Dans une large partie du monde arabe, les élections ne sont pas seulement organisées « par le pouvoir » mais tout autant « pour lui ». Elles servent moins à désigner ceux qui vont gouverner que ceux qui sont choisis par d’indéboulonnables autocrates pour jouer avec eux, devant les caméras complaisantes des télévisions occidentales, la comédie d’un pluralisme parfaitement cosmétique. Au Maroc comme ailleurs au Maghreb, ces autocrates ont de longue date dressé un triple rempart pour se protéger des humeurs imprévisibles de leur électorat.

Le premier résulte du fait – trop souvent occulté par les médias – que les portiers des arènes électorales n’y laissent pénétrer que des oppositions plus ou moins « domestiquées », excluant ainsi des pans entiers des forces politiques réelles. Pas plus qu’en Tunisie ou en Algérie, pour ne rien dire de la Libye, les gros bataillons des oppositions ne sont donc présents dans ce « jeu » électoral.

Pour toutes sortes de raisons historiques, ce sont les formations dites « islamistes » dont le pouvoir de mobilisation est aujourd’hui le plus fort et ce sont donc elles qui sont exclues de la scène politique légale. Dans le cas du Maroc, c’est l’association al ‘adl wal ihsane (Justice et bienfaisance) du cheikh Abdessalam Yassine, l’équivalent (à quelques nuances près) du parti Ennahda de Rachid Ghannouchi en Tunisie, du FIS algérien d’Abbassi Madani (dissous après sa victoire électorale de 1991) ou des Frères musulmans qui, en Égypte, ne peuvent se présenter que comme candidats « indépendants ».

La deuxième limite structurelle du jeu électoral est que le pouvoir, qui n’a jamais résidé dans les enceintes parlementaires, ne se trouve pas non plus dans les portefeuilles ministériels : il est en fait tout entier concentré dans les mains du chef de l’État (en Tunisie et en Égypte) ou, en Algérie, dans celles de ses commanditaires militaires de l’ombre. Au Maroc, le pouvoir (hormis chez un petit nombre de ministres longtemps inamovibles, comme Driss Basri à l’Intérieur) n’a jamais quitté les mains du monarque et de ses conseillers les plus proches. Une première victoire électorale de la gauche parlementaire (USFP) avait montré aux électeurs la portée illusoire d’une telle « alternance ».

Même doublement tronquée, la compétition électorale n’est enfin pas à l’abri d’interférences plus directes encore : le troisième rempart tient au fait que les résultats des urnes, voire le nombre réel des bulletins, traditionnellement truqués, reflètent bien plus l’humeur du pouvoir que celle des électeurs. Faute de figurants locaux et internationaux désireux de continuer à lui donner un semblant de crédibilité, c’est ce petit jeu, qui au bout de plusieurs décennies est en train de montrer ses limites. À force de vouloir cueillir les roses électorales en refusant les épines du partage du pouvoir et de malmener les mécanismes fragiles de la représentation, les autocrates maghrébins sont un à un en passe de laisser irrésistiblement apparaître une identique « nudité » politique.

Le 7 septembre 2007, les électeurs marocains, quelques mois après leurs homologues algériens, ont adressé au monde un message que les observateurs ont eu quelque difficulté à décrypter. Les catégories habituelles du discours médiatique (la « défaite cinglante des islamistes-adversaires- de-la-démocratie » ou au contraire leur « menaçante poussée ») ont eu peine à fonctionner. Le score du vieux parti indépendantiste l’Istiqlal ressemble en effet à tout sauf à une résurgence de la gauche nationaliste. Mais la défaite proclamée du Parti de la justice et du développement (PJD), islamiste, n’est pas davantage celle « des islamistes » mais de ceux qui, à force de faire au trône des concessions en tous genres, ont perdu toute crédibilité oppositionnelle. Car le vrai message adressé au monde par l’écrasante majorité du corps électoral (plus de 80% dans les agglomérations urbaines, où le vote est traditionnellement moins facile à « encadrer ») est sans ambiguïté : il a boudé le rôle de figurant que réclame la comédie pluraliste, dont s’accommodent depuis si longtemps les partenaires européens du Maroc.

Des législatives marocaines du 7 septembre 2007, le monde retiendra qu’elles ont tout de même marqué un progrès substantiel sur la voie longue et tortueuse de la libéralisation politique : tous ceux qui ont refusé de prendre ce scrutin au sérieux n’ont pas eu la surprise – si courante par le passé – d’apprendre que quelqu’un avait décidé de se rendre aux urnes à leur place ! L’impossibilité technique d’« encourager » trop ostensiblement la participation populaire (notamment du fait du rôle croissant de la presse et des observateurs étrangers) et la difficulté croissante à manipuler le taux de participation aussi grossièrement que par le passé ont paradoxalement consacré la reconnaissance d’un droit qui est loin d’être négligeable : celui de ne pas voter. Pour celui de choisir ses gouvernants, le citoyen marocain, de toute évidence, devra encore patienter.

François Burgat
Politologue, directeur de recherches au CNRS, membre de l’IREMAM, Aix-en-Provence
Auteur de "L’islamisme à l’heure d’al Qaïda : réislamisation, modernisation, radicalisations".
Octobre 2007

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