La mondialisation en marche révèle pas mal de contradictions et d’aberrations aux yeux d’un observateur encore sous l’influence de la bipolarisation qui a régné durant tout le 20ème siècle. Certes, elle enseigne aux hommes que leur destin est désormais bel et bien unique. Mais en attendant, elle leur apprend surtout que cette unité de destin est encore potentielle, idéale, non encore bâtie sur des critères scientifiquement établis. L’infrastructure existe, mais la superstructure reste à construire. La mondialisation n’est pour l’instant qu’un impérialisme, une volonté d’hégémonie déguisée en bonne intention.

Elle brasse des sociétés d’âge inégal. Elle tend à niveler les différences, à les voiler, sans pouvoir les dépasser.

Dans cette évolution en cours, La société musulmane n’arrive toujours pas à se situer. A bien des égards, le diagnostic des « médecins de la civilisation » est qu’elle est en train de rater le train du progrès, de perdre encore plus de terrain.

Dans ces conditions, comment peut-on parler de post-modernité à propos de la société musulmane, sans avoir le sentiment de vouloir faire entrer par effraction dans la post-modernité une société qui n’y est que de façon passive, qu’en tant qu’elle subit la domination de la société occidentale. Cette dernière est au faîte de sa puissance, alors que la société musulmane est au plus faible de son état.

A notre avis, une approche comparative seule pourrait mettre à jour les moments de pertinence d’un discours post-moderne à propos de la société musulmane.

Cependant un regard historique sur la société musulmane laisse entrevoir la possibilité de lectures parallèles à établir entre la pensée musulmane dans son âge classique et la pensée occidentale. C’est d’ailleurs le thème implicitement proposé par ce colloque : la post-modernité à l’horizon de l’enseignement d’Ibn ‘Arabî (mort en 1240).

Notre analyse va s’articuler sur deux moments de l’histoire de la pensée akbarienne. Le premier est celui de sa naissance et de son développement dans la société musulmane. Nous l’appellerons le moment du « devenir monde d’Ibn ‘Arabî ».

Le second est celui que nous observons en ce moment, celui de l’introduction progressive de l’enseignement d’Ibn ‘Arabî dans les sociétés occidentales, c’est à dire de l’intrusion d’un élément d’origine musulmane dans la post-modernité occidentale. Ce qui implique que si d’une part, la société musulmane contemporaine est passive par rapport à la post-modernité occidentale, la pensée musulmane classique, de son côté, continue d’être active. Ce second moment, nous l’appelons « le devenir Ibn ‘Arabî du monde ».
 
Le devenir monde d’Ibn ‘Arabî

Que ce colloque se tienne dans la capitale du Royaume du Maroc me rappelle, à la suite d’un penseur algérien, Malek Bennabi[1] (1905-1973), que c’est dans cette terre qu’eut lieu la dernière tentative de colmater les brèches de la société musulmane menacée de déclin.

Pour ce penseur, l’échec de l’unitarisme politique de la dynastie des Almohades a été le moment historique et psychologique où le musulman a décroché de la scène où se fait l’Histoire pour sombrer petit à petit dans l’humiliante condition de la colonisabilité.

L’ « homme post-almohadien » est un homme dé-missionné de l’histoire, un homme sans efficacité sociale, incapable de reproduire le geste créateur de ses ancêtres de l’âge d’or. Il marque bien le moment de rupture. Bien sûr, les musulmans continueront de garder en apparence, la tête hors de l’eau, mais ils sombreront petit à petit dans la non-civilisation. Ils seront désormais incapables de refaire la synthèse de l’homme, du sol et du temps, le catalyseur de la foi première de leurs ancêtres leur faisant cruellement défaut. Ibn Khaldoun (mort en 1406) avait conscience de cela, non seulement en tant que savant, mais aussi en tant qu’homme politique. Il guettait, le désespoir dans l’âme, le moment où un esprit de corps (‘asabiyya, esprit de corps, idéologie) prendrait le relais, pour ranimer cette oumma qu’il voyait s’éteindre inexorablement.

Tel est le spectacle qui s’offrira désormais à l’observateur scientifique de la société musulmane. Ibn Khaldoun qui a peut-être pensé un moment trouver en Tamerlan le sauveur de la Oumma, se contentera de tenter d’en dresser le bilan historique.

