunes soldats qui meurent chaque année de la fièvre dans les hôpitaux ou sur les routes de l’Algérie, voilà 22 000 Français retranchés tous les ans de la vie et du sol, par cette insatiable conquête qu’il faut recommencer chaque campagne !

Et s’ils mouraient encore par le feu de la guerre ! Votre consommation d’hommes par la guerre est si faible, qu’elle ferait honte, si jamais la guerre pouvait faire rougir en France ; votre consommation d’hommes par la guerre là n’est rien, 80 hommes par an ; mais la consommation d’hommes par le climat, elle est immense ! On dirait que la guerre d’Afrique se venge par la maladie, par la fièvre, par les exhalaisons pestilentielles, de la mauvaise, de la funeste administration, de la fausse pensée que vous ne cessez de lui rapporter en hommes, en sang et en millions tous les ans. (Mouvement.)

Je dis que ce poids du recrutement, qui ne porte pas sur nous, mais qui porte sur ceux que nous sommes chargés avant tout de défendre dans cette enceinte, sur ceux qui n’ont pas de voix pour s’y défendre eux-mêmes, et auxquels nous devons tous prêter la nôtre ici (Très bien ! très bien !), je dis que ce recrutement de 22 000 jeunes soldats français sur ces classes laborieuses qui ne peuvent pas, comme vous, acheter un remplaçant en aliénant une misérable parcelle de leur patrimoine (Très bien ! très bien !), en dépensant, en jetant à l’avenir une faible partie de leur revenu, sur ces hommes qui sont obligés ou de vendre l’unique arpent du sol sur lequel ils exercent leur industrie d’agriculteur, ou de se dépouiller pour la patrie du fils unique, la consolation de leurs vieux jours, l’instrument vivant de leur travail quotidien, je dis que ce recrutement est pour le peuple un dommage, un danger et une iniquité. (Très bien ! très bien ! – Sensation prolongée.)

Oui, c’est la vie du peuple qui paie la gloire et les malheurs de l’Afrique !

Je dis que ce poids du recrutement impose surtout aux classes agricoles une charge injuste. Lorsqu’il ne s’agit pas d’une de ces guerres où la patrie est en danger, où tout citoyen doit être soldat, mais d’une de ces guerres de luxe, de spéculation, d’avenir, dans laquelle nous devons épargner et mesurer goutte à goutte les vies, le sang, qui nous sont confiés par le pays, et que nous devons ménager pour le pays seul.

Je dis que si le peuple des campagnes dont je parle, que si ces conseils municipaux des campagnes, si ces pères de famille avaient voix dans nos délibérations, nous aurions été depuis douze ans et nous serions encore aujourd’hui mille fois plus économes de ces enfants du peuple dont Dieu nous a confié la charge, et dont nous devons rendre compte goutte à goutte, vie par vie, homme par homme, à celui qui ne permet pas qu’on les dépense jamais en vain ! (Très bien !)

Maintenant, je sais ce qu’on nous dit pour étouffer notre voix, pour ajourner du moins la difficulté ; on nous dit : « Mais c’est le dernier effort que nous vous demandons.

« Nous aurons bientôt tous les fruits de cette grande conquête et de cette grande colonisation. La France a besoin de répandre son énergie vitale au dehors, et, à l’exemple de tous les grands peuples, d’avoir des colonies qui correspondent à la puissance et à l’importance de sa situation continentale ! »

Je pourrais examiner si les grandes nations continentales ont des destinées spécialement coloniales ; si nous pourrions comparer la France à la Hollande qui, ayant une population immense, restreinte dans une espèce de marais européen, a été obligée et est obligée tous les jours de jeter l’essaim de ses populations jusque dans les Indes orientales, jusqu’à Batavia ; si nous sommes semblables à l’Angleterre qui, ayant conquis par le temps et l’énergie de ses institutions et la puissance de son organisation un développement de population et de travail excessif, est obligée également d’en déverser la surabondance sur d’autres rivages, et de coloniser tous les points colonisables du globe ; je ne veux pas le faire, je ne le ferai pas. Je garde ma pensée pour moi. Je ne veux rien décourager, ne rien nier ; il est possible que l’Afrique ait un avenir pour nous. Cela dépendra de notre prudence dans la direction de cette affaire. Mais la colonisation dont on nous parle, j’avoue que je ne la comprends pas encore. Il faut s’expliquer enfin. De quelle colonisation veut-on parler ? car il y en a de toutes les natures. L’honorable M. de Carné parlait hier de coloniser par la fusion des races : c’est un beau mot, un mot que la philanthropie dont on nous accuse serait bien heureuse d’adopter, s’il y avait un sens pour nous dans cette parole.

Mais la fusion des races, Messieurs, l’histoire nous a démontré à toutes ses pages qu’elle est impossible. Bien loin de répondre à M. de Carné en feuilletant avec lui l’histoire pour lui montrer tous les démentis donnés par la nature et le temps à cette fusion des races, je lui répondrai par un seul mot qui mérite l’attention de la Chambre.

Un chrétien bienveillant, un général rempli de sympathie pour la race arabe, car il y en a, demandait, il n’y a pas longtemps, à un des premiers cheiks des Arabes de l’Algérie : « Mais pourquoi serions-nous toujours divisés ? ne serez-vous pas sensibles aux efforts que fait un pays plus riche, plus puissant, plus éclairé, plus religieux que vous, pour vous ramener à ses coutumes, à son bonheur, à son administration ? » Savez-vous ce que répondit ce cheik ? « Cela est impossible, dit-il, il y a entre nous la race qui nous sépare, et l’on ferait bouillir ta tête et la mienne dans le même vase, que l’eau même se séparerait. » Voilà quel est pour les Arabes le symbole de cette fusion des races sur laquelle vous voulez bien vous faire illusion. (Sensations diverses et prolongées.) Les proverbes, dans la brutalité de leurs expressions, méritent l’attention des hommes d’Etat, car ils sont la langue, l’esprit, l’exclamation même des peuples !

