Il ne faut pas lire le texte ci-dessous comme un texte abouti, mais comme une série de notes jetées sur le papier et regroupées plus ou moins par thèmes, et dont l’argumentation mériterait d’être étayée, complétée et structurée de manière plus sérieuse.

« Les nations civilisées se reconnaissent au fait qu’elles exterminent les peuples barbares »*

De nos jours, si l’on en croit le discours dominant (bien souvent relayé, ne serait-ce qu’a contrario, par les dominés),  lorsqu’on parle de conflit de civilisations, on entend par là l’opposition irréductible qu’il y aurait entre la civilisation judéo-chrétienne porteuse de valeurs universelles, d’une part, et d’autre part, la civilisation musulmane repliée sur ses valeurs identitaires (au mieux), ou la barbarie islamique mère de violence et de terrorisme (au pire).

Mais que recouvrent ces termes, sinon le néant?

Existe-t-il une civilisation judéo-chrétienne?

A l’origine, le christianisme est une secte juive, une « bouture » du judaïsme qui s’en est séparée définitivement au IVe siècle, le jour où elle a muté pour devenir la religion officielle de l’empire romain. Néanmoins, au-delà de cette filiation, parler de civilisation judéo-chrétienne relève de l’imposture: il convient quand même de rappeler que l’antisémitisme est un triste monopole de l’Occident chrétien, qui trouve sa source dans le mythe du « peuple déicide » qui aurait crucifié le Fils de Dieu, mythe en revanche totalement étranger à l’islam.

A l’inverse, l’histoire nous offre nombre de cas où l’on pourrait parler de conflit entre la civilisation judéo-islamique et la barbarie chrétienne: lors des Croisades, par exemple, ou lors de la Reconquista espagnole, quand les juifs ont fui l’Espagne catholique et les bûchers de l’Inquisition pour se réfugier dans l’Espagne musulmane, puis de l’autre côté de la Méditerranée (d’où le terme de séfarade qui désigne les juifs des pays arabes et veut dire espagnol en hébreu).

Autre cas de figure en Palestine, où une civilisation islamo-chrétienne subit les assauts de la barbarie judaïque (amère ironie de l’histoire, qui fait payer aux Arabo-musulmans le prix du sang de l’antisémitisme européo-chrétien).

A l’heure actuelle, le concept de civilisation judéo-chrétienne n’a de sens qu’en ceci, qu’Israël a pris le relais des puissances coloniales européennes au Moyen Orient.

Quelles sont les valeurs chrétiennes traditionnelles?

«Bénis soient les canons si, dans les brèches qu’ils ouvrent, fleurit l’Evangile.» (Mgr Diaz Gomara, évêque de Carthagène, en 1936)

Si l’on en juge par l’histoire, force est de constater que le christianisme est une religion totalitaire que caractérisent l’obscurantisme et l’intolérance: durant des siècles, la terreur de l’Inquisition s’est déchaînée contre quiconque manifestait un embryon de pensée indépendante, tant les dissidents (« hérétiques ») que les savants: Galilée a bien failli finir sur le bûcher.

Et en corollaire, ce qui n’a rien d’étonnant, l’usage de la violence et de la force pour imposer la religion. Contre les « païens » ou les « Infidèles » bien sûr, comme lors des Croisades, mais aussi (et surtout) entre chrétiens: croisades contre les hérétiques et guerres de religion ont ensanglanté l’Europe pendant des siècles. Quand, en 1648, se termine la guerre de Trente ans qui a opposé catholiques et luthériens en Allemagne, la population est à peine supérieure à la moitié de ce qu’elle était en 1618. Vous avez dit: génocide?

En regard, les luttes actuelles entre chiites et sunnites irakiens ont l’air de bagarres de préau d’école.

Qu’en est-il des valeurs universelles?

Il est vrai que c’est en Occident qu’ont germé les valeurs qui sont à la base de ce que nous considérons comme les droits humains inaliénables: droits des citoyens, droits des peuples, liberté de pensée, et tutti quanti. Il convient cependant de relever quelques éléments que l’on feint d’ignorer.