L’homme post-almohadien est un homme incapable de créativité, réfractaire à l’autocritique, réfractaire aux idées créatrices, un homme sans courage de reconnaître en lui-même la cause de son état. C’est l’homme qui accuse toujours les autres. Sa faiblesse l’ayant conduit à la colonisabilité, puis de là à être colonisé, il tient le colonialisme pour la cause et non l’effet de son état.. Sa décision n’est jamais qu’une demi-décision. Quand il agit, il fait peu et mal. Mais il est toujours satisfait de lui-même. C’est un homme qui ne sait pas le dégoût de soi.

Ce n’est pas un homme historique, un homme du passé. C’est une psychologie qui domine encore nos sociétés.

Après avoir obtenu son indépendance, il a cru s’être débarrassé de la cause de son infortune, que son état allait par enchantement s’améliorer. Mais malheur, voici qu’après un demi-siècle « d’indépendance », il s’est enfoncé encore plus dans son mal, il s’est encore fait plus mal qu’auparavant.

C’est l’homme de la ruse. Mais de quelle ruse ! Il ruse contre lui-même. Il apprend à se voiler la face. Il a l’art de trouver des justifications, il a l’art d’en fabriquer, d’imaginer des faux semblants. Des moyens de faire le sourd. Cela fait 5 siècles qu’il y excelle. Il ne sait plus rougir de sa honte. Pour ne pas reconnaître sa faute, il vous trouvera mille et un travestissements, mille et un coupables autres que lui-même.

De nos jours, il est islamiste quand il veut faire mine de s’assumer, arabiste ou berbériste quand il croit être original. Il y a quarante ans, il était devenu marxiste et progressiste. Maintenant, il est démocrate et républicain. Il excelle dans tous les rôles. Sauf celui de l’honnêteté.

A présent, dans un ultime effort de perfection de son art, il voudrait entrer dans la post-modernité sous un déguisement qui ne trompe plus personne.

Cette critique sévère de l’homme post-almohadien n’est pas bien entendu notre propos premier, elle nous permet seulement de justifier pourquoi nous avons choisi l’œuvre d’Ibn ‘Arabî comme la représentante de ce que serait la post-modernité dans la société musulmane.

Elle permet naturellement d’effectuer un retour sur le moment initial où le musulman vivait sa « modernité », c’est à dire à l’époque Almohade, avant de basculer dans son état actuel.

Elle permet naturellement d’effectuer un retour sur le moment initial où le musulman vivait sa « modernité », c’est à dire à l’époque almohade, avant de basculer dans son état actuel.

Ibn Arabî et Bennabi sont les deux moments polaires de la société musulmane. Ibn Arabî, sociosophe et Bennabî en sociologue. L’un ramenant la société à des critères divins, l’autre faisant retomber sur l’homme la responsabilité des son destin. Entre les deux hommes, Ibn Khaldoun a cherché l’impossible équilibre, raison pour laquelle son oeuvre ne sera qu’un bilan. On ne peut empêcher les sunanullah de se réaliser, on ne peut empêcher l’histoire, d’aller sur sa pente descendante, non plus qu’on ne peut la retenir sur sa pente ascendante.

Ibn Arabî programme vers Dieu, vers l’origine céleste, Bennabi programme vers l’histoire, vers l’origine historique, l’Etat médinois. Ces deux volets sont complémentaires en islam.

Ce qui caractérise ces deux pensées, comme d’ailleurs toute pensée forte, est qu’elle ne peut se réduire à des slogans. Il n’y a pas plus de bennabisme qu’il n’y eut d’ibn arabisme. Ce sont des pensées qui ont vocation à nourrir les esprits, pas à susciter la pensée dogmatique, pas à se reproduire dans des clichés.

Ibn Arabî n’a pas encore vu l’homme post-almohadien, il en avait pressenti l’avènement, dans l’ordre métaphysique. On peut voir dans son Insân al-kâmil, une critique indirecte de l’homme musulman actuel, et comme une proposition allusive de la voie de salut, d’un modèle à imiter. Il va commencer par quitter l’Andalousie et le Maghreb.

Bennabi, lui, a côtoyé l’homme post-almohadien, par la pensée, et dans la rue, dans l’ordre physique. Il ne peut voyager physiquement qu’en France, dans la puissance occupante même.