Mais passons à un autre mode de colonisation. On a parlé tout à l’heure de celle d’un jeune général qui a acquis en Algérie un haut crédit à son nom, le général Lamoricière ; quel est son plan de colonisation ? Je l’ai étudié comme vous ; le voici en résumé : il consiste à prendre artificiellement les sommes nécessaires, les individus nécessaires, les outils, les instruments, le bétail nécessaires à la mère patrie pour les porter aux colons en Algérie. Voilà le système tout entier. Eh bien ! en deux mots, c’est l’expropriation partielle du contribuable français au profit du colon africain ! (C’est vrai !)

Savez-vous ce que ce système de colonisation m’a rappelé ? Il m’a rappelé cette promenade historique, connue de tous les gens qui ont ouvert un livre d’histoire, que fit Catherine II à travers la Crimée. Potemkine, qui la devançait, avait amené sur sa route des populations factices dans ces déserts, où il avait élevé aussi artificiellement des façades de villages, et où il donnait à sa souveraine des représentations de peuples et des répétitions d’empire à ses dépens. (Rire général.)

Reste, Messieurs, la colonisation du gouverneur général de l’Algérie, celle au profit de laquelle il a écrit cette récente et remarquable brochure pleine du reste d’excellents sentiments et d’excellentes idées. Qu’est-ce que la colonisation ? C’est la colonisation militaire.

Décomposons-la un moment.

Le maréchal Bugeaud veut-il coloniser avec des militaires sous les drapeaux ? Mais la loi française le lui défend, et nous n’aurons pas deux constitutions pour nos soldats, une constitution qui exigera douze ans, quinze ans de service, le service à perpétuité dans l’Algérie, et une constitution qui ne demandera au soldat français qu’une part bornée de son existence au profit de son pays.

La colonisation du maréchal Bugeaud, savez-vous ce qu’elle vous demande ? Elle vous demande les conditions de la civilisation et de la législation romaines ; elle vous demande des ilotes, et la France n’a à lui offrir que des citoyens. (Très bien ! très bien !)

Voilà le premier obstacle.

Reste la colonisation par les militaires libérés du service ; elle fait encore partie du plan du maréchal Bugeaud : je vous prie de l’examiner.

M. le maréchal Bugeaud fera-t-il donc sa colonie militaire avec des soldats libérés du service ? Mais trouvera-t-il, à moins que la France ne s’exproprie au profit de ces soldats, 3 ou 400 000 hommes pour établir cette colonie capable de servir de cuirasse à l’Algérie tout entière ? Evidemment, non. Quel est le soldat français, empressé de rentrer dans sa patrie, dans sa famille, sur son sol, dans son climat, dans sa religion, dans sa langue, qui irait volontairement se condamner à un exil signé, à un exil authentique, par-devant notaire, pour satisfaire les caprices de colonisation d’un général ou d’un spéculateur quelconque ? Evidemment, il n’en trouvera pas. Et c’est là la moindre des difficultés, car s’il en trouve, qu’en fera-t-il ? Les laissera-t-il célibataires ? S’il les laisse célibataires, la colonie périt à la première génération. Les mariera-t-il ? Mais avec qui ? Sommes-nous au temps… si l’on peut apporter une plaisanterie dans des choses si sérieuses… sommes-nous au temps où les Romains allaient enlever des femmes aux Sabins ? Irez-vous enlever dans des déserts de l’Arabie de quoi peupler d’une race française votre colonie algérienne ? (Bruits et mouvements divers.) C’est insensé ! Ou bien leur cherchera-t-il des femmes, comme je l’ai entendu proposer sérieusement, dans la lie des grandes villes en France ? Mais quelle génération sortirait d’une telle corruption, et d’une famille où les mères seraient notées d’infamie par le seul fait de leur expatriation ?

Toutes ces tentatives sont évidemment d’un autre temps, d’une autre civilisation, d’une autre époque qui n’a compris aucune des garanties de la constitution, aucune des conditions de la liberté, qui sont le premier patrimoine de tout citoyen français. Par conséquent ce genre de colonisation est impossible.

On vous a parlé, et à moi-même on est venu parler bien souvent d’un autre mode de colonisation vers lequel la nature sympathique de mon esprit m’aurait fait volontiers pencher : c’est cette colonisation inoffensive, pacifique, qui consiste à attirer les individus par la séduction des bienfaits, à les éclairer des lumières de notre culte, à les franciser par l’âme, par l’esprit, par l’intelligence.

Eh bien ! Messieurs, malgré tout mon désir, j’ai été obligé de reconnaître tout de suite que ce mode de colonisation, s’il n’avait pas les dangers des autres, avait du moins toute leur illusion et toutes leurs impossibilités.

Parcourez le monde, lisez les histoires des deux continents de l’Afrique et de l’Asie, que verrez-vous ? C’est que partout, à toutes les époques, toujours, sans aucune exception, les civilisations les plus perfectionnées, les plus puissantes, les plus savantes, et en apparence douées de tous les caractères de supériorité sur celle des Arabes errants, ont échoué quand elles ont voulu ramener ces peuples à la vie civilisée à laquelle on voulait les introduire.

Remontez, descendez depuis les Egyptiens jusqu’aux Grecs, depuis les Grecs jusqu’aux Romains, depuis les Romains jusqu’à Charles-Quint, depuis Charles-Quint jusqu’à vous, et vous aurez toujours les mêmes faits que l’honorable M. de Corcelle m’accusait l’autre jour d’avoir méconnus en caractérisant l’esprit de répulsion de la race arabe pour les civilisations qui les traversent, par ce mot d’imperméables.

Oui, j’ai dit que c’était jusqu’ici historiquement une race complètement imperméable, inaccessible, immodifiable au contact des autres civilisations, quelque avancées qu’elles fussent. Vous avez beau y porter vos arts, ils ne les comprennent pas, il n’en sentent pas le besoin ; votre luxe, ils le méprisent ; votre religion… ils la vénèrent, Messieurs ; mais n’oubliez pas, et tous les hommes qui se sont occupés de la question religieuse, dans les missions anglaises et dans les missions françaises en Orient, tous vous diraient qu’on ne convertit pas de l’islamisme au christianisme, parce qu’on ne fait pas remonter du dogme simple au dogme composé.

Ils admirent la magnificence, la vertu de notre culte, ils saluent profondément nos dogmes, car c’est un peuple aussi religieux, plus religieux peut-être que nous-mêmes ; ils saluent nos dogmes, mais ils ne les adoptent pas. (Sensation prolongée.)