Assimiler ces valeurs aux valeurs chrétiennes est une autre imposture; l’histoire nous montre au contraire que, de la Renaissance à la Révolution française en passant par le « siècle des Lumières », ces valeurs de liberté se sont développées contre le christianisme et malgré la résistance opposée par les institutions qui l’incarnent, les Eglises. Et SS Benoît XVI et les évangéliques intégristes sont là pour nous convaincre que l’affaire est loin d’être réglée…

Ensuite, l’universalité de ces valeurs n’est pas acquise d’évidence, il faut que ceux qui en sont exclus l’imposent. Quand les insurgés américains écrivent, en 1776 je crois: «Nous, peuple des Etats-Unis…», ils ne prennent même pas la peine de préciser qu’ils parlent des blancs anglo-saxons protestants, tant il va de soi pour eux que les Indiens comme les Noirs ne sont qu’en marge de l’humanité.

De plus, leur universalité n’est garantie que tant qu’elle sert les intérêts des puissances dominantes. Aimé Césaire a écrit (je cite de mémoire): «Ce que les Occidentaux n’ont pas pardonné à Hitler, c’est d’avoir mis en œuvre en Europe les méthodes de répression qu’eux-mêmes appliquaient dans leurs colonies.» Et en effet, que fait la France, patrie de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, à peine libérée du joug nazi? Elle écrase dans le sang les aspirations indépendantistes des colonies: 10’000 morts à Sétif en mai 1945, et 90’000 à Madagascar en 1947.

Sans parler de la manière dont on a fait don récemment de la démocratie aux peuples irakien et afghan…

Enfin et surtout, ces valeurs sont universelles parce que l’idéologie qui les véhicule est celle des maîtres qui l’ont imposée par les armes à l’ensemble du monde, croyant la conserver à leur usage exclusif… ô combien plaisante contradiction!

L’Islam, culture de repli identitaire?

C’est oublier un peu vite bien des choses.

Entre autres que la civilisation musulmane a été pendant plusieurs siècles le ferment culturel du monde méditerranéen: que l’on pense au rayonnement intellectuel et artistique de l’Espagne musulmane, qu’elle n’a jamais retrouvé par la suite.

Et cet héritage culturel grec et antique que l’Europe revendique si fièrement, à qui le doit-elle, sinon aux intellectuels et aux érudits musulmans qui ont su le préserver pendant qu’elle était plongée dans les ténèbres du Moyen-âge?

Quant aux temps modernes, ils ne démentent pas non plus l’ouverture et le dynamisme de la société arabo-musulmane, quoi qu’on veuille bien nous faire croire.

Il fut un temps, dont j’ai souvenir, où l’Algérie hébergeait un festival panafricain qui n’était pas qu’un alibi, où elle donnait l’asile politique aux militants afro-américains du Black Power, où l’on parlait de l’axe La Havane-Alger-Hanoi. Un temps où la gauche laïque et nationaliste panarabe était incarnée par Nasser, qui parlait de socialisme arabe et rêvait de façonner le monde postcolonial aux côtés d’un Nehru, d’un Nkrumah ou d’un Soekarno. Un temps où les marxistes du FPLP et du FDLP étaient à la pointe de la lutte de libération palestinienne.

Et c’est bien cette renaissance du monde arabe, renaissance ouverte sur l’avenir et sur la réappropriation de leur destin par les peuples arabo-musulmans, dans une vision universaliste de nations égales entre elles, qui a fait tellement peur à tous ceux qui tirent profit de l’asservissement du monde arabe, les puissances impérialistes autant que leurs valets locaux.

C’est dans le but bien précis de briser cette renaissance et de renvoyer le monde musulman à un moyen-âge qui n’a d’ailleurs jamais existé que dans les fantasmes de l’Occident, que l’intégrisme islamique a été amoureusement cultivé… par ceux-là mêmes qui, maintenant, prétendent s’y opposer. Quand on songe que Oussama ben Laden était agent de la CIA, ou que le Shin Bet dorlotait le Hamas pour faire pièce à l’OLP, on se dit que, décidément, ne joue pas sans danger à l’apprenti sorcier qui veut.

A contrario, est-il plus bel exemple de repli identitaire que la forteresse Schengen que l’Europe élève autour d’elle, ou le Mur de Palestine derrière lequel s’enferme Israël?

Quant à la fable de « l’Islam, terreau du terrorisme », je me contenterai de rappeler que le terrorisme n’est pas endogène au Moyen Orient, c’est un « produit d’importation » qui y a été introduit dans la première moitié du XXe siècle par les organisations terroristes sionistes, tels l’Irgoun, le Groupe Stern et la Hagganah (dont les chefs se sont ensuite retrouvés à la tête de l’Etat d’Israël).

Pourquoi cette grille d’interprétation?

