Monsieur le ministre,

Vous avez axé votre intervention sur une idée principale : l’inadéquation de parler de paix juste, car selon vous le concept de paix se suffit à lui-même, puisqu’il a entre autres un contenu de justice. Lui ajouter l’adjectif « juste » serait, selon vous, non seulement une redondance, mais aussi une entrave à la paix s’il est utilisé comme « prétexte » ou « alibi » par des ennemis de la paix.

Tout Palestinien, me semble-t-il, pourrait bien se mettre à votre place pour tenter de comprendre votre souci de pragmatisme dans le cheminement vers la paix et votre conviction qu’une paix perçue au départ comme étant « mauvaise », qui finit de toute façon, au fil des années, par devenir « acceptable » est meilleure que la continuation de la guerre avec ses lots quotidiens de victimes et de malheurs.

A vous aussi de vous mettre à la place du Palestinien qui, vivant pendant trop longtemps, depuis la Nakba et jusqu’à la deuxième Intifada, sous une occupation impitoyable ou dans un camp de réfugiés dans des conditions cruelles, peut légitimement penser qu’ôter à la paix la référence explicite à la justice reflèterait une volonté de travestir la paix en une « pacification », comme celle dont nous avions souffert en Algérie sous le colonialisme français.

Quel sens donner alors à la paix ?

En ce qui me concerne, je suis plus proche de l’avis de Baruch Spinoza qui pensait que « la paix n'est pas l'absence de guerre ». Ce philosophe hollandais, issue d’une famille rescapée de la persécution en Andalousie et dont l’expulsion de la Synagogue d’Amsterdam pour des opinions dérangeantes ne pouvait lui ôter sa judaïté, définissait la paix plutôt comme : « une vertu, un état d'esprit, une volonté de bienveillance, de confiance, de justice. »

Vous dites que la paix a forcément un contenu de justice, et je ne doute pas de votre attachement à l’impératif de justice. Mais alors pourquoi reléguer la justice à l’ordre de l’implicite ?

La justice a un rôle central dans la tradition juive authentique. N’est-il pas dit dans le Talmud que « le monde repose sur trente-six justes » ? Des hommes et des femmes justes de confession juive, on peut en citer en nombre : des scientifiques, des poètes, des musiciens, des journalistes, des simples citoyens. Parmi ces justes, il y en a deux qui m’ont particulièrement marqué.

Le premier c’est le professor Yeshayahu Leibovitz. A mon avis il représentait une conscience vivante pour le peuple juif. Il utilisait souvent des moyens forts pour condamner l’injustice commise à l’encontre des Palestiniens dans les territoires occupés et afin d’opérer un électrochoc dans l’opinion israélienne. Il n’hésitait pas à traiter les soldats qui tiraient à balles réelles sur les enfants palestiniens de terroristes, et osait même déclarer que le massacre perpétré par Baruch Goldstein dans la mosquée ibrahimique de Hebron en 1994, un vendredi en plein ramadan, était la conséquence du « Judeo-Nazism ». Il était l’exemple du Juif imprégné des valeurs authentiques du judaïsme comme la justice, ainsi que le témoignage et la lutte contre l’oppression et l’humiliation de l’autre, des valeurs dans lesquelles il puisait la force du caractère et la vigueur du propos.

Le second c’est le professeur Noam Chomski qui, à travers son combat en faveur des démunis du monde entier et contre la domination dans toutes ses formes, a choisi d’être un « agent moral » plutôt qu’un « servant du pouvoir ». Je suis particulièrement reconnaissant envers le professeur Chomski pour avoir été l’un des rares intellectuels dans le monde, y compris le monde arabe et musulman, à s’être préoccupé du sort des centaines de milliers d’Algériennes et d’Algériens victimes du terrorisme d’Etat. Dans sa préface à notre Enquête sur les massacres en Algérie (Inquiry into the Algerian Massacres), il a écrit : « Quelles que soient les priorités du puissant, il n’y a pas de raison pour que les autres tolèrent que l’histoire passée et présente soit écrite par les vainqueurs, et qu’ils tolèrent le silence – ou pire, la participation – qui livre ‘les populations victimisées’ à un destin macabre et terrible. »

Ceci nous amène à une autre considération : l’importance de la restauration de la vérité et de la mémoire dans le chemin vers la paix. Ce ne sont pas seulement des exigences morales mais des conditions préalables à toute démarche de paix.