Les témoignages de l’impuissance des civilisations étrangères, à modifier l’Arabe bédouin ou nomade sont visibles aux yeux de tous les voyageurs qui ont vécu comme moi avec eux dans les contrées de l’Orient dont ils parcourent les déserts ; toutes les capitales des empires fondés à différentes époques de l’histoire au milieu d’eux sont anéanties, et eux ils subsistent encore tels qu’ils étaient sur leurs ruines. Babylone, Palmyre, Thèbes, Balbek l’attestent, et les colonnes de ces villes, les monuments de ces civilisations englouties s’élèvent dans le sable comme les mâts des navires submergés au-dessus des flots. Les Bédouins seuls ont surnagé et dressent leurs tentes au pic de ces monuments.

(Après une suspension d’un quart d’heure la séance est reprise et M. de Lamartine remonte à la tribune.)

M. de Lamartine. Messieurs, j’ai montré, autant qu’il était en moi, l’inanité des différents systèmes de colonisation qui ont été présentés jusqu’à ce jour, ou dans la presse, ou à la tribune, pour peupler et administrer l’Afrique.

Permettez-moi de reporter maintenant exclusivement vos yeux, avant d’arriver à la solution que nous devons traiter à la fin, permettez-moi de reporter exclusivement et douloureusement vos yeux sur le seul système de soi-disant colonisation qui a été adopté et pratiqué militairement en Algérie. Je veux parler du système actuel du parti militaire.

On vous disait hier que c’était le refoulement… On n’allait pas assez loin, on n’était pas assez logique. Ce système n’est pas seulement le refoulement, il est aussi la conséquence du refoulement d’une population qui ne veut pas, à bon droit, se laisser déposséder du sol sur lequel elle est née, sur lequel elle vit ; et, malgré les intentions les plus humaines, malgré les inspirations et les lumières du gouvernement, ce système conduit inévitablement à ce mot terrible, qu’on a souvent articulé tout bas à cette tribune, mais que je veux aujourd’hui articuler tout haut, et définir dans tous ses excès. Non qu’il ne m’en coûte autant qu’à vous d’énumérer dans cette enceinte les douleurs, les griefs, les excès d’une occupation française qui devrait se signaler partout par son humanité comme elle se signale partout par son courage, mais parce que viennent un jour et une heure, après une possession de douze ou quinze années, où il faut que la France, pour se décider, connaisse, sache, sente la vérité tout entière : à notre grande douleur, quelquefois à notre honte, il faut savoir découvrir les plaies de notre pays, afin d’appeler l’attention énergique du gouvernement, l’attention plus énergique de l’opinion, pour corriger, pour guérir et pour nous faire rentrer dans un système d’occupation et de conquête plus digne du temps où nous vivons, plus digne du gouvernement représentatif, plus digne de la civilisation, plus digne de la religion de la France.

Ce système d’extermination, Messieurs, puisqu’il n’y a pas d’autre mot, je vais le qualifier. Comment se pratique-t-il ? comment s’est-il défini lui-même ? Vous ne le savez peut-être pas, permettez-moi de le dire : il s’est défini lui-même, il s’est caractérisé, avoué tout haut, non pas dans un acte officiel, mais dans un acte semi-officiel, qui nous a été communiqué à une autre époque, dans une commission de la Chambre. Oui, à une époque où on cherchait, comme aujourd’hui, à se définir à soi-même les conditions de l’occupation paisible de l’Algérie par le gouvernement, par un gouvernement chrétien (Mouvement.), il y a eu ce paragraphe dans les instructions données par une commission du gouvernement à la commission d’Afrique, aux généraux qui allaient explorer la question sur les lieux, il y a eu cette phrase : « Quand à l’extermination des indigènes, quant au refoulement violent de la population, vous aurez à examiner si ce mode de pacification serait jamais praticable. » (Sensation.)

Plusieurs voix. Où cela est-il écrit ?

M. de Lamartine. Dans une instruction donnée, en 1837, à la commission d’enquête qui allait étudier les faits en Algérie.

Il faut que vous sachiez comment le système militaire, à son tour, abusant ou usant de cette latitude inhumaine qui lui avait été donnée dans de pareilles pensées, non pas approuvées, je le reconnais, mais exprimées seulement dubitativement dans une pareille pièce, il faut savoir comment l’autorité militaire elle-même en a compris la portée, et là aussi je la laisse parler. C’est cette autorité militaire qui a adopté pour l’expulsion, pour le refoulement des indigènes, ce mot que je rougis de prononcer à cette tribune, comme la France si souvent a rougi de l’entendre et de le voir s’accuser dans ses actes, ses razzias.

Le système de razzias a été le moyen d’exécution, de refoulement qui avait été recommandé à notre commission coloniale d’enquête. (Bruit et réclamations nombreuses.) J’affronterai toutes les dénégations, tous les mouvements, toutes les intentions de la Chambre. La France saura la vérité, elle entendra ce qu’on fait de son nom, de son drapeau, de son honneur. (Murmures.)

Elle le saura, et j’en accepte ici la responsabilité.

Je n’apporte à cette tribune que des pièces authentiques. Si j’avais voulu y apporter ces récits, dont les correspondances de l’Algérie sont remplies, j’aurais trop contristé le sens moral de mon pays.

Je vais lire des extraits authentiques copiés non pas sur des journaux algériens ; vous pourriez les révoquer en doute, bien qu’ils soient censurés et qu’ils soient une vérité semi-officielle ; mais sur des pièces authentiques, peu nombreuses, qui serviront à caractériser dans l’imagination de la Chambre, dans la pensée de la France, le système militaire qui a été suivi jusqu’à aujourd’hui. Nous ne venons pas en accuser les généraux et les soldats, mais la nature même du système qui peut permettre de tels résultats, le système de l’expulsion violente des indigènes. Lisez les menaces du commandant en chef :

« Je pénétrerai dans vos montagnes, je brûlerai vos maisons, je couperai vos arbres fruitiers… » (Murmures.)

