Comment lire le Coran ? La réponse la plus sage aujourd’hui consisterait à dire : comme un livre ouvert. Au propre et au figuré. Au propre, car il y a malheureusement trop d’intervenants au sujet de l’islam qui n’ont jamais ouvert le Coran, ou qui tentent même le chemin inverse, comprendre le Coran à partir du vécu des musulmans. Cette lecture serait légitime à certains égards, comme technique d’interprétation. Mais elle ne saurait être intellectuellement honnête, que si elle était complétée par l’autre.

Au figuré, ce texte fondateur de l’Islam, a été révélé dans une langue spécifique, la langue arabe, à un peuple qui comprend cette langue, les Arabes. Cela ne contredit pas l’universalité de son message. Jésus aussi parlait en araméen, mais son message ne s’adresse pas qu’aux Araméens.

Une des conditions pour l’acquisition des sciences du Coran, ‘ulûm al-qur’ân, est donc une bonne connaissance de la langue arabe. L’arabe, comme toute langue, n’est pas une simple liste de mots qui auraient un sens unique définitif et figé. Elle est un corps vivant : elle possède ses formes d’expressions spécifiques et ses figures de styles. Le Coran recourt aux genres littéraires, principalement à l’exhortation et au récit, car en tant que message divin, il renseigne les hommes dans un but d’édification. Il recommande des actes et en interdit d’autres. Il recourt à l’argumentation, il promet, il met en garde, etc.

Lire le Coran aujourd’hui

Parlant de lui-même, le Coran dit : « … une noble lecture… que touchent seulement les purifiés. » (LVI, 77-79) Comment faut-il comprendre cette phrase ? S’agit-il d’une injonction ou bien d’un constat ? La différence est de taille. La deuxième interprétation serait presque le contraire de la première. L’injonction serait : « Il faut vous purifier avant de pouvoir toucher le Coran », alors que la deuxième signification serait : « Seuls ceux qui sont Purifiés, sont à même de toucher le Coran, c’est-à-dire que tous ceux qui touchent le Coran deviennent purs. » Autrement dit, s’agit-il d’une sommation rituelle ou d’un énoncé de principe ?

Cette antinomie a nécessité et justifié la distinction entre l’exotérique et l’ésotérique, le sens apparent et le sens caché. Dans le premier cas, le Coran est désigné comme un objet matériel. C’est le texte écrit ou imprimé sur un support quel qu’il soit. Le second cas nous met au contraire face à un sens du mot tout à fait autre. C’est un Coran en acte, un Coran âme et esprit du monde. Il s’agit du Coran, comme pouvoir actif d’interprétation et de signification du monde. Cela pourrait être le Prophète lui-même dont une célèbre parole dit que « son caractère était le Coran ». Seul un homme ayant atteint la pureté spirituelle du Coran peut en « toucher » le sens, par son esprit.

Pour surmonter la contradiction apparente entre les deux interprétations, la solution proposée est bien de les valider toutes les deux, en donnant bien entendu la préséance au sens obvie du texte, au sens qui vient spontanément à l’esprit du commun. Et de fait le musulman, ordinaire ou très cultivé, évitera de toucher une copie du Livre saint, sans avoir au préalable fait ses ablutions rituelles.

Mais ceci ne suffit pas à assumer pleinement le sens du verset – car comment expliquer alors que tant de musulmans ou de non-musulmans, ignorant cette injonction ou n’en tenant pas compte, touchent chaque jour des copies du Coran, sans s’être au préalable purifiés ? Force nous est alors d’admettre le second sens, de le privilégier même, tout en continuant à marquer son respect pour le Livre saint.

La question de la Loi (Shari’a)

L’attitude qui consiste à exclure tout autre sens que le sens immédiat, c’est cela l’attitude intégriste. Ce n’est pas seulement une attitude religieuse, loin s’en faut. C’est une attitude humaine, trop humaine. Simple ignorance, elle s’appelle bigoterie ou foi du charbonnier. Mais quand elle aspire au pouvoir pour imposer sa règle, elle s’appelle intégrisme.

Ce n’est donc pas pour avoir trop médité leurs livres saints que certains croyants deviennent intégristes. Bien au contraire, c’est parce qu’ils ne le lisent pas assez… L’intégrisme n’est pas dans le texte, mais dans l’esprit du mauvais lecteur.