La vérité n’est pas uniquement « un substitut temporaire de la justice » dans un monde où celle-ci est absente. La justice et la vérité sont indissociables. C’est avec la vérité que l’on exerce la justice. Et de même que la paix n’est pas une entité « passive, inactive, inerte » comme l’absence de guerre, mais une entité « active » constituant « une phase dans la dynamique du conflit », pour reprendre les termes du professeur Rudolph Rummel, la justice n’est pas statique ; elle est dynamique. « C’est la vérité en action » comme disait l'écrivain et homme d'Etat britannique Benjamin Disraeli.

Il est dit que la justice est la qualité d’être guidé par la vérité et qu’il est du devoir de chacun de chercher, de savoir et de dire la vérité. Je crois que ceci est inscrit dans la pure tradition judaïque. Notre Livre saint nous dit que : « Parmi le peuple de Moïse, il est une communauté qui guide [les autres] avec la vérité et qui, par là, exerce la justice. » (Coran, 7:159) Cette communauté est composée des Tzadikim (plur. de Tzadik) désignant en hébreu les Justes. Ce n’est pas un hasard que l’équivalent arabe de Tzadik est Saadiq (plur. Saadiqin). Or le terme Saadiq désigne une multitude de vertus. Le dictionnaire de langue arabe qualifie de Saadiq celui qui est amical, authentique, cordial, droit, franc, fidèle, loyal, pur, sincère, véridique, vrai, etc. Tout gravite autour de la notion de vérité. Ce sont les Tzadikim qui éclairent, orientent et guident les communautés. « Ô vous qui croyez ! Craignez Dieu et soyez avec les Saadiqin » nous ordonne le Coran (9:119).

Le rôle central de l’établissement de la vérité dans tout processus de réconciliation et de paix peut être illustré par deux exemples d’actualité. En Afrique du Sud, on progresse bien dans le chemin de la paix malgré les difficultés qui restent à surmonter, et ce en grande partie grâce au travail remarquable de restauration de la vérité, entrepris par la Truth and Reconciliation Commission, TRC. Dans l’un des rapport de la TRC, l’archevêque Desmond Tutu affirmait que : « Aussi pénible l’expérience soit-elle, les blessures du passé ne doivent pas être laissées s’envenimer. Elles doivent être ouvertes. Elles doivent être nettoyées. Et un baume doit être versé sur elles afin qu’elles puissent guérir. » A l’opposé, en Afrique du Nord, ladite « Concorde civile » proposée par les généraux putschistes aux peuple algérien a été un véritable fiasco, essentiellement à cause de la distorsion de la vérité qu’elle opère en présentant comme des patriotes les agresseurs qui avaient confisqué le choix du peuple et commandité et exécuté son massacre, et en assimilant à des criminels égarés les victimes agressées qui avaient pris les armes pour se défendre.

L’un des aspects de l’impératif de vérité est le besoin de restaurer la mémoire. Je n’apprends pas le rôle capital de la mémoire dans la vie des communautés à un Juif né en 1948, c’est-à-dire au commencement du conflit israélo-palestinien, qui suit de près l’évolution de son peuple et qui est l’auteur entre autres de Israel, A Concise Political History, de Sons in the Shadow of their Fathers et de His Brother's Keeper. Dans Le Judaïsme raconté à mes filleuls, Marek Halter affirme que pour les Juifs, « la mémoire est devenue une force en soi. Elle est devenue une capacité morale permettant aux Juifs d’affronter le présent et l’avenir : c’est elle, en dernier recours, qui toujours les sauve de l’anéantissement absolu. » Toujours selon ce Juif dont la famille avait fui le ghetto de Varsovie, « il en va des peuples comme des individus. Sans mémoire, ils ne sont qu’une coquille vide. Un agglomérat d’hommes et de femmes que le flux du monde emporte et engloutit. »

L’une des plus fortes manifestations de la mémoire porte sur le lien avec la terre, un lien nourricier quasi ombilical qu’une personne ou une communauté a avec un lieu qu’elle porte en elle. C’est un lien universel que l’on entretient qu’on soit arabe, juif ou autre. Dora Teitelboïm qui à l’âge de 17 ans a quitté sa terre natale à Brest-Litovsk, fuyant les persécutions antisémites, écrivait en yiddish : « Les hommes ne sont pas des clous, les hommes ne sont pas des vis. On ne peut pas les arracher à leur terre avec des tenailles. [Cette terre] on la portera désormais comme on porte son propre nom. » Trente plus tard, en 1970, Fawzi Al-Asmar se trouvait en prison en Israël et les autorités lui ont proposé de quitter sa terre natale en échange de sa liberté. Il leur a répondu : « Je ne suis qu’un homme. Ne me demandez pas d’abandonner mes yeux ni mon amour ni les souvenirs de mon enfance. »

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