Messieurs, je n’ai pas l’habitude de murmurer ; je n’ai pas murmuré quand l’honorable M. Abraham Dubois énonçait ici des doctrines, des sentiments contraires, au sujet d’une expédition sinistre que je ne peux pas nommer. Je supplie la Chambre de me laisser à moi seul la responsabilité de mes sentiments, mais de me permettre avant tout de les exprimer. (Parlez ! parlez !)

« Je brûlerai vos moissons. Et, les Arabes n’étant pas venus au-devant de nous, ajoutait plus tard le général dans une de ses lettres, nous fîmes un ruban de feu d’environ deux lieues de largeur. » (Mouvement d’horreur général.)

Voici d’autres expéditions, d’autres récits par des officiers généraux qui en ont été les exécuteurs obligés, et dont vous aurez tout à l’heure le témoignage.

« Chacune de nos colonnes, ravageant dans sa marche tous les villages ou réunions de tentes qu’elle rencontrait, portait la désolation dans le pays. Aucun homme ne fut épargné ! les femmes furent prises, les troupeaux enlevés, les silos vidés, et le feu brûla tout ce qui ne parvint pas à s’échapper. »

Sur un autre point, du côté de Medeah, le bulletin d’Alger raconte ces exécutions sauvages.

Et voici les réflexions que ces hommes, que ces écrivains endurcis laissent échapper de leur plume :

« C’était un beau spectacle, au milieu de l’incendie de ces vallées, c’était un beau spectacle que la vue de nos soldats échelonnés sur les pitons nombreux et les couronnant de feu. »

La beauté de l’incendie, la beauté de la dévastation, voilà ce qui frappait ces hommes. Quant aux populations ainsi traquées dans ce réseau de feu et confondues avec leurs troupeaux, écoutez encore, voici le texte :

« Je vous les confie, dit un colonel, vous pouvez en disposer. »

Or, savez-vous de quoi se composaient ces troupeau ? De 60 000 têtes de boeufs. Ces populations, savez-vous de combien d’âmes elle se composaient, de combien de femmes, d’enfants, de vieillards ? Lisez le Moniteur algérien de quelques jours plus tard ; elles se composaient de 7 000 âmes, femmes, enfants, vieillards et soldats arabes. Savez-vous combien sont parvenues jusqu’à la Maison Carrée, de ces 7 000 âmes ? 3 000. Le reste était mort de misère en route.

Plusieurs membres. Ou échappé !

M. de Lamartine. Quelques-uns heureusement s’étaient échappés ; mais un grand nombre de femmes et d’enfants, et vous allez en voir la preuve, avaient expiré dans la longue route. C’est l’extinction de la race par l’extinction des enfants. L’Algérie se dépeuple ainsi par le germe.

M. Gustave de Beaumont. Il y a de meilleurs extraits à faire dans les annales de l’Algérie… de plus honorables !

M. de Lamartine. Je prends ceux qui sont le plus propres à vous faire frémir et réfléchir. Et savez-vous combien de lieues on leur a fait faire ainsi ? 250 lieues !

Vous pourrez confronter ; je ne dis rien qui ne soit pris textuellement sur les écrits officiels dont j’ai eu l’honneur de vous parler. Mais il faut que vous sachiez la vérité.

Ce n’est pas moi qui chercherai jamais à déshonorer la gloire française, mais jamais je ne rendrai la gloire de nos soldats, leur humanité, complices de ce système barbare qui arrive à de pareils résultats, et je crois les défendre en montant à cette tribune pour accuser le système de guerre qui les déshonorerait !

Ecoutez encore, à la date du 18 mai 1845, c’était dans un village du Jurjura couvert en tuiles :

« Tous les Arabes qui sont sortis pour combattre ont été passés au fil de l’épée : tout le reste de la population a été brûlé sous les toitures incendiées des maisons. » (Algérie 1844, mois de juin.)

Quelle est donc la puissance qui force ces hommes à se vanter de pareils actes et à se dénoncer ainsi eux-mêmes de leur propre bouche ?

Je vous le demande à vous-mêmes. Est-ce nous qui avons inventé ces bulletins atroces qu’on a fait circuler en France et pour lesquels certaines voix voudraient obtenir aujourd’hui un bill, non pas d’indemnité, je le reconnais, mais un bill de silence. Ce bill de silence, elles ne l’obtiendront pas.

Et les mêmes actes se renouvellent le 26 et le 27 juillet 1845 dans les mêmes montagnes du Jurjura.

Et en 1846, Messieurs, il y a peu de mois, pendant que nous faisions retentir cette tribune des accents de justice, de bienveillance et d’humanité, en ce moment même peut-être, les mêmes dévastations ont encore lieu.

En 1845, on a porté les flammes jusque dans les oasis du désert, à 80 lieues du littoral de nos occupations.

On a occupé les soldats à couper les arbres fruitiers. Ainsi, on a fait la guerre à la nature : on ne fait plus seulement la guerre aux hommes, on la fait aux germes, à la reproduction, à la nature. (Mouvement.)

Cette exécution de sang-froid, savez-vous combien elle a duré ? Elle a duré toutes les journées du 30 avril et du 1er mai. Deux cents bulletins sont pleins de mêmes faits depuis quatre ans. Lisez dans les annales algériennes les innombrables récits de tribus massacrées par le système des razzias.

Ainsi, la petite tribu des Ousias a été surprise endormie sous ses tentes, dans la nuit, pendant l’expédition du 7 avril ; elle a été fusillée et sabrée, sans exception de sexe, par plusieurs cavaliers auxiliaires.

Ce n’étaient pas des Français, je me hâte de le dire ; plusieurs cavaliers auxiliaires que nous employons trop légèrement et dont nous acceptons trop aisément la responsabilité, rentrèrent au camp en tenant à la main, je ne veux pas dire quoi !… Vous frémiriez !

Voilà ce que nous faisons d’une population que nous voulons fondre avec nous, que nous voulons attirer à nous par l’attrait de notre conduite, de nos doctrines, de notre religion et de notre humanité ! La place que Dieu lui a donnée sur le sol, nous la lui enlevons ; nous voulons ce sol, et pour cela nous la refoulons, nous sommes contraints de l’exterminer. Eh bien ! entre les Arabes et nous, il y a un juge, Messieurs ! Ce juge, c’est Dieu. S’il leur a donné une terre et un soleil, c’est apparemment qu’il leur reconnaissait le droit d’en jouir et de les défendre.