La découverte et l’acquisition des différents sens du Coran demandent du temps, et aussi une adaptation de la psychologie de façon à la rendre conforme au savoir acquis. « Dieu n’impose à une âme que selon sa capacité… » (II, 286) Inversement, plus la capacité sera étendue, plus Dieu lui imposera. Seuls ceux qui le méditent longtemps connaissent donc le Coran. « Mais seuls craignent Dieu, parmi Ses adorateurs, ceux qui connaissent. » (XXXV, 28)

Plus on a de savoir et de foi, plus on se prémunit, comme traduit à raison Jacques Berque. Et inversement, moins on en sait, plus on ose…

Pour celui qui sait, il est évident que la foi ne relève pas de la contrainte.

« … Que croie celui qui veut, que dénie celui qui veut… » (XVIII, 29)

« Point de contrainte en matière de religion : droiture est désormais bien distincte d’insanité… » (II, 256)

Loi divine et liberté

Pour le Coran, la vraie liberté est celle que l’on expérimente en conséquence du choix que nous faisons de croire ou de ne pas croire. C’est un acte permanent qui vise à se maintenir dans la « droiture » de l’axe divin.

On est libre de suivre n’importe quel chemin si l’on se moque de sa destination. Mais celui qui a un but cherche le chemin le plus court qui y conduit.

Dieu est à égale distance des hommes. Et « Nous (Dieu) sommes plus proche de lui (l’homme) que sa veine jugulaire » (L, 16) Mais les hommes ne sont pas à égale distance de Dieu. Il en est qui s’éloignent, très loin même, mais qui ne sont jamais hors de Son regard et de Son emprise.

La religion, au sens de l’obéissance à Dieu, est choisie librement, sinon elle ne prend pas racine dans le cœur. Acte superficiel, elle s’expose à un rejet constant de la part du cœur qui n’y trouve pas sa sérénité. « Irions-nous vous les imposer contre votre volonté ? » (XI, 28)

Sans l’amour, sans l’adhésion du cœur, la Loi n’aurait pas de sens. «… Si vous aimez Dieu, suivez-moi pour que Dieu vous aime et vous pardonne vos péchés… » (III, 31). Autrement dit : « L’amour pour Dieu que vous avez dans votre cœur ne sera parfait et ne méritera sa récompense, que par l’obéissance active à la Loi que je vous apporte. » De ce point de vue, le Prophète est la Loi. Il est aussi la Voie qui conduit à Dieu.

Certes la Loi divine doit s’exécuter. Mais quelle loi n’est pas de Dieu ? Dieu serait-il hors du monde, alors qu’« à Lui se soumettent tous les habitants du ciel et de la terre, bon gré mal gré, et qu’il sera fait d’eux à Lui retour » (III, 83) ? Pour un musulman, la loi de la gravitation est aussi une loi divine. Il n’y a pas conflit entre la nature et la culture, entre la science et la foi, l’intelligence et la révélation.

Il se dégage ainsi un autre sens du mot islam, envisagé comme la loi qui régit l’univers. Il y a une présence active de Dieu dans le monde. Il faut donc affirmer Sa suprématie, en dépit des apparences qui nous font penser parfois que Dieu est désobéi, que Sa volonté n’est pas faite.

L’ordre divin se révèle de deux manières. Le premier concerne l’univers : ce dernier obéit forcément à la volonté de Dieu. En ce sens, Dieu n’est jamais désobéi : l’univers est « musulman » car il est soumis à Dieu. Rien n’échappe à l’ordre divin, à Sa volonté. L’univers est parfait, car il émane de la volonté parfaite de Dieu. C’est notre perspective qui nous le rend imparfait : ce que voit l’aigle planant dans le ciel est différent de ce que perçoit la grenouille coassant dans la vallée. Cela est désigné par les docteurs, ulémas, par l’expression amr takwînî, c’est-à-dire le commandement divin en vertu duquel l’univers est soumis à Sa loi, en vertu du fait même que l’univers émane de Sa volonté créatrice : Dieu ne crée pas quelque chose qui pourrait échapper à Sa suprématie.