Ibn Arabî enseigne l’universalisme, à un moment où la société musulmane est encore puissante, dominante. Bennabi constate cet universalisme. C’est lui qui écrit le premier le mot mondialisme.

Je pense, — et je découvre parmi les honorables participants à ce colloque, que nous sommes de plus en plus nombreux à penser que la modernité commence à Médine, en 622 de l’ère chrétienne. C’est là que sont posées les règles du devenir actuel du monde. Mais ceci est une autre question. L’œuvre d’Ibn ‘Arabî avait ceci de commun avec la post-modernité occidentale d’être une critique globale de toutes les formes de pensée prévalant dans la société musulmane. La pensée musulmane était arrivée à ses limites, et trop souvent ces limites étaient des impasses.

La critique de la société musulmane, Ibn ‘Arabî la fait à travers une critique du savoir de cette société. Ibn ‘Arabî se dit lui-même l’héritier du Prophète de l’islam. Il assume et prend à cœur de défendre l’héritage intellectuel de ses coreligionnaires, mais défendre ce n’est pas toujours valider, c’est rectifier, blâmer au besoin, et réfuter, redresser souvent et aussi dépasser. C’est comme si à ses yeux, tout ce savoir procédait d’un seul esprit : celui du musulman qui pour embrasser le réel s’est démultiplié. Ibn Arabî a voulu redonner son unité à ce savoir. Cela implique qu’il se sentait concerné par tout ce qui concerne sa société, et se devait de tenter d’apporter des solutions à tous les maux dont elle souffre. Toute l’activité intellectuelle au sein de la société musulmane, dans toutes les directions qu’elle a prises, depuis sa naissance jusqu’à l’époque d’Ibn ‘Arabî, était nécessaire. Il est évident en effet que la pensée musulmane ne s’est pas faite en un jour, même les erreurs, voire les errements, de nos savants étaient nécessaires. C’était autant de chemins à explorer.

Il y a la révélation (Dîn), puis il y a l’effort pour la comprendre. Un effort dans le temps, de l’individu et de la société, pour lui donner sens. Toutes les divergences, tous les conflits entre les musulmans au sujet de l’interprétation de la religion sont autant d’épisodes de cet effort pour dégager le sens du Coran. Il faut se représenter ces conflits comme s’ils se produisaient dans un seul et même esprit. Les fameuses profondeurs de sens du Coran, sont évidentes lorsqu’on considère que chacun de nous, chaque musulman, fait l’effort de comprendre le minimum, de se représenter pour assimiler le sens de sa religion (effort individuel) et que la société musulmane en tant que tout et que phénomène historique durable, fait cet effort dans l’histoire, de façon à dégager un sens dominant, un sens qui finit par devenir le sens définitoire. Tous les sens sont validés, en tant qu’ils émanent de la sincère intention. Niyat al-mu’min khayrun min amalihi.

La pensée akbarienne fut l’occasion de dénouements de pas mal de situations, notamment en philosophie. Les penseurs musulmans antérieurs ne doivent pas être considérés comme des renégats, ou des impies, quand aujourd’hui nous relevons parfois une erreur manifeste dans leur oeuvre. Ils ont tenté de proposer honnêtement des solutions pour la compréhension de la Révélation. Ils ont frappé à toutes les portes, ils ont exploré toutes les voies qu’ils pouvaient concevoir. Il fallait tout essayer, et on ne peut en vouloir à ceux qui ont eu l’audace de le faire. Car chacun de leurs actes nous engage tous, il engage tous les musulmans. Ils l’ont fait pour nous ! Ils l’ont fait à notre place, c’est parce qu’ils l’ont fait que nous pouvons nous dispenser de le refaire. C’est grâce à eux que nous savons de fait ce que nous pouvons attendre de la philosophie. C’était un devoir (farz kifâya) qui incombait à tous les musulmans, si certains ne s’en étaient pas chargés. La pensée musulmane ne s’est pas faite en un jour, c’est une évidence. La révélation (Dîn) fut un acte divin, une intrusion de Dieu dans les affaires des hommes. C’était une parole lourde, qui fut adressée à un Homme qui fut préparé à cette mission par éducation divine. Les premiers musulmans ont cru le comprendre tant que la présence physique du Prophète se faisait encore sentir. On croyait la chose facile.