Voilà le système militaire tout entier ; jamais vous ne trouverez d’autres résultats, quelle que soit l’humanité des généraux, que je n’accuse pas. C’est le système que j’accuse ; car, Messieurs, il y a quelque chose de plus cruel que Néron et Tibère : c’est un système faux. Nous ne sommes pas dans les temps de la barbarie et des caractères féroces ; mais nous sommes dans des idées fausses. Oui, il y a quelque chose de plus cruel, en effet, que la cruauté individuelle, c’est la cruauté froide d’un système faux ; et c’est contre celle-là que je m’élève à cette tribune pièces en main !

Voulez-vous la définition de la guerre de razzia par celui-là même qui l’a inventée ? elle n’est pas de moi cette définition ; vous allez juger le caractère de cette guerre par la définition qu’en a faite celui qui en est l’auteur ; la voici dans son texte :

« Vous ne labourerez pas, vous ne sèmerez pas, vous ne pâturerez pas sans ma permission. » Qu’est-ce qu’une razzia ? ajoute l’écrivain militaire. « C’est une irruption soudaine ayant pour objet de surprendre les tribus… (Ecoutez.) pour tuer les hommes, pour enlever les femmes… » les femmes innocentes et les enfants. L’enlèvement d’enfants à la mamelle, par des cavaliers qui ont tué les pères et enlevé les mères, je le demande à votre bon sens, y a-t-il bien loin de là, d’un pareil système de guerre, d’un pareil système de refoulement, à un honteux et fatal système d’extermination ? C’est à votre conscience réfléchie de me répondre ; je ne vous demande pas une réponse en face de la gloire de votre pays que vous craindriez de ternir, mais une réponse que vous me ferez en silence, dans le secret intime de votre conscience.

Enfin il est un autre général qui a dit sa pensée sur ce système ; c’est la dernière citation que j’aie à vous faire, ayez la patience de l’entendre, comme j’ai eu la patience de la copier : « Depuis onze ans, on a renversé les maisons, incendié les récoltes, détruit les arbres, massacré les hommes, les femmes, les enfants, avec une fureur tous les jours croissante. »

Messieurs, c’est le général Duvivier qui dit cela ; vous le connaissez tous, il a noblement participé à cette guerre ; mais rentré dans le silence de sa vie de citoyen, il n’a pu s’empêcher de repasser douloureusement sur les actes dont il avait été témoin, et d’en faire la dénonciation à l’indignation de son pays. Voilà cette paix, Messieurs ; je vous laisse juger du mot qu’elle mérite ici : ubi solitudinem faciunt, pacem appellant, là où il a fait le désert, le vide, le sang, il a appelé cela la pacification de l’Algérie. Si la pacification ainsi entendue était le résultat du système militaire, je ne craindrais pas de suivre l’exemple de courage donné par mes honorables amis MM. de Corcelle, de Tracy, de Tocqueville, Desjobert ; je ne craindrais pas, au nom de la conscience du pays, d’engager la France à renoncer à l’Afrique, plutôt que de tolérer une guerre d’exécutions signalée par de tels actes. (A gauche : Très bien.)

Une voix. La guerre est la guerre !

M. de Lamartine. On me dit : « La guerre est la guerre ! » (Interruption.) J’entends un de mes honorables collègues qui me dit : « La guerre est la guerre ! »

En effet, la guerre est la guerre ; mais la guerre des peuples civilisés et la guerre des barbares, des sauvages, ce sont deux guerres apparemment. (Approbation.) La guerre est la guerre, sans doute ; mais d’abord, dans la guerre, il y a les conditions de justice de la cause ; il faut que la cause soit juste, qu’elle soit sainte et digne de compenser, par sa sainteté, et sa grandeur, les flots de sang et les débordements de malheurs qu’elle occasionne à l’humanité.

Voilà d’abord pour les causes de la guerre.

Et, quant au mode de la guerre, je dirai à l’honorable membre qui m’a interrompu que, s’il peut être permis à des peuplades barbares, sauvages, qui n’ont ni les lumières de notre religion, de notre civilisation, ni la puissance de notre gouvernement, ni la discipline de nos armées, de se faire mutuellement ces guerres de chacals, ces guerres de lions, qu’on appelle razzias dans le vocabulaire de l’Afrique, un général à la tête de 100 000 Français, un général à quarante heures de la mère patrie, à la portée de ses renforts, un général, éclairé par les lumières de la civilisation moderne, et qui l’est, je le reconnais, par la générosité de son propre coeur, un pareil général qui croirait s’excuser par ce mot : « La guerre est la guerre ! » et qui pourrait imiter la guerre féroce et barbare de ces peuplades indisciplinées et sauvages, serait un général qui ferait accuser son pays de rétrograder vers la barbarie.

A gauche. Oui ! oui ! – Très bien ! (Réclamations au centre.)

M. de Lamartine. Je dis qu’il n’y aurait, ni dans ce temps, ni dans l’avenir, aucune excuse qui pût effacer un pareil système de guerre, dans l’état de force, de discipline, de grandeur et de générosité que nous commande notre situation civilisée ! Je pourrais vous parler d’autres actes qui ont fait frémir d’horreur et de pitié la France entière, les grottes du Dahra, où une tribu entière a été lentement étouffée ! J’ai les mains pleines d’horreur : je ne les ouvre qu’à moitié. (Agitation.)

On me dit : « Que faut-il donc faire ? quelle est la solution à cette question ? »

Messieurs, l’heure n’est pas arrivée, selon moi, de discuter une à une… (Exclamations au centre.)