La deuxième expression de l’ordre divin concerne les prescriptions religieuses que Dieu propose à ceux qui croient en la mission prophétique, comme moyen d’atteindre la perfection. « Vous avez en l’Envoyé de Dieu un beau parangon… » (XXXIII, 21)

Cette seconde sorte d’ordre divin est désignée comme amr tashrî’î, et concerne les prescriptions religieuses énoncées par Dieu pour guider les créatures douées d’intelligences.

Les prescriptions religieuses sont à entendre comme des prescriptions au sens médical, non comme des obligations abstraites. Il faut être convaincu de leur efficacité pour s’y conformer. Si vous voulez réaliser votre perfection, atteindre Dieu, alors faites telle et telle chose, évitez telle et telle autre, en toute liberté, de pleine adhésion de votre part. Comme s’il s’agissait de suivre une ordonnance médicale.

Ces deux idées se résument ainsi : l’univers est un grand Coran, et le Coran est un univers en miniature, et les deux sont des paroles divines.

La Révélation du Coran

Il y a une oumma, une communauté, une société musulmane. Entre les musulmans et les autres communautés, il y a les Gens du Livre, c’est-à-dire ceux qui ont reçu une écriture révélée, et qui sont les chrétiens et les israélites (et les zoroastriens selon certains savants musulmans). Ces derniers peuvent être assimilés aux musulmans, si l’on prenait l’islam dans sa définition première exclusivement. C’est en effet le patriarche Abraham – la paix soit sur lui – qui, d’après le Coran, nous « a jadis nommés Ceux-qui-se-soumettent » (XXII, 78). Comme l’enseigne le grand mystique andalou Ibn‘Arabî (mort à Damas, en 1240), Adam est le père des hommes, et Abraham est le père des croyants.

Outre les Gens du Livre, le Coran distingue ceux qui croient en Dieu mais qui lui adjoignent d’autres divinités, ce sont les polythéistes et les idolâtres, al-mushrikûn, de ceux qui, hommes ou femmes, nient totalement jusqu’à l’existence de Dieu : ce sont les incrédules, les impies, les dénégateurs, al-kâfirûn.

Le ton parfois sévère du Coran à l’égard des chrétiens et des juifs est toujours accompagné d’un appel à revenir à la raison, à se remettre dans le Vrai. En tant que religion abrahamique, le Coran prône une religion ouverte. Il ne ferme jamais les portes. Il nourrit le débat, et ne désespère pas d’être écouté.

Mais il existe ici aussi un sens ésotérique du mot Oumma, qui désigne les croyants de toutes les religions qui ont réussi à transcender la forme particulière de la religion dans laquelle ils sont nés pour s’élever au sens primordial où tous les hommes et les femmes réalisent pleinement le sens de l’unité.

Le Coran se distingue des autres livres sacrés en ce qu’il est le seul à nous parvenir entièrement dans la langue même dans laquelle il a été révélé. À part cela, il se veut un Rappel, une récurrence des messages qui l’ont précédé. C’est pour cela que les musulmans acceptent le fond de vérité qu’il y a dans la Bible et les Évangiles, même s’ils leur reprochent de comporter des glissements de sens occasionnés par les traducteurs. On ne s’étonnera donc pas de trouver les noms d’Abraham, de Moïse, de Jésus, et d’autres envoyés de Dieu, apparaître plus souvent que celui de Muhammad – que le salut de Dieu soit sur eux tous ! Mais ne l’oublions pas, la personne du Prophète est présente en tant qu’interlocuteur même du Coran. C’est sur lui que s’effectue la descente, le tanzîl. En tant que réceptacle du Coran, il en est le premier commentateur. Seul connaît parfaitement le Coran celui à qui il a été révélé.

Le Coran est le miracle du Prophète Muhammad, comme ressusciter les morts fut le miracle de Jésus, et triompher de Pharaon fut le miracle de Moïse. Les Arabes rendaient un culte à l’éloquence, comparable au culte des Grecs pour la beauté plastique. Les plus beaux poèmes des Arabes d’avant l’islam, étaient primés en recevant l’insigne honneur d’être suspendus sur les murs du Temple de la Kaaba, afin de les associer à la plus haute inspiration et de les faire connaître des pèlerins qui se rassemblaient chaque année à la Mecque au moment du Hajj qui fut institué par Abraham.