Il y avait aussi le décor historique : une religion dont le Prophète fondateur mourut en vainqueur, léguant un pouvoir politique à ses Compagnons. Mais quand on vint à l’étude, et qu’il fallut solliciter un à un les textes et les transmetteurs, on se rendit compte de la difficulté, des innombrables possibilités et divergences dans l’interprétation ; fort heureusement, il n’y eut pas de divergences graves dans les textes même. C’est ainsi que naissent les sciences. Si la société musulmane était parvenue à une impasse, ce n’est pas la faute d’une catégorie unique de penseurs, les théologiens par exemple ou les philosophes ou les juristes. Ils étaient tous des musulmans, ils étaient tous honnêtes. Pour nous qui sommes leurs lecteurs aujourd’hui, ce n’est pas juger la qualité de leur foi qui doit nous occuper, mais comprendre les motivations de leur démarche, leur méthode.

Ibn Arabî se voit donc comme l’aboutissement de la pensée musulmane dans son ensemble. Il a conscience de l’unité du savoir islamique. C’est d’ailleurs pour cela que son œuvre semble inclassable, tant elle comporte de niveaux de lectures différents. En tant qu’aboutissement de la philosophie en islam, Ibn ‘Arabî se devait d’apporter des réponses d’ordre philosophique, et certains l’ont alors pris pour un philosophe. En tant qu’héritier du savoir des théologiens, il a tenu un langage théologique, et certains n’ont pas manqué de le prendre pour un théologien. En tant qu’il vécut comme un soufi, certains ont tenté de le réduire à son enseignement mystique.

A l’époque d’Ibn ‘Arabî, la société musulmane avait expérimenté avec plus ou moins d’énergie toutes les formes de pensées. Après la belle et courte période prophétique, les musulmans étaient d’abord entrés dans une phase juridique, marquée par l’élaboration géniale du droit, la définition de la foi, non pas dans son contenu, mais dans sa forme. Puis après, pénétrés par le doute, les musulmans se sont engagés dans la théologie discursive et la falsafa. Mais comment dire le dogme, comment transformer les croyances, en un code, de façon à rendre compatibles et homogènes les pensées des musulmans, comme on a pu le faire pour le droit par exemple? Comment surmonter le fossé entre le rationalisme mu’tazilite et l’ash‘arisme d’apparence plus conforme au sens littéral du Coran, mais si sec intellectuellement ?

Les conflits entre les théologiens et les philosophes ne se réglaient pas seulement à coups d’arguments, et ne se terminaient pas toujours à l’avantage des théologiens. Les philosophes avaient souvent eu le dessus, et jouissaient parfois du soutien des cours.

Ibn ‘Arabî a vécu à une époque où les diatribes les plus violentes s’étaient terminées sans vainqueur décisif. Malgré Ghazzâli (mort en 1111), l’Andalousie avait produit le grand Ibn Roshd, Averroès (mort en 1195), qu’Ibn ‘Arabî avait personnellement rencontré.

Ce que nous apprend cette première période akbarienne pour nous, observateurs de ce 15ème siècle de l’hégire, 21ème de l’ère chrétienne, c’est que beaucoup d’hommes vont recevoir eux aussi l’enseignement d’Ibn ‘Arabî comme un enseignement à objectif global, comme un programme que l’on est tenté de tester à l’échelle sociale, car l’on est frappé par son originalité, sa façon rénovée de redire la vérité coranique, autrement dit la tentation d’un Ibn ‘Arabisme. Ibn Arabî n’est pas un fondateur de tarîqa soufie, un homme qui oeuvrerait uniquement pour sa confrérie. Il nourrit toutes les pensées, il est au-dessus des confréries et des sectes. Il est accueilli comme la solution par tous. En philosophie par exemple, c’est tout l’avicennisme qui va basculer en faveur de la doctrine d’Ibn Arabî, appelée ici doctrine de l’unité de l’être (wahdat al-wujûd).