Interpréter les conflits, armés ou autres, en termes politiques, c’est le faire en termes de conflits d’intérêts et c’est supposer, par là-même, que des solutions négociées sont possibles; quand bien même c’est généralement la force brute qui prévaut, il y a toujours, en arrière-plan ou en simulacre, la recherche d’un équilibre où chacun trouverait finalement son compte. Et à chaque fois que la force prime le droit (disons ça comme ça), celui qui y recourt doit se justifier: «on pille les richesses de l’Afrique, mais en échange, on lui apporte les bienfaits de la civilisation».

En revanche, dès lors qu’on envisage un conflit comme l’affrontement de deux civilisations essentiellement irréductibles l’une à l’autre, la négociation n’est plus de mise, la seule fin ne peut être, d’un côté comme de l’autre, que la défaite totale de l’adversaire. Et du fait même que l’opposition est irréductible, que le Bien (ou la Culture, ou la Civilisation) ne peut pas pactiser avec le Mal (ou la Barbarie, ou le Terrorisme), la vision « essentialiste » offre en outre l’avantage de se passer de toute justification.

Durant les Croisades, un pape avait émis une bulle (une fatwa, quoi!) décrétant qu’un chrétien pouvait trahir la parole donnée à un musulman sans commettre péché. De la même manière, aujourd’hui, on bat en brèche les libertés et les droits en toute bonne conscience, en Europe comme ailleurs, au nom de la lutte contre le terrorisme, et on livre des guerres qu’on a le culot de dire humanitaires. Dès lors, ce ne sont plus les puissances impérialistes qui mènent une guerre de reconquête coloniale, mais les preux chevaliers du Bien qui combattent les forces du Mal.

Et le pire est de voir ce discours repris par les dominés, non sans ambiguïté d’ailleurs, et heureusement! Le Hezbollah comme le Hamas peuvent affirmer haut et fort leur identité islamique – et prendre ainsi le risque d’occulter la dimension anti-impérialiste de leur combat, il n’en reste pas moins qu’ils mènent chacun une lutte de libération nationale exemplaire.

«Il ne peut y avoir de compromis entre l’Axe du Bien et l’Empire du Mal.» Le discours est le même, que ce soit dans la bouche de George W. Bush ou celle de Oussama ben Laden; l’une est le reflet de l’autre, c’est bonnet blanc, blanc bonnet. Comme quoi les différences ne sont pas si essentielles!

C’est cette rhétorique qu’il faut balayer d’urgence; il faut refuser d’interpréter le monde en termes de conflits de cultures, de religions ou de civilisations, même si celles-ci ont chacune leurs valeurs propres (et c’est là précisément la richesse de l’humanité), mais il faut le voir comme une arène où s’affrontent, à l’échelle planétaire désormais, des prédateurs, qui veulent le rester, et des proies, qui refusent de continuer à l’être; faute de quoi, on est condamné à n’y rien comprendre. Cultures et religions ne sont, dans les mains des prédateurs, que des armes idéologiques dont on se sert ou qu’on jette, au gré des circonstances.

Dernière remarque

Ce texte est partial, dans le sens où il tend à souligner les aspects négatifs de la civilisation européo-chrétienne, et les aspects positifs de la civilisation arabo-musulmane. C’est un parti pris tout-à-fait conscient, destiné à démontrer qu’à condition de choisir ses arguments et d’ignorer ce qui nous dérange, on peut retourner comme un gant le dit «conflit de civilisations» et lui faire dire ce qu’on veut…

Y a-t-il meilleure démonstration de sa vacuité?

Raymond George
Septembre 2009

* bien que j’aie oublié quel est l’auteur de cette phrase, certainement quelqu’un doué d’un solide sens de l’humour noir, je l’ai mise en exergue car elle illustre merveilleusement mon propos.

Un commentaire

  1. VULGATE MARXISTE
    Cher raymond tu écris à la fin de ton texte : « mais il faut le voir comme une arène où s’affrontent, à l’echelle planétaire desormais, des prédateurs qui veulent le rester et des proies qu refusent de continuer à l’être » mais que fais-tu raymond des propos avancés par l’intellectuel marocain à propos du nombre de la population musulmane qui sera ds quelques années 40% de la population mondiale et celle de l’occident vieillissante et qui de plus en plus diminuera. Turéduis tout à la lutte de l’opprimé contre l’oppresseur comme jadis le défenseurs de la vulgate maxiste. Je pense qu’il s’agit de plus que cela , peu être qu’omar nous éclairera bien à to norine

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