Ceux qui mettent, en particulier à l’occasion des manifestations culturelles, le nom propre Andalousies au pluriel, ont sans doute raison, car ils respectent les choix personnels et dissipent les jalousies. Depuis sa disparition, la véritable Andalousie, dont le territoire s’étendait à la quasi-totalité des territoires de l’Espagne et du Portugal actuels, se reflète dans tous les cœurs, et y épouse les formes des désirs des descendants de ses anciens maîtres aussi bien que de ceux qui sont aujourd’hui les héritiers politiques du territoire de l’Andalousie. C’est sa façon à elle de se perpétuer, je ne dis pas de se venger, car le sentiment de vengeance lui est étranger. L’Andalousie est amour, et si les espagnols, descendants des matamoros qui aujourd’hui l’habitent, la comparent à une blanche colombe, c’est tout dire. Blanche, comme l’innocence de ceux qui ont créé sa légende, et colombe comme la paix à laquelle elle ne cesse d’appeler.

Je ne vous dirais pas toute mon Andalousie à moi. Je ne suis pas poète, et les mots me manqueraient. Mais je vous en confierais, si vous l’acceptez, quelques sentiments que son doux nom m’inspire.

Le premier mot qui me vient à l’esprit, la première image qui se présente, ce n’est pas pour le berbère que je suis, celui d’une nostalgie, ou l’histoire de l’échec d’une entreprise qui fut menée par mes ancêtres accompagnés de quelques Arabes, en traversant le détroit qui aujourd’hui encore porte le nom de leur chef, Gibraltar, Jabal Târiq.

La chute de Grenade fut une chute pour toute l’humanité. Ceux qui l’ont causée étaient dépourvus de toute grandeur, comme les hordes de Hulagu saccageant Baghdad au 13ème siècle. Il est des victoires amères pour ceux-là même qui espéraient s’en glorifier.

Non, je ne regrette rien de tout cela. Ni les outrages ni la déportation [1]. Tels sont les jours ! On ne se révolte pas contre le destin.

Aujourd’hui les premiers sentiments qu’éveille l’évocation de l’Andalousie, sont en relation avec son nom même, et sa situation géographique. Son nom évoque déjà en moi le paradoxe. On dit qu’il viendrait de ce qu’elle fut la terre des Vandales. Or cette étymologie possède une connotation négative, d’autant plus que les vandales ne sont restés en Espagne que quelques années (411-429 après J.C.) avant de se rendre en Afrique du Nord où ils n’eurent pas non plus le temps de prendre racine. L’étymologie qui la rattache à l’Atlantide me paraît plus sérieuse [2]. Cette origine fait rêver. Les berbères auront ainsi perdu l’Atlantide pour la deuxième fois. Il faut en effet rappeler que dans les monnaies qui furent frappées en Andalousie cinq ans après l’occupation de la contrée par les troupes venues d’Afrique du Nord, figurait la mention, en latin de Spania, et en arabe d’Andalus. Ce dernier nom n’était donc pas celui que les autochtones donnaient à leur pays. Il provenait sûrement d’une information donnée par les Berbères. Première injustice à réparer.

Sa situation géographique la fait correspondre aussi à un lieu métaphysique. Elle est l’Orient de l’Occident, et l’Occident de l’Orient. Elle se situe à la rencontre de deux opposés, elle est la coincidencia oppositorum. Et si je dis que cette situation géographique est aussi une position métaphysique, c’est parce que je n’hésite pas à prononcer à son sujet le mot intermonde, mot par lequel Henry Corbin, l’éminent orientaliste bien connu, a rendu le terme arabe coranique, barzakh (« Ce qui unit et sépare » dit Ibn ‘Arabî). Autant dire que c’est un monde où l’on n’est ni occidental ni oriental. Lieu de rencontre, mais aussi et pour cette même raison lieu de conflit. Mais où le « vainqueur » a intérêt à ne pas vaincre par écrasement, s’il ne veut pas souffrir de sa solitude. Car l’Andalousie ne peut être que lieu d’harmonie. Les taureaux de la Corrida sont autant de sacrifices accomplis par le torero, héros des espagnols,  pour rendre à son pays la sérénité. Quête impossible !

Târiq ibn Ziyâd avait unifié ces deux rives qu’un autre héros, mythique cette fois, Hercule, avait dit-on jugé bon de séparer, ces fameuses Colonnes d’Hercule. Mais le héros était justifié par sa bonne intention, il voulait ramener la paix.