Or, le miracle du Coran c’est, aux yeux des Arabes, la beauté sublime de la langue dans laquelle il a été révélé. Beaucoup d’entre eux ont embrassé l’islam à cause du caractère inimitable du verbe coranique qui d’ailleurs lance un défi à tous les poètes arabes pour « produire une sourate semblable », défi que beaucoup ont tenté en vain de relever. Bien sûr, ce miracle était d’abord destiné aux premiers auditeurs du Coran, à ceux qui avaient la capacité d’en comprendre la pureté de la langue qui aussi n’auraient pas manqué de relever la moindre faute de style s’ils en avaient eu l’occasion.

Plus tard, les savants musulmans vont étayer la défense du Coran avec des arguments qui ne seront plus seulement littéraires.

Il n’existe pas de commentaire canonique du Coran. Aux yeux des musulmans, la pratique exégétique reste ouverte et permise. Certains commentaires remontant aux premiers siècles de l’islam continuent de faire autorité en raison précisément de leur ancienneté qui les rapproche de la première période de l’islam.

Il en existe aujourd’hui des centaines qui ont été imprimés ou qui sont demeurés à l’état de manuscrits. Des centaines de commentaires sont mentionnés par les sources mais ont disparu.

Toutes les confessions musulmanes (sunnites, chiites, kharéjites) ont produit des commentaires. De même toutes les écoles de pensée (mu‘tazilite, ash‘arites, soufis, littéraires, etc.).

Le Coran se situe dans la chaîne des révélations célestes. Il revendique sa place comme un achèvement de ce processus : en tant que tel, il inspire une philosophie et une phénoménologie de l’esprit religieux. Il parle de Dieu, il fournit les éléments qui Le font connaître aux hommes, ainsi que les moyens et voies de Sa manifestation dans le temps et l’espace des hommes : c’est une théologie. Il ordonne aux croyants de s’organiser selon des règles précises : c’est une sociologie, un droit et une économie. Enfin, il est perçu par cet organe subtil qu’est le cœur : il prône une voie mystique. En un mot, il propose un mode de vie nouveau.

Définition du monothéisme

L’unité divine est définie dans les versets concernant directement Dieu, dans ceux qui traitent de la prophétie, de la création des hommes et dans l’ordre de la nature, en tant que signes et arguments étayant l’existence de Dieu Un. Le mot tawhîd est un substantif issu d’un verbe signifiant le fait de ramener à l’Un (ahad, unité principielle et wâhid, unité multiple), de réunifier ce qui est multiple en apparence. Il résume à lui seul toute la doctrine de l’islam.

L’unité de Dieu est une des questions les plus discutées dans la doctrine de l’islam. Facile à énoncer et à accepter par la raison, elle se révèle des plus difficiles à saisir, quand on l’aborde sous l’angle de la foi. Comment l’être contingent peut-il appréhender l’Etre nécessaire, comment le créé peut-il saisir l’Incréé, comment l’adventice peut-il comprendre l’Eternel et communiquer avec Lui ? Où se trouve le point de jonction entre ces deux entités ?

L’unité divine, n’est pas en contradiction avec la multiplicité des formes de Sa création, de l’univers dans son entièreté. Tout simplement parce que, disent les mystiques de l’islam, l’univers est le lieu de Sa manifestation. « Le monde est créé par Dieu », veut dire que le monde est l’image des Noms qui désignent tous une seule Essence, celle de Dieu.

La loi divine, la shari’a, donne des indications pour trouver son chemin et obtenir les réponses et les signes de cette communication possible entre Dieu et la créature.

Les croyants croient en l’unité divine et aux Prophètes, aux Livres révélés et aux anges ainsi qu’aux rétributions pour les bons (Paradis et délices) et châtiments pour les méchants (Enfer et tourments).

Le nom Allah apparaît tant de fois dans le Coran… Il n’est question que de Lui, parce que tout se ramène à Lui. C’est un Dieu vivant, agissant dans le monde, maître de Sa création et en assurant à chaque instant sa maitrise. Rien ne lui échappe. En multipliant les occurrences de Son Nom, Dieu nous enseigne à mieux le connaître : Il n’est pas le Dieu des philosophes, simple conclusion d’un syllogisme, dont on se contenterait de prouver l’existence… loin du monde. C’est un Dieu qui demande à être obéi, et qui demandera des comptes.