Je donnerai un démenti, par le fait, aux murmures qui m’interrompent, et qui semblent m’accuser d’avoir réfléchi, comme vous tous, pendant quinze ans, sur la plus immense question de mon pays, sans en avoir entrevu une solution possible et raisonnable. Je le sais, la solution, facile en 1837, est devenue de jour en jour plus difficile ; la plaie s’est élargie ; les difficultés se sont agrandies ; le sol même de l’Algérie s’est étendu ; le débordement de nos ravages, et nos troupes sur ce vaste espace de 250 lieues de longueur et de 40 lieues de profondeur, les froissements, la haine, les inimitiés, les ressentiments, les représailles entre deux peuples dont vous avez longtemps favorisé le contact, sur une échelle trop illimitée, tout cela, je le reconnais, a aggravé immensément les difficultés de la solution ; et quand nous n’en trouverions pas aujourd’hui, ce n’est pas à nous, certes, que vous devriez vous en prendre ; ce n’est pas nous qui vous avons demandé de créer la difficulté aussi grande, aussi large, aussi irrémédiable que nous la rencontrons aujourd’hui devant nous. Mais, telle qu’elle est, un esprit politique doit l’aborder résolument : il n’y a pas de difficulté au-dessus de la sagesse du gouvernement français, au-dessus de l’impulsion d’une Chambre française, au-dessus de la toute puissance militaire d’une grande nation militaire comme la France ; il n’y a pas de difficulté insurmontable.

Voulez-vous que je vous dise en peu de mots, si j’étais le gouvernement, comment je tenterais de résoudre, non pas en un jour, non pas en un mois, non pas par une seule mesure, mais graduellement, honorablement, peu à peu, cette grande question, sur laquelle nous délibérons depuis si longtemps ? Le voici :

Je supprimerais d’abord la cause principale du mal, celle qui l’a agrandi, élargi, envenimé jusqu’au point où vous le trouvez aujourd’hui sous votre main ; je supprimerais la dictature militaire. (Mouvement.)

Tant que vous aurez la dictature militaire, tant que vous aurez le gouvernement dans la main d’un chef militaire, vous aurez la guerre : c’est la nature, c’est la fatalité, c’est la nécessité des choses. Je n’y substituerais pas un vice-roi, comme on en a jeté la pensée dans le public depuis quelque temps ; la création d’un vice-roi en Algérie, cette royauté de seconde ligne que vous jetteriez de l’autre côté de la mer, quel sens aurait-elle dans la situation présente ? Qu’est-ce qui a fait créer à l’Amérique, à l’Autriche, les grandes vice-royautés que vous avez vues dans le monde ? C’est la nécessité de pourvoir, dans des colonies, dans des fractions de l’empire très éloignées, aux éventualités soudaines qui exigent l’arbitraire du gouvernement d’une colonie éloignée de la métropole.

Il a fallu pour ainsi dire transporter, personnifier la pensée de la mère patrie, du gouvernement, de la royauté elle-même, dans une personne à laquelle on a donné le nom de vice-roi. Cela était logique, car cela était nécessaire.

Mais à quarante heures de la mère patrie, mais à la même distance du centre du gouvernement français que vos villes, que vos chefs-lieux les plus éloignés du territoire, créer un vice-roi, embarrasser les rouages déjà si compliqués du gouvernement représentatif d’un pareil ressort, en vérité ce serait insensé, ou ce serait dénoter dans cette création une pensée de séparation que la France ne veut jamais admettre et qu’elle n’admettra jamais. (Mouvement.)

Ecartons donc la pensée d’une vice-royauté. Faisons au lieu d’un vice-roi ce que la Grande-Bretagne a fait pour les Indes : un gouvernement de l’Algérie. Ce qui manque à la conduite des affaires d’Alger, ce ne sont pas des bras, c’est une tête, ce sont des vues, un plan continu, à la place de ces pensées mobiles et contradictoires que vous y envoyez et que vous en retirez avec chaque gouverneur. (Très bien ! très bien !) Créez au-dessus du commandant des troupes un conseil de gouvernement de votre possession d’Afrique, composé de cinq hommes éminents et qui se renouvelleront par cinquième, pour que la tradition des affaires y subsiste toujours. Donnez-lui la délibération et la décision, sauf le recours au gouvernement supérieur à Paris et la responsabilité du ministère ; donnez-lui l’initiative de toutes les mesures de guerre ou de paix, d’administration ou de colonisation, la politique enfin de l’Afrique ; faites-le correspondre, soit avec un ministre spécial de l’Algérie à Paris, qui sanctionnera ses actes, soit avec vos différents départements ministériels ; subordonnez-lui vos généraux ; donnez aux parties pacifiées et colonisées de l’Algérie les institutions civiles, les garanties et les formes de la loi financière ; attirez ainsi par la sécurité les colons étrangers que l’arbitraire d’un gouverneur intimide ou repousse. Ayez deux zones en Algérie : une zone de paix sur le littoral protégé, couverte par votre armée ; une zone de guerre régie par ordonnance et par un système mixte approprié aux moeurs des Arabes. Repliez ces postes inutiles perdus dans l’intérieur, trop isolés, trop nombreux. Réduisez de 20 000 hommes dès aujourd’hui votre armée, réduisez-la d’autant l’année prochaine. Réduisez-la jusqu’à l’effectif suffisant de 40 000 hommes. Votre guerre n’est pas une guerre à 100 000 hommes. Les Turcs dominaient l’Algérie avec 15 000 hommes seulement : parce qu’ils gouvernaient les tribus nomades comme on doit les gouverner, de loin et par suzeraineté. (Murmures.)

Messieurs, je comprends ces murmures, et je vais y mettre un terme en descendant de cette tribune. Mais, avant d’en descendre, permettez-moi de revenir par un seul mot à la pensée qui me préoccupait à l’origine de cette discussion et au commencement de ce trop long discours.

Je vous disais, Messieurs, que la situation faite à la France par le système démesuré, par le système sans limite et sans frein que nous avons subi jusqu’ici en Afrique, que cette situation n’était pas tenable, et qu’à un jour donné elle exposerait notre puissance et nos frontières continentales dans une proportion mille fois plus grande qu’elle ne consoliderait notre domination en Afrique.