Ce n’est pas le seul contraste, le seul paradoxe, mais il est certainement à mettre dans cette terre qui continue de nourrir, bien que politiquement morte (en tant que telle) depuis des siècles, les esprits de tant de personnes qui rêvent de voir enfin s’instaurer une ère de dialogue des civilisations, des cultures. C’est que cette terre située géographiquement à la limite de deux mondes, l’Orient et l’Occident, fut et demeure potentiellement, une terre riche d’espérance, de symboles.

L’Andalousie est donc notre mère à tous, elle est la mère  de l’Orient et de l’Occident. Elle est aussi bien évidemment la mère de l’au-delà des mers, de cette terra incognita que « découvrit » Christophe Colomb, un homme qui mit les voiles à Séville,  la capitale de l’Andalousie et qui, dit-on, aurait été guidé par un navigateur arabe. Mais Colomb ne rêvait que d’or et d’argent, déjà un yankee.

L’Andalousie est une terre d’Amour. Avant de mourir, notre mère, pour être juste envers tous ses enfants, a rendu deux âmes, pour léguer à chacun les clefs de son bonheur : une âme vers l’Occident, une âme vers l’Orient.

Une âme qui s’appelle Averroès pour les occidentaux. Ils avaient besoin de découvrir Aristote, ils avaient besoin de lui, eux qui étaient appelés à découvrir de nouvelles terres physiques, à maîtriser la nature. Ils avaient besoin d’une philosophie des essences, qui accordent le primat aux choses de ce monde, car c’était là l’objet même de la civilisation occidentale, mener les hommes vers la maîtrise de l’atome, de la civilisation matérielle. Comme Robinson Crusoé dans son ile, Colomb comptait son temps en argent. Aucune ambition métaphysique.

Henry Corbin, orientaliste devenu oriental, aurait préféré que l’Occident suive plutôt Avicenne – qui, pour les Arabes était resté ambigu, ni suffisamment aristotélicien, ni suffisamment musulman – au lieu d’Averroès. Il avait raison de préférer un homme qui parle des anges, à un homme qui expose une philosophie des choses.

L’Histoire ne fait pas de sentiment, on ne peut pas la rendre conforme à nos vœux, fussent-ils des plus sincères. Averroès, lui restitue un Aristote à la mesure des occidentaux, de l’époque qui va le suivre. Son œuvre sera dévorée par les esprits, elle en sera pour des siècles la principale nourriture. C’est sans doute la raison pour laquelle le destin a voulu que bien qu’enterré une première fois à Marrakech, le corps d’Ibn Rushd fut exhumé pour être transféré en Andalousie, rendu à la terre qui allait devenir doublement « occidentale ». Le corps d’Averroès est le témoin de la dette, toujours courante, de l’Occident à l’Orient.

Une autre âme s’appelle Ibn ‘Arabî, c’est cette âme qui nous occupe le plus aujourd’hui pour cette rencontre. Elle correspondait aux besoins d’une société qui allait être bientôt sur le déclin, une civilisation usée, mais surtout en butte à des difficultés intellectuelles. Ibn ‘Arabî fait ses adieux à son Andalousie. Il a fui l’Inquisition almohade qui sera bientôt remplacée par la SANTA INQUISICION du Cardinal Cisneros. On peut même dire qu’il fuyait déjà la Sainte Inquisition instituée par le pape, lui qui avait le pouvoir de lire l’avenir. L’âme d’Ibn Arabî s’en est allée laissant la place à l’âme chrétienne. La  noblesse vraie a laissé la place à une parodie de noblesse. C’est pourquoi le malheureux Cervantès écrira son Don Quijote de la Mancha, pleurant un passé irrémédiablement perdu.

En vain les Espagnols tenteront d’imiter le raffinement andalou. Leur effort moral et esthétique sera vaincu par la tentation de l’or qui accaparait tous les esprits. L’or qui tue toute humanité, qui rend aveugles et sourds, et que l’on ramenait par charge entière des lointaines terres nouvelles d’Amérique, arraché par l’épée aux Incas et aux Aztèques, dont on ne prend même pas la peine de transcrire l’écriture, parce que les conquérants n’ont rien de chrétien, analphabètes qu’ils étaient comme cette brute de Pizarro. C’était le siècle bien nommé Siglo de Oro.

Cervantès a montré l’impossible chevalerie sans l’islam. Une ambiance de torpeur s’était installée en Andalousie.