La citation du Coran par versets ou même par bribes de verset, dans l’argumentation notamment, est d’un usage très fréquent dans la littérature musulmane. Le Coran lui-même fut révélé progressivement sur vingt-trois ans (de 610 à 632 de l’ère chrétienne), au fil des circonstances (asbâb al-nuzûl). On peut ainsi affirmer que le Coran fut révélé par thèmes.

Pourtant, ses chapitres ou sourates ne se découpent pas selon des thèmes ou des sujets bien déterminés. Les titres des sourates sont souvent en relation avec l’un des thèmes dont elles traitent. Mais les versets ne suivent pas toujours l’ordre et la linéarité d’un récit ou d’un exposé didactique. Il faut du temps pour se familiariser avec la technique d’exposition du Coran qui alterne parfois tous les genres dans une même sourate.

Nous ne pouvons ici faire place à chacun des thèmes abordés par le Coran. Il faudrait y insérer l’intégralité du texte, dans un autre ordre qui ne serait plus celui de la révélation. Car l’ordre des versets coraniques est lui-même matière à méditation pour les spécialistes.

Rappelons que pour un musulman, le Coran « contient toute chose ». Il est la parole éternelle et incréée de Dieu. Le kitâb, le Livre, c’est le monde, l’univers, et les pages en sont les jours, les heures et les minutes ou tout simplement les circonstances qui voient les changements des choses, ou encore, le renouvellement perpétuel de la création (tajdîd al-khalq).

Le livre est ce qui contient, consigne, tout ce qui est. A tout instant, à chaque page, tout ce qui est dans le monde est dans le Livre, et inversement. Le Livre est Sa Parole. Et l’univers est la copie de Sa parole, Sa parole réalisée, manifestée…

A chaque instant, le monde est conforme au Coran. « …dans le Livre, Nous n’avons absolument pas omis la moindre chose.. » (sourate VI, verset 38), “Mâ farratnâ fil kitâb min shay’in” …

On entrevoit ainsi la structure, la forme sphérique de l’écriture coranique… Il n’a pas la linéarité du récit humain que l’on a tenté dans certains livres sacrés, —sinon par segments— ni la structure en ‘‘édifice’’ du récit littéraire élaboré, de la fiction romanesque par exemple. ‘‘Mâ farratnâ fil-kitâb min shay’in’’ ne fait pas seulement référence au contenu du Coran, mais aussi à sa forme, qui est sphérique, qui contient par conséquent toutes les formes, car comme le cercle dans la géométrie plane, la sphère est la forme parfaite dans les volumes. Tout point sur la sphère est le bout d’un rayon par lequel on accède au cœur de la sphère. C’est pourquoi le Coran a évité la linéarité, qui n’offrirait qu’une seule Voie aux croyants.

Chaque croyant peut suivre sa voie droite, son sirât al-moustaqîm, le rayon qui le rattache personnellement au Centre.

Tout ce qui se trouve sur la sphère est à égale distance du Centre. Car il est dit :

“al-Rahmân ‘alâ al-‘arsh istawà…” (Sourate 20, verset 5), le Tout miséricordieux siège sur le Trône, (à égale distance de chacun de Ses sujets).

La rahmah est la bonté divine, en vertu de laquelle Dieu accepte et agrée la foi de chacune des créatures depuis la foi des grands saints de Dieu, jusqu’à « la foi du charbonnier », comme on dit en français.

L’homme ordinaire ne peut pas produire le Coran. Mais il peut l’imiter, en imitant celui dont le caractère était le Coran, le Prophète. Plus, il s’en rapprochera, plus sa parole sera semblable à celle du Coran. C’est ce qui explique que les grands esprits disent souvent les mêmes vérités.

Le Coran écrit par un homme ne serait que le livre de cet homme, car il serait dépourvu de la richesse de sens que peut garantir la parole de Dieu.

La religion est révélée par Dieu à un prophète ou envoyé, mais sa carrière historique devient ensuite l’affaire des hommes ordinaires, les croyants.

