Bien sûr, le « septembre noir » américain va conduire à une réévaluation drastique du potentiel du terrorisme et des manières de s’en préserver. L’attaque contre le destroyer US Cole en octobre 2000 dans la baie d’Aden avait déjà montré que les opposants à l’ordre américain dans cette région du monde étaient capables de mettre au service d’une détermination pouvant aller jusqu’au suicide la maîtrise de technologies très sophistiquées. L’extrême centralisation technique des sociétés occidentales et la fragilité qu’elle engendre face à toutes sortes d’attaques aveugles sont aujourd’hui particulièrement évidentes. Si le terrorisme doit être notre nouvel ennemi, il convient donc d’en démonter avec soin et prudence les mécanismes : il en va de la qualité de notre (légitime) défense.

Disons alors très franchement que ni la théorie du “théo-totalitarisme” ni celle d’une propension des lexiques religieux à entraîner la violence politique ne me semblent suffisantes pour rendre compte de cette poussée de violence et déterminer la nature de la stratégie qu’elle doit nous inspirer. Je me suis toujours employé (1) à rappeler que dans l’histoire du Proche Orient et de nos relations avec cette région du monde, il est fort difficile de corréler scientifiquement le développement de la violence politique avec l’émergence des courants islamistes. Comme ailleurs dans le monde, au Proche Orient, cette violence est sans doute en effet la seule denrée à avoir été équitablement partagée entre toutes les inspirations idéologiques ainsi qu’entre toutes les religions. Je ne sous-estime pas le risque de voir la référence au religieux, comme tout langage « totalisant », légitimer des pratiques totalitaristes. Mais il existe alors bien d’autres dogmes que religieux ! Souvenons nous seulement que l’idéologie la plus profane qui soit, le marxisme léninisme, a pu, dans sa version stalinienne, couvrir la violence la plus totalitaire et la plus anti-humaniste qui soit. Au Proche Orient; les nationalistes dits « laïques », dont Saddam Hussein qui fut de ce fait un temps notre ami, on manié la bombe avec brio. Les Chrétiens orientaux participent activement à la résistance palestinienne et en 1996, le pape copte Chenouda n’a pas hésité à donner sa caution aux attentats aveugles du Hamas palestinien ! Les israéliens eux mêmes sont à l’origine de l’attentat sans doute le plus meurtrier de cette période de l’histoire régionale (91 morts à l’hôtel King David en 1947) alors qu’il s’agissait pour eux de « libérer la Palestine ».

En empruntant, pour tout expliquer, la seule lorgnette de l’« islamisme » on risque en fait de se priver de prendre en compte la dimension simplement politique ou sociale des problèmes. Ce n’est pas « l’islamisme » qui est à l’origine des turbulences de ce monde mais bien des phénomènes de domination (Nord Sud) des conflits d’intérêts parfaitement identifiables et largement profanes entre Israël (soutenu très inconditionnellement par son allié américain) et ses voisins d’une part, entre des régimes arabes souvent autoritaires (que l’Occident soutient trop souvent) et leurs opposants d’autre part. Pour diverses raisons d’ordre historique, (la religion musulmane constitue conjoncturellement un réservoir de références préservées de l’hégémonie culturelle occidentale), l’islamisme (c’est à dire avant tout l’usage du lexique musulman dans la sphère politique, ces usages pouvant être multiples) demeure à ce jour, dans le monde arabe, l’idéologie politique la plus répandue. Ses expressions extrêmes existent comme existe une frange extrémiste dans toute expression politique. Mais si l’on y regarde de près, on s’aperçoit que cet islamisme sert plus largement et plus banalement à véhiculer des aspirations politiques de toutes sortes,(nationalistes ou « anti-impérialistes » ici, mais également démocratiques ailleurs, profanes très souvent). J’ai fréquenté de près suffisamment de leaders ou de militants islamistes au cours des 17 années que j’ai vécu dans le monde arabe pour vous assurer que je ne me retrouve absolument pas dans les définitions raccourcies que nous en donnent les chaînes de télévision aux heures de grande écoute, notamment lorsqu’elles font appel à des « professeurs de criminologie » pour nous parler des sociétés du Proche Orient.
Oublier de décrypter le fonctionnement de cette véritable « machine à produire de la violence politique musulmane » que constitue à mes yeux la politique étrangère américaine au Proche Orient conduit inévitablement à diaboliser ceux qui s’en prennent aux USA avec une telle hargne et, dès lors, à se priver d’une riposte rationnelle et …efficace.
L’embargo sur l’Irak, la défense complaisante des options israéliennes les plus intransigeantes, le soutien aveugle aux dictatures militaires arabes ou aux monarchies pétrolières corrompues font d’avantage de victimes, soyons en convaincus, que tous les Boeing en folie.

(1) L’islamisme au Maghreb : la voix du Sud, Paris Karthala 1988, Payot 1995 et L’islamisme en face, La Découverte, 1995

François Burgat
16 Septembre 2001
L’Humanité

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