L’Orient musulman avait fait éclater son scandale. Le théologien Ghazzâlî (mort en 505/1111) avait proclamé l’échec de la falsafa. Il semblait même l’avoir définitivement terrassée. Mais quand bien même il aurait réussi, quand bien même il aurait pu établir les preuves définitives de la fausseté des idées des péripatéticiens, cela ne suffisait pas à calmer les esprits, à rassurer les croyants. Car la production des hommes chargés de défendre la religion était encore loin de fournir des réponses satisfaisantes, capables de mettre un terme aux tensions, et de rassasier les esprits qui eux avaient soif non pas d’or, mais de vérité. Un émoi profond s’était emparé des gens du Maghreb. Sous les Almoravides, on avait même brûlé le plus célèbre ouvrage de Ghazzâlî, Ihyâ ‘ulûm al-dîn. Les maghrébins étaient réfractaires à la critique du passé, du salaf. Ils montraient déjà les premiers signes de sclérose intellectuelle. Ils préféraient rêver sur leur passé plutôt que de se secouer. On sait ce que cela leur coutera.

Il fallait s’empresser de venir en aide à leurs frères d’Orient. L’occident de l’islam devait prouver et allait prouver qu’il avait les ressources intellectuelles pouvant compenser la faiblesse et l’usure qui se manifestaient en Orient. Ibn Tumart, l’inspirateur des Almohades revient de son voyage en Orient, avec un diagnostic clair, et des idées qui lui semblent être le remède. Il met un peu plus de rationalité au fond de la réflexion théologique. Il appelle son mouvement al-Mouwahiddûn, les Unitaristes. Le mot est prononcé, la problématique est énoncée. C’est le maître mot, la solution. Chacun y met le sens qui lui convient, mais tous ont conscience qu’il faut ramener les maux des musulmans à l’unité. Car l’unitarisme des almohades, ce n’est pas seulement la re-proclamation de l’unité divine prônée par la théologie musulmane, que tous les musulmans connaissent et approuvent.

Averroès penseur, à ne pas confondre avec idéologue, des almohades,  se fait l’apôtre lui aussi d’une idée de l’unité, et en vient à professer l’idée de l’unité de l’âme, de l’intellect, du moins est-ce ainsi qu’on le recevra longtemps, mais combat Ghazzâlî pour relever ses faiblesses et les contradictions de son système de pensée théologique tout en désarçonnant Avicenne célèbre philosophe, cible du théologien.

Ibn ‘Arabî, reconnaît que Ghazzâlî n’a pas connu la vérité, haqîqa, mais sans malmener le penseur du Khorasan, comme le fait Averroès. Il est vrai que Ghazzâlî a conforté pas mal la position du soufisme. Unité de pensée (monolithisme ?) en politique, unité de l’âme en philosophie, et unité de l’être dans le soufisme.

C’est Ibn ‘Arabî qui tel Zarathoustra descendant de sa montagne va rapporter la solution, fruit de ses longues années de méditations, pardonnez-moi, fruit de ses longues années de patience devant le seuil de la Providence. Il rapporte sa découverte et s’empresse de prendre le chemin  de l’Orient, car il sait que c’est surtout là que l’on a le plus besoin du remède qu’il vient de découvrir et qu’il sera le plus écouté. Le monde derrière lui va bientôt s’écrouler. Si j’étais un poète, je dirais que c’est à cause de son départ que la partie musulmane de l’âme andalouse va s’effondrer. C’est normal. Il en était le pilier principal.

Paradoxalement, l’Orient bien que ruiné, rendu exsangue par les hordes mongoles, connaît surtout des problèmes spirituels. Mais est-ce si paradoxal que cela, notre monde qui commence à mettre les pieds dans le cosmos, ne souffre-t-il pas, au faîte de sa puissance, de la crise spirituelle ?

Pendant que certains tentent en vain de freiner l’avance des troupes mongoles, d’autres sont en train d’étudier, de fréquenter des maîtres en ayant conscience que le vrai jihâd était là, dans l’étude. On y développera le système de la wahdat al-wujûd de façon extraordinaire. Ils auront eu raison : les vainqueurs mongols ne trouveront rien à dire devant l’excellence de la pensée développée par les maîtres soufis face aux maîtres spirituels bouddhistes. Vainqueurs par l’épée, ils seront vaincus par les cœurs, mais pour leur plus grand bien. Si pendant des siècles, en Occident, on ne pensa plus qu’Averroès, en Orient, on ne pensa plus qu’Ibn ‘Arabî, même si ce ne fut pas toujours pour l’approuver. Et d’ailleurs ceux qui pensent encore quelque chose dans ce même Orient ne pensent qu’Ibn ‘Arabî. Jusqu’au début du 16ème siècle, les intellectuels iraniens furent tous férus d’Ibn ‘Arabî ; après l’avènement des Safavides, cela continua avec moins de liberté, jusqu’à Mullâ Sadrâ Shîrâzî, pour ne citer que le plus célèbre d’entre les penseurs. Ce dernier est à notre sens une survivance de l’héritage akbarien, un penseur ayant survécu à la glaciation safavide, plutôt qu’un effet d’une prétendue glorieuse époque. Cet engouement pour Ibn ‘Arabî n’est pas exclusivement comme on veut le faire penser, la spécialité des chiites. Ces derniers sont au contraire l’exception qui vient confirmer la règle. Ibn Arabî est au-dessus des écoles juridiques.

