Le «chahut de gamins» d’Octobre 1988 a définitivement transformé l’Algérie. Bilan de deux décennies de tâtonnements.

Octobre n’a pas tenu ses promesses. Malgré la facture très élevée payée par l’Algérie en vies humaines et en traumatismes, l’après-Octobre 88 n’a pas seulement déçu, mais il a donné lieu à un immense gâchis, d’autant plus dur à admettre, que les premiers moments qui ont suivi ces événements avaient laissé entrevoir un formidable espoir de libération de la société.

Sur fond de crise financière aigue et d’impasse politique, Octobre 1988 a donné l’impression accélérer la mort d’un système politique qui arrivait au terme de son existence. Malgré les drames, la brutale intrusion de la rue dans la vie politique répondait à une réelle attente de la société. Mais, non seulement Octobre n’a pas permis l’émergence d’un nouveau système politique, moderne et performant, mais après une courte récréation, le pouvoir a repris la main pour tenter de recoller les morceaux et rétablir progressivement l’ancien système.

Deux décennies après ces événements, le bilan est donc bien maigre. Le multipartisme n’a pas abouti, et l’économie de la prébende a remplacé celle de la rente, alors que le pays aspirait à une économie de marché performante. La corruption s’est étendue de manière effrayante, et les gaspillages atteignent des sommets insoupçonnés. Le système économique a atteint un degré d’inefficacité difficile à imaginer, avec un mélange destructeur d’inégalités, de passe-droits et d’opacité.

Ce n’est pourtant pas dans le domaine des richesses matérielles que le pays a le plus souffert, même si les dégâts sont énormes. Ce sont d’autres domaines qui ont connu la dégradation la plus grave, et qui confirment définitivement que la richesse d’un pays n’est pas faite de l’accumulation d’argent ou d’usines, mais plutôt par les valeurs morales, le savoir et le savoir-faire, la viabilité des institutions et la cohésion sociale. Sur nombre de ces terrains, l’Algérie a énormément reculé par rapport à 1988.

Le pays a perdu la stabilité, la sécurité et la paix civile qui étaient en vigueur avant Octobre 1988, tout en subissant une aggravation effrénée des aspects négatifs du système du parti unique. Cela donne, au bout du compte, cette impression d’un pays totalement bloqué, incapable de prendre la moindre initiative. A l’heure actuelle, tout le monde admet que la situation est intenable, y compris le Président Abdelaziz Bouteflika, qui a admis que le pays était dans l’erreur. Mais il n’y a pas de force politique, sociale ou administrative en mesure de mettre fin à la dérive et de réorienter le pays vers la construction d’un projet viable.

Les dégâts sont d’une gravité exceptionnelle. Le pays est condamné à subir de terribles hémorragies sans pouvoir y remédier. Ces hémorragies sont de toutes sortes. Hémorragies financières, par exemple, avec un pays qui transfert annuellement plus de 30 milliards de dollars à l’étranger, soit mille dollars par personne, sans arriver à assurer le bien-être de ses habitants. Hémorragies humaines, surtout, avec ces élites systématiquement aspirées par des pays dont les systèmes politiques sont plus performants : l’Algérie a transféré vers la France, en quelques années, plus de médecins, de professeurs d’université et d’ingénieurs que le France n’en a formé en 130 années.

L’élite, au sens du savoir, était réduite à l’obéissance ou au silence sous le système du parti unique. Aujourd’hui, elle est condamnée au silence ou à l’exil, ce qui donne un appauvrissement affligeant de la pensée et du débat politiques. Seule l’allégeance est admise comme activité politique, comme en attestent les campagnes en faveur du troisième mandat : ce n’est pas le troisième mandat lui-même qui pose problème ; le vrai problème se trouve plutôt dans la servilité, la déchéance morale et politique dont font preuve les laudateurs du troisième mandat.

Deux décennies après Octobre 1988, ce fonctionnement du système politique algérien apparaît absurde. Personne n’y trouve son compte. Pas même l’homme introduit qui brasse des milliards, car il sait que sa situation est très fragile, et que sa fortune est à la merci d’une décision bureaucratique ou d’un fait du prince. Quant à ceux qui sont au bas de l’échelle sociale, il n’est même pas nécessaire de les évoquer. Ils sont condamnés à un désespoir quotidien, tragiquement exprimé à travers le phénomène des harraga.

Octobre aura finalement été une grande illusion. Les luttes qui l’ont précédé, les énergies qu’il a mobilisées et les espoirs qu’il a nourris n’ont pas débouché. Le débat politique, de bonne facture, qui a précédé Octobre s’est poursuivi après les événements, avant d’être emporté dans la tourmente, lorsqu’un parti de type totalitaire, a voulu remplacer un système totalitaire par une dictature religieuse. Depuis, le pays continue de s’enfoncer.

En Octobre 1988, l’Algérie tendait à se rapprocher de la Corée du Sud. Vingt ans plus tard, elle a tendance à s’africaniser. En Octobre 1988, le pays n’avait pas d’argent, mais il y avait une réelle volonté de s’en sortir. En 2008, l’Algérie a de l’argent, mais elle est incapable de se dessiner un avenir.

Abed Charef
5 octobre 2008

Paru dans le Quotidien d’Oran, 5 octobre 2008

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