« Il est du rôle de l’écrivain de pointer la dérive des siens et d’aider à leur ouvrir les yeux sur ce qui les aveugle. Je tiens, comme on dit, à commencer par balayer devant ma porte » écrit Abdelwahad Meddeb en introduction de « La maladie de l’Islam ». Moi aussi, serais-je tenté de répondre à l’écrivain tunisien avec plus de sympathie que d’impertinence en lui rendant ici, en quelque sorte, une partie de sa politesse. En s'efforçant de ne pas tomber dans l'excès inverse, ces « sanglots de l’homme musulman » ne pêchent-t-il pas en effet par… l’excès de civilité de leur auteur à l'égard de ses hôtes parisiens ?

C’est de là en tous cas que naît la frustration en refermant cet inventaire si confortable des péchés de l’Autre que nous propose Meddeb pour explication des dérives du 11 septembre 2001. Ne doutons pas que, même publiée à Paris et en langue française, cette introspection critique sera utile à ces lecteurs musulmans pour qui Meddeb nous dit avoir eu « une pensée particulière» en l’écrivant. Sert-elle en revanche réellement la cause de l’immense majorité, francophone, de son lectorat ? On peut ne pas en être totalement convaincu. Rendons justice bien sûr à un ouvrage où l’érudition est de rigueur. Moins que la lettre de chacun de ses développements, c’est en fait l’équilibre général de la démonstration qu’il est difficile de cautionner. Meddeb n’ignore rien en effet des causes externes de sa « maladie de l’Islam ». « C’est », recense t-il très lucidement, « la non reconnaissance de l’Islam par l’Occident (…) », « la façon de le cantonner dans le statut de l’exclu », « la manière dont l’Occidental renie ses propres principes dès que l’intérêt le réclame », « la façon qu’a l’Occidental (et, de nos jours, sous la forme de l’américain) d’exercer dans l’impunité son hégémonie selon la politique dite des deux poids deux mesures » (…).

« C’est l’exercice de l’injustice dans l’impunité qui nourrit la haine et le hideux terrorisme, lequel reste l’arme du démuni, du faible, de celui qui a épuisé les ressources du droit. Mais s’il prend le temps d’identifier avec une belle précision l’essentiel des responsabilités de l’ « Autre » occidental, dont « une diabiolisation du Palestinien, de l’Arabe, du musulman, révélatrice d’un racisme aussi ravageur que le nouvel antisémitisme arabe »(Page 213), Meddeb prend le parti de donner à sa démonstration une tonalité explicitement unilatérale. « (La maladie occidentale), je ne fais que l’évoquer au passage et je ne voudrais pas que le lecteur y débusque une manière de symétrie : maladie contre maladie. Si tel était le cas, mon projet serait vidé de toute substance. Loin de moi l’idée de neutraliser la maladie dont je traite par l’invocation de la maladie de l’autre ». C’est bien là que le bât blesse. La question essentielle à laquelle son livre échoue dès lors à répondre est la suivante : la violence des attentats imaginés par Oussama Ben Laden et Aïman Dhawahiri est elle déterminée, majoritairement, par l’usage du lexique (religieux) qui prétend (en partie au moins) la légitimer ? Provient elle dès lors de causes « internes à l’Islam », consubstantielles à l’histoire des Musulmans, exprimant une dérive idéologique qu’il faudrait rechercher dans la nature de la relation que ces Musulmans entretiennent avec leur dogme sinon dans celui-ci ? Ou bien cette inhumanité relève t-elle d’une plus profane logique de contre violence ? Meddeb penche franchement pour la première hypothèse. Tout en saluant le courage de son introspection et le bien fondé de bon nombre de ses remarques, je penche (et avec moi bon nombre de mes collègues travaillant dans le monde musulman) pour la seconde.

Cette violence aurait parfaitement pu recourir à mes yeux, à un autre lexique : celui du nationalisme, celui du communisme, du national socialisme ou de bien d’autres « dogmes » religieux ou parfaitement profanes. Le très chrétien pape copte Chenouda III et bien d’autres autorités chrétiennes d’Orient ont, exemple entre mille, très significativement cautionné à plusieurs reprises le recours aux attentats suicides des désespérés de la politique israélienne. L’usage de la violence (et a fortiori celui de la contre violence) aveugle légitimée par une vision dichotomique, simplificatrice, voire raciste du monde n’est en aucune manière, à l’échelle du siècle qui vient de s’achever, comme de ceux qui l’ont précédé, l’apanage d’une seule religion ou d’une seule culture. Des camps d’extermination du nazisme (qu’aucune « Maladie de la chrétienté » n’a réellement été sollicitée pour expliquer) à ceux du communisme en passant par les commandos terroristes du sionisme naissant et ceux de l’ETA ou de l’IRA, il apparaît au contraire, comme la plus… « démocratiquement » répandue des dérives de notre humanité. Si parfaitement condamnables soient-ils, les raccourcis pris avec l’héritage humaniste du monde par les inventeurs des attentats du onze septembre ne sauraient donc sans dommage pour l’analyse être référés à une maladie récente (ou encore moins ancestrale) « de l’Islam ». Tel est le principe analytique qu’il faut me semble t-il réaffirmer fortement dans une conjoncture où le camp du plus fort tente de masquer ses responsabilités derrière de dangereuses explications culturalistes.

Les attaques conduites contre les Etats-Unis, amplifiées par la redoutable « efficacité » que leur a donné la conjonction des technologies aériennes et des concentrations urbaines, sont avant toute chose le produit de la radicalisation, bien plus prévisible qu’on ne l’a souvent dit, et bien plus banale aussi, d’une composante de la population du monde soumise depuis plusieurs décennies à cette terrible logique des deux poids et deux mesures dont Meddeb n’ignore rien : par Israel interposé ici (dans les territoires palestiniens martyrisés, au Liban, en Jordanie) par la protection d’indéboulonnables dictatures ailleurs (pas seulement en Algérie ou dans le pays d’Abdelwahab Meddeb), par des agressions militaires directes enfin (en Irak où plus de cinq cent mille enfants sont morts des suites de l’embargo américain), une partie du monde musulman n’est pas complètement illégitime à percevoir comme arrogant et discriminatoire le traitement que lui réservent les puissants de ce monde en général et les Etats-Unis en particulier. Hors de cette inventaire réaliste des formes et des effets de la domination, il n’est point à mes yeux de « salut » pour l’analyse.

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