En ce temps-là, l’œuvre akbarien offrait sans doute une plus large lisibilité (i.e pas restreinte). Certains esprits voyaient en lui une bouée de sauvetage, et y trouvaient même une incitation à l’action sociale et politique, à la mobilisation des masses, comme on dit. Je pense surtout aux disciples de Najm al-Dîn Kubrâ, (mort en 1217). Le mouvement le plus célèbre sera le horoufisme, mais entre temps, il y eut d’autres auteurs qui prêchèrent dans un sens plus ou moins similaire, comme Aziz Nasafî. Comme leur maître Najm al-Dîn Kubrâ, mort en combattant les envahisseurs mongoles, ils avaient le sang chaud, l’esprit du sacrifice. Beaucoup de kubrawîs paieront de leur vie cette tendance ; je pense notamment au commentateur des Fusûs al-Hikam, Hossayn Khawârizmî. C’est une époque qui ressent elle-même quelque chose comme la fin d’un monde, la fin de la modernité musulmane, et la nécessité d’apporter un souffle nouveau. C’est un monde en crise semblable à ce que traverse en ce moment la société occidentale. C’est une époque où l’esprit d’imitation (taqlîd) semble bousculé, minoritaire, resté sans voix. Toute l’écoute sociale est tournée vers les maîtres spirituels. Des dizaines de commentaires des Fusûs al-Hikam sont rédigés. Tous de haute facture. C’est un cas extrêmement rare dans l’histoire de la pensée musulmane. Le soufisme, composante minoritaire quantitativement, va marquer de son empreinte toute l’activité sociale, et lui imprimer une cohésion que le pouvoir temporel ne pouvait plus assumer. Après les juristes et les philosophes, le tour des soufis était arrivé. Mais cette phase n’allait pas freiner le processus de décomposition post-almohadienne. C’est en fait une phase d’assimilation. Elle servira uniquement à asseoir l’enseignement du plus grand des maîtres, à lui assurer une présence, une garantie de survie pour le futur.

Pratiquement la société musulmane enregistrait inexorablement les fins de beaucoup d’idées en son sein : fin de l’ijtihâd en Droit, celle-là proclamée même officiellement, fin de la théologie, fin de la philosophie, etc.. Ce n’était pas une fin au sens philosophique, c’était une mort constatée.

Mais quand Ibn Arabî critique le savoir de ses prédécesseurs, il ne le fait pas avec l’accent pathétique des post-modernes qui annoncent la fin de toute chose, de la science, des idéologies, de l’histoire, de la science, etc.. Il est surtout un homme du futur, qui annonce un futur possible et plus apte à recevoir le savoir.

Ibn ‘Arabî a contribué à sortir la société musulmane, les différentes composantes, intellectuelles, juristes, théologiens, philosophes, de l’impasse où les avaient conduits les traces de leurs devanciers. Il a surmonté l’antinomie de la foi et de la raison, et cette quête de l’unité que chacun recherchait à sa façon. L’approche littérale, taqlîdî, la recherche dans le droit (appliquer à la lettre le droit, telle sera la solution à leurs yeux), le philosophe dans le mono-psychisme, et le mystique dans la réalisation du sens de l’unité divine.

Il me semble que c’est le monde entier qui se prépare à entrer dans une phase d’engouement pour l’œuvre du Shaykh al-Akbar similaire à celle qu’a connue le monde musulman.
 
Le devenir Ibn ‘Arabî du monde

Quant à notre époque, en ces temps de mondialisation, comment devons-nous apprécier le retour « miraculeux » de l’enseignement d’Ibn Arabî ? Le fait même que ce retour coïncide avec la chute du communisme, la fin des idéologies, de l’histoire, la « fin de la science », la naissance d’une critique courageuse et radicale de la modernité, nous oblige à considérer le lien qui peut exister entre eux. Y a-t-il entre ces deux phénomènes quelque chose comme une relation de cause à effet ?

Certes pas. Mais alors s’agirait-il d’une simple chose que nous sommes les seuls à poser, arbitrairement, comme une hypothèse d’école ?

Certes non ! Comment peut-on alors prouver le caractère nécessaire, historiquement nécessaire, d’un retour non pas d’Ibn Arabî, — celui-ci n’a jamais disparu — mais d’une nouvelle ère caractérisée par une adhésion massive à son enseignement en tant que vérité pouvant sauver des hommes, nourrir les esprits de millions d’hommes. La chose me semble évidente quand on considère statistiquement l’avance des études akbariennes au cours des 20 dernières années. Si cet intérêt se maintenait durant les 20 prochaines années, il va de soi qu’Ibn ‘Arabî sera bientôt l’auteur le plus lu dans le monde entier. Mais la société sera-t-elle pour autant « akbarienne » ?