« Quiconque le veut qu’il croie, quiconque le veut qu’il mécroie. »

Une fois que le Prophète a quitté ce monde, la religion est laissée à la garde des hommes, en principe de ceux qui y ont cru.

Mais il arrive aussi que la religion tombe vite aux mains des ennemis du Prophète à qui elle a été révélée, de ce qui cherchent à s’en servir comme moyen à leurs ambitions politiques.

Il n’y a là rien de mystérieux. Le Coran l’affirme, en maints endroits : les hommes sont ingrats et ont tendance à renier la foi, à la dépouiller progressivement de sa substance.

Ce sont donc les successeurs légitimes ou usurpateurs, qui se chargent de veiller à la bonne ou mauvaise continuation de la religion révélée, de lui donner forme, de la définir.

Cette élaboration se poursuit sur plusieurs générations et parfois sur plusieurs siècles et voit l’apparition de sectes nouvelles au sein du rameau originel, jusqu’à ce que ne subsistent plus que quelques unes réellement viables, définitivement enracinées et qui feront partie des références de la dite religion.

On voit ainsi que la religion, une à l’origine, au temps de son fondateur, devient multiple, chaque forme se réclamant du fondateur auquel s’ajoutent un ou des hommes ayant imprimé telle ou telle orientation nouvelle.

Cela s’applique grosso modo à toutes les religions et même à tous les systèmes d’idées ou de croyances.

En islam, la langue arabe, langue du Prophète fondateur, désigne la religion par le mot al-Dîn, qui veut dire obéissance. Dans ce sens, la religion est dite religion auprès de Dieu, religion envers Dieu (Dîn ‘inda Allah, Di li-llâh). C’est le sens supérieur du mot religion : Inna al-Dîn ‘inda Allah al-islâm…

La religion, c’est ce que fait Allah, pas ce que font les hommes. Ces derniers se font des guerres, chaque groupe au nom de sa religion particulière. Mais Allah fait triompher Sa religion, n’en déplaise aux dénégateurs. Il la fait triompher par les voies qui ne sont pas nécessairement celles qu’imaginent les hommes.

L’obéissance auprès de Dieu, consiste à se soumettre par les actes et les pensées, à la volonté de Dieu. Notre compréhension de la religion n’est pas la Religion.

La religion socialisée, organisée par les hommes, institutionnalisée comme pratique sociale est appelé millah. C’est la religion au sens de règle, de loi. Dans le Coran, le prophète Ibrahim a institué des règles pour ses partisans (millata abikum…, la loi de votre ancêtre Abraham).

C’est que les hommes ont tendance à considérer que les lois qu’ils ont déduites du principe religieux doivent supplanter ce principe même. Ainsi, en islam, le fiqh, ensemble de principes et de méthodes élaborés par les hommes a fini par remplacer la Sharî’a, la Loi telle qu’elle est donnée à connaitre par le Prophète. Ils finissent par se réclamer d’un juriste particulier, abou Hanifa, Malik, ou autre, et délaissent la Loi divine.

Le Dîn auprès de Dieu est la soumission (al-islâm). La définition coranique de l’islam est beaucoup plus large que celle des juristes.

Par conséquent, les musulmans de notre temps sont musulmans en ce qu’ils se conforment plus ou moins à cette obéissance à Dieu, ne serait-ce qu’en reconnaissant son unicité.

Ils ne sont pas nécessairement des hommes versés dans les sciences religieuses. Encore que relativement aux adhérents des autres religions, ils sont ceux qui en savent le plus au sujet des principes de leur foi.

En islam, cette normalisation de la religion originelle a abouti en gros à 3 expressions : le chiisme, le kharédjisme et le sunnisme.

Ce dernier, expression ‘’majoritaire’’, résulte d’une situation de compromis créée par les pouvoirs politiques pour s’assurer une stabilité. On ne dit rien, on cesse de se quereller. Situation qui a fait du bien à la oumma mais qui a aussi permis la pérennisation des pouvoirs pas très soucieux des règles de l’islam. Il est le dernier né des expressions de la religion. L’islam dominait le monde, il ne fallait pas l’affaiblir par des conflits internes.