Les plus grands noms, ceux-là même qui font autorité dans les écoles religieuses en Iran ne sont pas des iraniens. Dâwûd Qaysarî, Shams al-Dîn Fanârî, et Abdulghanî Nâbulsî, contemporain de Mullâ Sadrâ, se situent dans l’empire Ottoman. Tous ces grands intellectuels musulmans ont été nourris par la puissante et vivifiante œuvre akbarienne.

Avec l’intérêt de plus en plus croissant que l’on constate dans le monde d’aujourd’hui,  les hommes sont peut-être sur le point de parvenir à cette unité d’orientation des cœurs qui caractérise l’enseignement du shaykh al-Akbar, qui n’est pas le monolithisme religieux, fondé sur la violence et la haine, et qui n’a jamais fait le lit que de l’échec et du remords. Le retour constaté de plus en plus, de l’enseignement d’Ibn Arabî, auquel participent d’ailleurs un grand nombre d’intellectuels espagnols, est sans doute l’indicateur, le témoin et le véhicule d’une nouvelle aspiration à une réconciliation entre l’Orient et l’Occident. La wahdat al-wujûd n’est certes pas un slogan politique, ni même une position intellectuelle. Elle affirme seulement un moment de la réalisation du sâlik, de celui qui chemine vers Dieu, où il perçoit le monde autrement que l’homme ordinaire le perçoit. (C’est un événement qui survient en lui, non en Dieu. Dieu n’a jamais cessé d’être proche de l’homme). Mais elle est à même de contribuer à dépasser voire à briser certaines limites psychologiques qui aujourd’hui encore dressent leurs spectres entre les hommes. D’ailleurs, il faut noter que bien que l’expression ait fini par résumer l’enseignement du Shaykh al-Akbar, il faut toujours garder à l’esprit, que le Shaykh al-Akbar ne s’en est jamais servi pour en qualifier son enseignement. Il en va d’ailleurs de même pour la doctrine de l’unité transcendante des religions, wahdat al-adyân, dont on retrouve la notion dans son enseignement, mais qui ne figure pas comme expression dans son œuvre. Le terme qui qualifie le mieux son enseignement est celui de ‘ilm, de science initiatique. Car le but du ‘ilm est la consolidation de la foi.

Omar Benaïssa
7 septembre 2010

Notes :

[1] On peut lire à ce sujet le travail inestimable de Rodrigo de Zayas intitulé  L’expulsion des Morisques ou le racisme d’Etat, édition la Différence, Paris, 1992

[2] On sait que Platon, dans le Timée, situait cette île disparue dans les parages de l’Andalousie, à l’Ouest des Colonnes d’Hercule.

Source : Majlis al-Uns

2 commentaires

  1. Bravo et merci Si Omar !
    D’abord bravo Si Omar ! et merci pour ce beau texte – comment dire ? – si étincelant, si condensé, qui vous donne une envie presque « déraisonnable », de prendre le risque à 73 ans – après en être miraculeusement réchappé à 40 – de rouvrir Ibn’Arabi, et malmener ce qui vous reste de lucidité en vous enfonçant de nouveau dans ces « ergs » sans fins et sans repères des sables mouvants de la pensée ce grand esprit, lui-même tourmenté, dans lesquels se sont perdus tant d’hommes, j’allais dire tant d’âmes.

    • omar benaissa on

      RE: Bravo et merci Si Omar !
      Salam Si Abdelkader
      dont j’apprécie depuis toujours les flèches que sa plume décoche contre la non-pensée de la boulitique algérienne et d’ailleurs, sans jamais les rater.
      Ce n’est qu’aujourd’hui que je prends connaissance de ta réaction à mon article, me contentant généralement de surveiller les commentaires sur mon blog auquel ce site renvoie d’ailleurs. Je t’en suis reconnaissant.
      merci beaucoup et que Dieu te soutienne
      Omar

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