Lord Wellington, un des hommes de l’Europe le plus intéressé, vous le savez, à mesurer la force, à tâter le pouls de la force française, disait, il y a peu d’années, en 1840, ce grand mot qui est toujours resté depuis cette époque dans mon souvenir ; il disait à deux représentants des puissances étrangères qui craignaient la guerre de la France contre le continent :

« Rassurez-vous, Messieurs ; tant que la France sera occupée à ronger l’Algérie, tant que la France aura 100 000 hommes en Afrique, vous n’aurez rien à redouter ; l’Europe n’a rien à redouter de la France ! »

Selon moi, ce mot était tout un système. Il était un système au-dehors de la France, et je suis tenté quelquefois de croire qu’il était un système au-dedans. (Chuchotements.) Oui, la preuve qu’il est un système au-dedans, je la trouve dans ce seul fait : c’est que, depuis quinze ans que nous vous en conjurons à cette tribune, au lieu de vous armer, de vous consolider en créant des places fortes, en creusant des ports, en portant votre puissance défensive sur le seul point où vous puissiez être sérieusement attaqués, c’est-à-dire sur le littoral de l’Algérie, vous vous répandez à l’intérieur, vous allez vous créer des ennemis jusqu’au fond du désert, et vous abandonnez à toutes les chances incertaines et funestes de l’avenir la partie de cette grande colonisation sur laquelle vous auriez dû porter la prévoyance, la force, les armements de votre pays, le côté maritime, le seul par lequel vous puissiez être menacés un jour d’une guerre avec l’Angleterre !

Je dis que ce mot est un système, et l’histoire de ces dernières années le dira douloureusement avec moi, Messieurs ; et voyez, en effet, ce qui s’est passé depuis la révolution de Juillet, à l’occasion de l’Algérie. L’Algérie a été un prétexte ou une raison de renoncer à tout mouvement. Le lendemain même de la révolution de 1830, que se passa-t-il ? Un instinct de réaction bien naturel contre les traités, subis quinze ans, de 1815, tourna la pensée de la France vers le Rhin. Mais l’armée et la flotte sont en Afrique ! L’Algérie est entre le Rhin et vous ! (Sensation.)

Peu de jours après, une irruption inattendue et lointaine du volcan révolutionnaire éclata à Varsovie. L’entraînement de la France la porta à fraterniser avec la Pologne indépendante. Vous regardez autour de vous, vous cherchez vos armes, vos forces, vos escadrons, vos bataillons : tout est compromis, engagé en Afrique, la Pologne est vaincue, l’ordre règne à Varsovie, suivant une expression mémorable. L’Algérie est entre la Pologne et vous ! (Nouveau mouvement.)

La Belgique suit votre exemple, elle a ses trois jours ; l’élan des deux peuples, français et belge, les porte l’un vers l’autre. Ils tendent à s’unir, à se confondre, à fortifier leurs deux territoires, leurs deux nationalités, en n’en faisant qu’une. Mais si vous acceptez la Belgique, la guerre éclate, et il faut retirer vos troupes d’Afrique ; les conférences de Londres s’ouvrent, elles usent, par le temps et par les protocoles, l’élan des deux peuples l’un vers l’autre, la Belgique est séparée de la France. L’Algérie est entre Bruxelles et vous ! (Violente explosion de murmures. – Attendez le silence !)

Messieurs, mes forces physiques me permettent à peine d’arriver, après deux heures et demie de parole, aux derniers mots de ce trop long discours. Je conjure les interrupteurs de me permettre de donner jusqu’au bout satisfaction à quelques consciences d’hommes qui pensent ici comme moi, et de ne pas étouffer le cri de ma propre conscience (Approbation. – Oui, oui ! parlez ! parlez !)

Messieurs, la même impuissance d’agir sur le continent, à cause de votre occupation trop large d’Afrique, vous fit abandonner l’Italie à l’époque où les Autrichiens s’avancèrent, contre les traités, jusqu’à Bologne. Ce n’est pas tout. En 1840, l’empire ottoman tombe en morceaux, l’heure de la grande politique a sonné enfin pour la France ; la France tient, si elle le veut, le poids de l’équilibre du monde : le traité du 15 juillet se signe comme un défi contre vous à Londres. Vous brûliez d’y faire une réponse énergique et digne de la nation, mais vous avez 70 000 hommes engagés en ce moment en Afrique. Vous rappelez votre flotte pour aller les chercher au besoin, vous signez la note du 8 octobre. Je n’accuse pas en ce moment le cabinet qui fut condamné à ces actes. Je le plains. Je comprends sa pénible alternative ; son patriotisme a dû cruellement souffrir ! Il a fallu renoncer à toute grande politique en Syrie, en Egypte, à Constantinople, et y subir le bombardement de Beyrouth et de Saint-Jean-d’Acre, et l’ascendant des quatre cours liguées contre la France. Pourquoi ? Vous auriez compromis l’Afrique. L’Algérie était entre vos destinées en Orient et vous ! (Mouvement prolongé.)

Ainsi, sacrifions tout, révolutions, sympathies nationales, accroissement de territoire, amitié des peuples, protection de la liberté dans le monde, droit, honneur, reconnaissance, sécurité même, de peur de nous dessaisir de cette proie qui embarrasse plus la main de la France qu’elle ne la fortifie !

Messieurs, je le disais en commençant, et je le répète, je ne suis pas partisan de la guerre, et si, malgré tant de dissentiments entre le ministère et moi, j’ai prêté quelquefois ma faible part d’appui au gouvernement de mon pays, c’était pour honorer et fortifier en lui cette pensée qu’il a eue de vouloir être, mais être dignement, un gouvernement pacifique : pensée qui est la vôtre, qui est et qui restera la mienne, ou plutôt qui n’est ni la vôtre ni la mienne, qui est celle des temps, celle des choses, celle de l’ordre, du progrès et de l’époque de civilisation nouvelle que Dieu nous appelle à comprendre et à fonder pour nos descendants. (Adhésion à gauche.)

Non, je n’ai jamais été un partisan de la guerre, je n’ai jamais agité à cette tribune les plis du drapeau français, je n’ai jamais fait appel à ces souvenirs napoléoniens que je voudrais pouvoir extirper du coeur de mes compatriotes ; jamais je n’ai allumé pour l’éteindre ce feu sacré du patriotisme, qu’il faut réserver pour les périls extrêmes d’une nationalité menacée ! Mais croyez-vous que sous ces pensées de paix, de conciliation européenne, d’harmonie continentale, si favorables au bonheur et à l’avancement du genre humain, il n’y ait pas place pour un grand sentiment patriotique dans un coeur français ? Croyez-vous que quelqu’un ici, homme ou parti, puisse réclamer le monopole du patriotisme ? Non, tous n’ont pas les mêmes opinions sur le mode de nous implanter en Afrique et d’y enraciner la puissance française ; les moyens sont différents, le patriotisme est le même, le mien comme le vôtre !