Certes la société musulmane dans laquelle a vécu Ibn Arabî n’existe plus ou, si elle existe, c’est comme une ombre d’elle-même. C’est une société qui ne pense plus à faire le monde, à le diriger. Elle est réduite à se poser la question même de sa survie. Bennabî qui a analysé les symptômes graves de la maladie qui menace de l’emporter, et qui en souffrit lui-même, avait formulé pour elle le diagnostic : mission ou soumission.

Si aujourd’hui le type dogmatique (taqlîdî) domine dans la société musulmane, il faut en chercher les causes non pas dans le Coran, mais dans les conditions historiques. Même si dans le Coran nous en trouvons déjà les justifications, comme dans le verset : « …de telles journées, nous en faisons alterner entre les hommes : c’est façon pour Dieu de reconnaître les croyants et de se donner parmi vous des martyrs… » (trad. J. Berque, III, 140) et le verset : « … — si Dieu ne repoussait pas les hommes les uns par les autres, la terre en serait gâtée… » (II, 251). Cette rivalité des types psychologiques devient même le moteur de l’histoire et le moyen de la préserver des extrêmes. Cette diversité n’intervient pas que dans le temps, il est nécessaire qu’elle existe aussi dans l’espace afin de permettre cette confrontation entre les hommes sans quoi le moteur de l’histoire s’arrêterait. D’ailleurs, les traditions le disent bien : quand le Mahdi sera venu, il triomphera et règnera pendant le temps qu’il régnera, puis après ce sera la fin du monde, car le monde sera privé de sa raison d’être, de son sens et de son moteur.

Cette périodisation de l’histoire sainte, je crois bien que Kâshânî l’avait déjà entrevue quand il remarquait, à la suite d’Ibn Arabî, que les sociétés qui pratiquaient le tanzîh (affirmation de la transcendance de Dieu) venaient toujours à la suite de celles qui pratiquaient le tashbîh (qui consiste à rechercher Dieu dans les formes de Sa création), dans un ordre de succession qui permettrait un rééquilibrage périodique. Que Noé allait à l’encontre d’une société plongée dans l’océan de l’anthropomorphisme (bahr al-tashbîh), société qui succédait à celle du prophète Idriss qui était marquée par le désir de transcendance.

Il y a une phénoménologie de l’esprit prophétique qui s’est frayé la voie au cours des âges, depuis Adam, homme historique (de l’histoire sainte) jusqu’à Muhammad (S) autre homme historique, en passant par les prophètes antédiluviens et ceux issus de la lignée abrahamique. Pour Dâwûd al-Qaysarî, autre commentateur d’Ibn ‘Arabî, le verset coranique « Abraham était une oumma » signifie qu’Abraham contenait en puissance tout ce qui allait suivre, tous les évènements ultérieurs auxquels sa vie et son exemple allaient donner naissance.

Pour sa part ‘Abd al-Razzâq Kâshânî explique le discours prophétique de Noé (troisième chapitre des Fusûs al-Hikam) comme une réaction à « l’excès de Dieu » du discours de Seth, discours qui avait conduit son peuple à voir Dieu en toute chose, adorer des idoles, c’est à dire ne plus être en mesure de distinguer entre Dieu et Ses Noms. Noé tentera de rétablir l’équilibre en prêchant le tanzîh, l’incomparabilité de l’Essence divine, autre excès qui ne manquera pas à son tour de nécessiter la venue d’un autre prophète pour rétablir l’équilibre, chose qui ne sera réalisée que par la venue du sceau des prophètes qui prêchera « le tanzîh dans le tashbîh, et le tashbîh dans le tanzîh », comme le dit Ibn Arabî dans le même chapitre (fass) commenté par Kâshânî.

Or l’apparition de l’attitude spécifique à notre époque que l’on désigne par le terme vague de wahhabisme ambiant intervient à la suite d’une longue période où le soufisme avait dominé d’une part ; en outre elle intervient dans des conditions historiques où les musulmans ne sont plus les maîtres de leur destin. La mondialisation, perceptible depuis le 19ème siècle, avait déjà réduit leur marge de manœuvre. C’est avec l’aide des ulémas exotériques que la France avait combattu les zaouïas en Algérie. Ces ulémas, — dont la bonne intention ne peut être mise en cause — croyaient bien agir quand ils dénonçaient le maraboutisme. Ils ne se doutaient pas qu’ils faisaient le travail pour d’autres, sans aucun bénéfice pour eux, puisque ce sera une autre catégorie d’hommes, un autre type de société qui s’emparera du pouvoir et remplacera le colonialisme.