Le chiisme est la plus ancienne forme, fondé sur la doctrine de l’imamat (direction spirituelle et temporelle) des imams de la Famille du Prophète (SAW) héritiers de la fonction herméneutique, autorité interprétative du Coran.

Le khâridjisme fut fondé comme la réaction la plus violente au chiisme. Sa doctrine prône une sorte de communisme religieux : tout musulman peut occuper la place de successeur du Prophète (SAW). Cette doctrine a été aperçue comme dangereuse aussi bien par les sunnites que bien évidemment par les chiites. Le point le plus grave dans cette doctrine est celui du takfir al-khasm, de considérer comme impie, – et donc comme méritant la mort, – quiconque n’y adhère pas. Mais cette branche a depuis longtemps renoncé à son extrémisme. Seule en a survécu une sous-branche, Ibâdhiyya, qui est modérée et jouit du respect des autres musulmans.

La première étape de l’élaboration de la religion sociale par le pouvoir politique a été la fixation des textes de références.

Le Coran qui est entre les mains des musulmans a été fixé au temps des trois premiers califes. Le travail de collection a été confié à une ‘’commission’’ désignée par les califes.

Les Compagnons de la première heure, notamment Abdallah ibn Mas’ûd et les autres partisans de l’imam ‘Alî, objectèrent en mettant en question la compétence de Zayd ibn Thâbit. Ibn Mas’ûd a dit : « Je connaissais 70 sourates du Coran, quand Zayd venait de naître… » (Rapporté par Boukhari)

Ils ne pouvaient admettre que le Prophète pouvait parachever son œuvre en laissant son peuple sans un Coran clairement fixé de son vivant même et sans désigner nommément son successeur.

Mais avec le temps, les musulmans se rallièrent tous à la vulgate du troisième calife. C’est ce que disent les sources musulmanes qui se sont fait l’écho de cette divergence originelle.

Boukhari, Mouslim et d’autres traditionnistes sunnites font état de ces divergences sur le contenu initial du Coran, qui vont au-delà des différentes narrations (riwâyât) se rapportant aux « lectures » du Coran.

Il a existé bel et bien un différend non discuté aujourd’hui, au sujet du texte du Coran qui est en circulation aujourd’hui.

Ce différend, répétons-le, est relayé par les sources de l’islam, aussi bien sunnites que chiites et kharidjites. Nul n’a jamais voulu le taire, le dissimuler.

Il n’y a aucune difficulté à le reconnaître parce qu’au fil des siècles, la question est devenue secondaire, les traditions concernant ce débat sont passées au rang de khabar, de récits rapportés par les uns et les autres et sont traités comme tels, c’est à dire sans grand intérêt.

Les docteurs de toutes les écoles ont proclamé à l’unanimité que le Coran qui se trouve actuellement en possession des musulmans est celui-là même qui a été révélé à notre Prophète (SAW).

Et si par exemple, un hadith ou un khabar contredisait ce principe, il serait rejeté en raison du principe que toute tradition, – de quelque nature qu’elle soit, – qui contredirait le sens littéral du Coran, serait considérée nulle.

Il n’est pas dans l’habitude des musulmans d’expurger les recensions de hadiths, des traditions suspectes. On n’interdit pas la publication de ces récits, parce que les ouvrages de hadiths n’ont pas d’autorité par eux-mêmes. C’est le moujtahid, le docteur d e la loi musulmane, qui décide de prendre en compte une tradition ou de la rejeter en fonction de critères définis.

Redisons-le encore une fois : les chiites et les sunnites reconnaissent que le Coran que nous avons aujourd’hui est bien la transcription de ce qui a été révélé à notre grand Prophète Muhammad (SAW).

Cela implique que les traditions affirmant que certaines sourates étaient plus longues, quand bien même elles seraient fondées, ne remettraient pas en doute l’authenticité du texte actuel.

Il s’ensuit que la religion musulmane telle qu’elle a été vécue, enseignée et transmise, l’a été sur la base d’un texte qui est de loin le plus authentique qui soit parmi les écritures religieuses.

