L’illusion éducative

Qu’on ne s’y trompe pas : l’enjeu de ce débat n’est pas circonscrit au champ intellectuel. Il détermine largement en effet les formes de la réaction à cette violence, dite « terroriste », dont tout porte malheureusement à penser, en particulier si elle est aussi mal interprétée, que l’on n’a pas fini d’en parler. A. Meddeb est-il, de ce point de vue, de bon conseil ? L’illusion d’une issue « éducative » à la crise de nos relations avec le monde musulman n’est pas nouvelle. Elle est aussi répandue qu’elle est confortable intellectuellement. Elle s’appuie sur un paradigme fort simple. Il suffirait que les Musulmans se décident à faire une nouvelle lecture de leur Coran, ou encore à s’en tenir à meilleure distance, qu’ils achèvent en quelque sorte leur mutation modernisatrice, pour résorber la profondeur des ressentiments palestiniens, irakiens ou algériens à notre égard. A nous bien sûr de les y aider : il suffira de leur enseigner (à travers ces colloques bien pensants où s’entre congratulent les seuls partisans d’un même camp ou grâce aux moins nuancés des films de Youssef Chahine consacrés par nos prix les plus prestigieux) à lire enfin leur Coran dans le bon sens.

C’en sera fini alors de l’intégrisme, du terrorisme d’al Qaeda, des kamikazes palestiniens et, pourquoi pas, des incendies de voiture dans les banlieues. Cette illusion mystificatrice est parfaitement mystificatrice. La dynamique de modernisation intellectuelle a, dans le monde musulman comme partout ailleurs, besoin d’une atmosphère nationale et régionale de libéralisme politique. Tout progrès de l’esprit ne peut intervenir que dans un contexte libéré des dictatures locales, des oppressions régionales qui nourrissent et crédibilisent les postures réactives. Or toute la contradiction vient précisément de ce que nous contribuons d’une main à renforcer, directement (à coups de bombes britanniques ou américaines) ou indirectement (par le soutien aveugle aux errances d’Ariel Sharon ou aux dictateurs arabes qui acceptent de le fréquenter) ce radicalisme que nous prétendons combattre de l’autre. La «Maladie de l’Islam » est le produit et non la cause de ce cercle vicieux dont nous tardons tant à sortir. « Quand on résiste (à l’oppression politique, aux manipulations de toutes sortes), croyez vous que l’on puisse aller de l’avant » rappelle si justement l’ « islamiste » Tareq Al Bishri. Pour le reste, demander à l’histoire longue de rendre compte des crises politiques contemporaines peut nourrir le meilleur ou le pire des résultats. L’approche historique, si essentielle par ailleurs, peut être en effet la porte d’entrée à la plus classique des dérives essentialistes. Plus facile à mobiliser que les contacts directs avec des sociétés diversifiées, complexes et changeantes, elle a de tout temps eut tendance à pallier la difficulté à affronter la trivialité politique d’une réalité.

En Algérie comme en Palestine, l’idéologisation (en l’occurrence « l’islamisation ») de résistances politiques largement profanes malgré le vocabulaire religieux qu’elles emploient a permis d’une identique façon de discréditer toute opposition même légaliste à de parfaites dictatures. Prenant prétexte du lexique religieux d’une partie des acteurs, le recours à l’histoire « islamique » permet à Alger de masquer l’implication directe et structurelle des services d’une junte cynique dans la manipulation de la violence. A Gaza ou à Hébron il permet de discréditer toute velléité de résistance armée à un ordre régional israélo-américain, qui a de longue date donné la preuve qu’il ne comprenait aucun autre langage. Dans les deux cas cette « sur idéologisation » aboutit à une même impasse analytique et politique : masquer l’origine réelle de la violence, préalable pourtant indispensable à quiconque entend la résorber.

Lorsqu’il exemplifie notre cher Albert Camus et son incapacité historique à admettre le versant le plus sombre du fait colonial, réduit l’œuvre d’Hassan Al Banna à un vilain prurit « antioccidentaliste », omet de s’interroger sur les raisons de la lente radicalisation de Sayyed Qutb, renvoie au fin fond de la hiérarchie explicative les causes trivialement politiques du blocage d’une partie de l’intelligentsia musulmane et la part décisive qu’y jouent ces tyrans « laïques » que nous soutenons infailliblement, A. Meddeb nous adresse un message dont je ne doute pas qu’il reçoive, comme ceux de Boujedra, R. Mimouni ou Taslima Nasreen etc… avant lui, un accueil enthousiaste sur les rives de la Seine. Aide t-il vraiment son lecteur à voir plus clair sur la façon de dépasser les tensions et les malentendus qui s’accumulent en ce moment même ? On peut ne pas en être convaincu. Dans un siècle où le premier des défis de l’Occident réside dans son incapacité à établir des relations dépassionnées et réalistes avec des forces (dites islamistes) aussi majoritaires qu’elles sont profondément ancrées dans son environnement politique du Sud, une dénonciation par trop unilatérale, si élégante soit-elle de la part d’un auteur de culture musulmane, de cette seule « maladie de l’Islam » n’est donc peut être pas celle des contributions dont le public français a aujourd’hui le plus besoin.

François BURGAT, politologue, (CNRS CEFAS, Sanaa, Yémen) Juin 2002

(1) Abdelwahab Meddeb La Maladie de l’Islam, Le Seuil (coll. La couleur des idées), Février ‏2002

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