Je suis persuadé que l’intégrisme actuel sera bientôt dépassé, dès que les causes qui l’ont favorisé, la conjugaison des facteurs internes et des facteurs externes, auront disparu.

Or comme je le disais auparavant, le communisme a fait faillite, la nature ayant horreur du vide, horror vacuii, l’Occident se montre de plus en plus demandeur de valeurs qu’il croit déceler dans la Religion unique du Dieu unique, la religion qui domine et admet les autres formes.

Dans la société occidentale, le communisme correspond à une sorte de tanzîh extrême, qui a fini par évacuer Dieu de l’univers, processus qui est intervenu progressivement, avec la Révolution française pour l’un de ses grands moments ainsi que l’affirmation de l’humanisme comme philosophie corollaire opposée au déisme. Cela à la suite de plusieurs siècles de tashbîh, qui vit s’ériger tant de cathédrales. Sans aller trop loin dans l’analogie — la société musulmane n’a jamais connu une contestation radicale de la religion en tant que telle —, j’ai remarqué à ce propos la crainte qu’avait suscitée la wahdat al-wujûd, unicité de l’être, aux yeux des premiers critiques d’Ibn ‘Arabî . Pour Ibn Taymiyya, homme de droit et de fatwa, le risque était d’évacuer Dieu du monde, qu’Il ne soit plus obéi. Mais pour un homme mystique comme ‘Alâ al-Dawla Semnânî (contemporain d’Ibn Taymiyya), le danger était inverse : c’est que tout devienne Dieu, qu’on ne sache plus distinguer l’Essence sacro-sainte seule à mériter l’adoration, des autres essences créées.

Le dogmatisme (taqlîd), quand il règne en maître engendre l’intégrisme, et son contraire engendre le tashbîh. A chacun son idole.

Le taqlîd poussé à l’extrême engendre la dictature, et son contraire, le laxisme, engendre l’anarchie.

Curieusement, en Occident, le dogmatisme marxiste a engendré Staline. Seul lui avait raison, son opinion devient la règle, sa compréhension du marxisme est érigée en vérité suprême, les autres n’ont plus qu’à suivre. Toute opposition est physiquement éliminée. Comme la société européenne offrait encore une résistance à l’athéisme, c’est en Russie que le matérialisme dogmatique allait s’installer avec bien entendu ce qui caractérise toute idéologie taqlidîe, la violence.

Aujourd’hui, il n’est pas indifférent de constater que l’un des premiers gestes de l’intelligentsia américaine après la chute du communisme a été de réhabiliter Hegel, (Fukuyama) dont Karl Marx disait qu’il était sur sa tête et qu’il fallait le remettre sur ses pieds, c’est à dire en inversant les rôles de l’idée et de la matière, et en donnant le primat à cette dernière.

Le monde redevient sensible à la phénoménologie de l’esprit. Mais cette fois l’esprit a un parfum akbarien. C’est en vertu d’un enseignement akbarien que l’enseignement du shaykh al-Akbar retrouve son audience, une audience universelle.

Le destin des hommes restera toujours lié à leur nature qui est à la fois conscience individuelle et être social. Cela n’empêche pas que des plantes exogènes puissent parfois pousser miraculeusement dans un terrain et à un moment inattendus. C’est que la Tradition, comme l’ADN de certaines espèces disparues, conserve toujours en son sein des hommes secrets capables de régénérer l’humanité même quand elle a atteint le seuil de l’extinction. Tel fut le cas d’un René Guénon en France, et d’un Shaykh Ahmad al-‘Alawî dans l’Algérie coloniale.

Omar Benaïssa
5 avril 2010

Note :

[1] Auteur notamment des Conditions de la renaissance (Alger, 1948), Vocation de l’Islam (Paris, 1954), L’Afro-Asiatisme (Le Caire 1956).

Source : Majlis al-Uns

Un commentaire

  1. invitation
    cher omar;j’etais emerveillé en lisant tes beaux ecrits que ce soit dans le fond et la forme ils nous rappellent un peux si malek allah yarehamah
    j’aimerais bien t’inviter a oran pour en discuter avec un cercle d’amis tous universitaire en la deja fait avec ton frère rachid

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