Eh bien ! je vous le déclare : le fol emportement de nos systèmes trop onéreux au peuple, au trésor, à l’armée en Algérie, la trop grande déperdition de nos forces nationales en Afrique, ont fait cruellement souffrir mon patriotisme plus continental que le vôtre (car enfin mon patriotisme est en France et non sur l’Atlas) ; oui, j’en ai souffert douloureusement pour mon pays dans le passé ! J’en gémis dans le présent, j’en tremble pour notre influence européenne dans l’avenir ! et c’est ce sentiment seul qui m’a forcé à monter, après sept ans de silence sur cette affaire, à la tribune, malgré les répugnances, les murmures, les fausses interprétations que tout homme politique doit s’attendre à encourir, quand il se dévoue à parler contre une passion de son pays. (Mouvement prolongé.)

Oui, je me suis tu sept ans sur cette affaire, épiant comme un ami attentif un retour de raison et de réflexion dans l’opinion publique, pour lui faire entendre une parole de prudence et de modération. Je me suis tu sept ans, mais aujourd’hui j’ai tout bravé, et je m’en félicite, pour éclairer mon pays ; et comme ce muet de naissance, le fils de Crésus, à qui la force de son sentiment pour son père arracha, dans un danger, le seul mot qui fût jamais sorti de ses lèvres, je laisse échapper la vérité tout entière dans le cri de ma conscience devant vous, et je dis avec une pleine et douloureuse conviction à la Chambre, au gouvernement et au pays : Choisissez ! choisissez entre un abaissement, entre une diminution de votre influence, de votre force sur le continent, et un changement radical de votre système en Algérie. (A gauche : Très bien ! très bien !)

[…]

Source: http://www.assemblee-nationale.fr/histoire/lamartine/discours/10-06-1846.asp

2 commentaires

  1. Abdelkader DEHBI on

    RE: Discours d’Alphonse de Lamartine sur l’Algérie à l’Assemblée nationale
    Merci à la Rédaction de Hoggar de nous avoir rappelé à travers ce discours de l’un des siens, les Crimes historiques de la France coloniale en Algérie. Des crimes imprescriptibles relevant des qualifications juridiques de Crimes de Guerre de Crimes contre l’Humanité.
    J’espère que parmi les lecteurs de cet article, il s’en trouvera quelques uns, parmi ceux qui ne cessent de rebattre les oreilles des gens, avec « Les Lumières de l’Occident » et qu’ils auront un minimum de décence et de dignité – ce qu’on résume chez nous par « nif », comme chacun sait – et qu’ils pourront se dire qu’ils ont un ancêtre ou une ancêtre, qui figurent peut-être, parmi les millions d’algériens massacrés par la France dite des « Lumières » et autres « Droits de l’Homme »…

  2. Mohand Tahar on

    La franc-maçonnerie et la culture de mort.
    La secte de la franc-maçonnerie et la culture de mort.

    C’est la logique idéologique et politique de la Franc-maçonnerie universelle qui a mené inéluctablement la République jacobine au génocide. La matrice révolutionnaire de 1789 pour l’avènement d’un « monde nouveau » SANS DIEU et pour une « République universelle » a instauré la politique de la Terreur,de l’Epuration sauvage,et symbolise la « valeur » suprême qui animait les membres franc-maçons du Comité du Salut public et par la Convention. Ce sont ces derniers (Robespierre-Lazare Carnot ….etc.)qui ont conçu, voté et mis en œuvre personnellement le génocide de la Vendée de 1793 (175.000 morts).(1)

    Les Maréchaux et les Généraux français qui ont commis des crimes contre l’humanité lors de la conquête de l’Algérie étaient animés par la même culture de mort et, leurs déclarations aussi sanguinaires que mégalomanes illustrent bien leur degré d’endoctrinement et d’obéissance aveugle à secte satanique dite des « lumières »(de Lucifer).

    Qu’on en juge :

    Génocide Vendéen de 1793 : Après la bataille de Savenay, du 23 décembre 1793, François-Joseph Westermann,Général de l’armée républicaine écrivit au Comité de salut public une lettre contenant le passage suivant, resté célèbre :

    « Il n’y a plus de Vendée. Elle est morte sous notre sabre libre, avec ses femmes et ses enfants. Plus de Vendée, citoyens républicains, je viens de l’enterrer dans les marais et dans les bois de Savenay, suivants les ordres que vous m’avez donnés […]. J’ai écrasé les enfants sous les sabots des chevaux, massacré les femmes […] et n’ai pas un prisonnier à me reprocher, j’ai tout exterminé […] »

    Algérie 1830 : Extrait de la description,par l’Officier d’état-major Pélissier de Reynaud du massacre de la tribu des Ouffias par les troupes sous le commandement du Duc de Rovigo :

    «… Tout ce qui vivait fut voué à la mort… On ne fit aucune distinction d’âge, ni de sexe… En revenant de cette funeste expédition plusieurs de nos cavaliers portaient des têtes au bout de leurs lances… ».(2)

    Il ne faut pas oublier du registre des « hommes des lumières » le Victor Hugo et «la supériorité des Blancs sur les Noirs». Son Discours sur l’Afrique,18 mai 1879,n’est pas mal non plus. Défense et illustration de l’impérialisme français!:

    « De hardis pionniers se sont risqués, et, dès leurs premiers pas, ce sol étrange est apparu réel ; ces paysages lunaires deviennent des paysages terrestres. La France est prête à y apporter une mer.Cette Afrique farouche n’a que deux aspects : peuplée, c’est la barbarie; déserte,c’est la sauvagerie (…).

     » Au dix-neuvième siècle, le blanc a fait du noir un homme ; au vingtième siècle, l’Europe fera de l’Afrique un monde.» (Applaudissements)

    « Allez, Peuples ! Emparez-vous de cette terre. Prenez là. A qui?,à personne.» (3)

    Sources : (1) – Reynald Seycher – La Vendée vengée;le génocide franco-français.
    http://www.youtube.com/watch?v=2237nVZhmMA

    – Et un tonneau d’oreilles….un! http://stanechy.over-blog.com/article-12203963.html

    -(3)Victor Hugo: http://www.contreculture.org/AG%20Hugo.html

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