A titre d’exemple, le Christianisme fondé sur l’enseignement et la vie de notre maître Seyyiduna ‘Isa (Jésus fils de Marie,- la paix sur eux deux), a été construit sur des textes qui ne seraient même pas recevables en tant que hadith faible, puisque la langue même dans laquelle ils ont été transmis (le Grec) n’est pas celle que parlait Jésus (AS), que ces textes ont été écrits des siècles après la disparition de Jésus, et que la validité des chaines des transmetteurs est invérifiable.

Cela n’a pas empêché l’Eglise de fonctionner pendant des siècles jusqu’à nos jours, où elle donne quand même des signes graves d’essoufflement, en tant qu’institution. Ce qui ne veut pas dire que c’est la fin de l’enseignement du Christ. Ceci n’est qu’un exemple.

Les religions, en tant qu’elles sont un phénomène social, ne fonctionnent pas avec la totalité du texte des écritures. Elles n’ont besoin que de quelques principes bien inculqués pour se fonder et motiver des millions d’être humains. On a bien vu au cours des siècles, des systèmes d’idées conçus par des hommes et fondés sur un ou deux principes devenir de véritables religions, et l’on voit encore de nos jours des hommes aller se recueillir sur leurs tombes par respect pour leur œuvre.

La religion grecque toute polythéiste qu’elle fut ou du moins qu’elle paraisse, a quand même produit de grands hommes comme Platon, Aristote, Pythagore et les grands tragédiens.

Elle n’a d’ailleurs été interdite qu’au 9ème siècle de l’ère chrétienne. Ses défenseurs ont même été suffisamment audacieux pour contester l’enseignement de la Bible, comme ce fut le cas de l’Empereur Julien dit le Renégat qui écrivit un texte fort bien argumenté contre les Chrétiens appelés alors les Galiléens.

Les religions survivent tant qu’elles contiennent une part de vérité, et elles demeurent dans les cœurs des hommes, sous une forme parfois non perceptible, grâce à l’infime part de vérité qu’elle contient encore et qu’elle transmet.

Ajoutons que les musulmans savent bien, en outre, que le prototype du Coran se trouve auprès de Dieu. Il est mentionné dans le Coran, comme le Oumm al-Kitâb, la mère du Livre.

Il importe de signaler aussi que dans le Chiisme, il existe la notion de Coran parlant (qur’ân nâtiq), qui désigne l’Imam en tant qu’il est l’autorité chargée d’interpréter le Coran céleste, et en tant qu’il est le Coran incarné à qui il ne manque rien. L’Imam est le corollaire du Coran. Dieu ne peut pas avoir adressé aux hommes un Livre sans leur garantir aussi la capacité de le comprendre par le truchement d’un homme impeccable qui est l’imam.

Il existe des traditions rapportées par les sources sunnites et chiites selon lesquelles le Prophète (SAW) transmettait sélectivement ses interprétations du Coran qui s’imprimait dans son Cœur Purifié. Il révélait à certains qui en avaient la capacité de les recevoir, des secrets qu’Il celait à d’autres. Parce que le savoir divin a besoin d’une longue préparation pour être reçu comme il convient. D’ailleurs dans le Coran, il reçoit l’ordre de ne responsabiliser les croyants qu’en proportion de leur capacité respective : lâ tukallif nafsan illa wus’ahâ.

C’est sa Famille qui a hérité en premier la fonction de la science du Coran.

Ceci est confirmé par le hadith sunnite rapporté par Boukhari et Mouslim :

« Je laisse parmi vous deux choses lourdes à porter : le Livre de Dieu et ma Famille »

Ce qui compte en fin de compte, ce n’est pas tant le texte fondateur, qui est excellent dans le cas du Coran, mais surtout ce qu’en font les hommes qui s’en réclament.

Et sur ce plan, les musulmans peuvent être fiers de voir que leur religion ne cesse de gagner des cœurs, de conquérir des esprits ; de plus en plus de peuples le découvrent chaque jour.

L’islam a résisté à l’hypercritique des savants occidentaux, bien ou mal intentionnés ; il a aussi résisté aux tentatives de falsification malveillantes ou au sens de Popper.

Comme l’a promis une tradition :

« L’islam s’élève, et rien ne sera jamais plus élevé que lui » (al-islâm ya’lû, wa lâ yu’lâ ‘alayhi )

Omar Benaïssa
19 mai 2010

Source : Majlis al-Uns

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