Chercheur au CNRS, spécialiste de l’islam, François Burgat a publié de nombreux ouvrages sur le proche et le Moyen-Orient (1). Entretien.

Les événements tragiques de Manhattan doivent-ils conduire à réévaluer la capacité de nuire du terrorisme ?

François Burgat. Bien sûr, le " septembre noir " américain va conduire à une réévaluation drastique du potentiel du terrorisme et des manières de s’en préserver. L’attaque contre le destroyer US Cole, en octobre 2000 dans la baie d’Aden, avait déjà montré que les opposants à l’ordre américain dans cette région du monde étaient capables de mettre au service d’une détermination pouvant aller jusqu’au suicide la maîtrise de technologies très sophistiquées. L’extrême centralisation technique des sociétés occidentales et la fragilité qu’elle engendre face à toutes sortes d’attaques aveugles sont aujourd’hui particulièrement évidentes. Si le terrorisme doit être notre nouvel ennemi, il convient donc d’en démonter avec soin et prudence les mécanismes : il en va de la qualité de notre (légitime) défense.

Précisément quel rapport voyez-vous entre la dérive terroriste et ce qu’on appelle souvent " l’islamisme " comme vision idéologique et conception du monde ? L’expression " théototalitarisme " vous semble-t-elle, par exemple, pertinente ?

François Burgat. Disons alors très franchement que ni la théorie du " théototalitarisme " ni celle d’une propension des lexiques religieux à entraîner la violence politique ne me semblent suffisantes pour rendre compte de cette poussée de violence et déterminer la nature de la stratégie qu’elle doit nous inspirer. Je me suis toujours employé (2) à rappeler que dans l’histoire du Proche-Orient et de nos relations avec cette région du monde, il est fort difficile de corréler scientifiquement le développement de la violence politique avec l’émergence des courants islamistes. Comme ailleurs dans le monde, au Proche-Orient cette violence est sans doute en effet la seule denrée à avoir été équitablement partagée entre toutes les idéologies, ainsi qu’entre toutes les religions. Je ne sous-estime pas le risque de voir la référence au religieux, comme tout langage " totalisant ", légitimer des pratiques totalitaristes. Mais il existe alors bien d’autres dogmes que religieux ! Souvenons-nous aussi que l’idéologie la plus profane qui soit, le marxisme léninisme, a pu, dans sa version stalinienne, couvrir la violence la plus totalitaire et la plus anti-humaniste qui soit. Au Proche-Orient, les nationalistes dits " laïques ", dont Saddam Hussein qui fut de ce fait un temps notre ami, ont manié la bombe. Les chrétiens orientaux participent activement à la résistance palestinienne et, en 1996, le pape copte Chenouda n’a pas hésité à donner sa caution aux attentats aveugles du Hamas palestinien ! Les futurs israéliens furent à l’origine de l’attentat sans doute le plus meurtrier de cette période de l’histoire régionale (91 morts à l’hôtel King David en 1947), alors qu’il s’agissait pour eux de " libérer la Palestine ". Tant qu’ils ont été " les vaillants combattants de la foi luttant contre l’URSS " les groupes afghans les plus extrémistes ont aussi reçu la caution technique et idéologique des États-Unis.

L’islamisme aurait donc plusieurs rôles ?

François Burgat. En empruntant, pour tout expliquer, la seule lorgnette de l’islamisme, on risque en fait de se priver de prendre en compte la dimension tout simplement politique et sociale des problèmes. Ce n’est pas l’islamisme qui est à l’origine des turbulences de ce monde mais bien des phénomènes de domination (Nord-Sud), des conflits d’intérêts parfaitement identifiables et largement profanes entre Israël (soutenu trop inconditionnellement par son allié américain) et ses voisins d’une part, entre des régimes arabes souvent autoritaires (que l’Occident soutient trop souvent) et leurs opposants d’autre part. Pour diverses raisons d’ordre historique (la religion musulmane constitue conjoncturellement un réservoir de références préservées de l’hégémonie culturelle occidentale), l’islamisme (c’est-à-dire avant tout l’usage du lexique musulman dans la sphère politique, ces usages pouvant être multiples) demeure à ce jour, dans le monde arabe, l’idéologie politique la plus répandue. Ses expressions extrêmes existent comme existe une frange extrémiste dans toute expression politique. Mais si l’on y regarde de près, on s’aperçoit que cet islamisme sert plus largement et plus banalement à véhiculer des aspirations politiques de toutes sortes (nationalistes ou " anti-impérialistes " ici, mais également démocratiques ailleurs, profanes très souvent). Il serait bien facile de montrer que dans l’immense majorité des systèmes politiques du sud de la Méditerranée, les islamistes seraient prêts à occuper dès lors qu’elle existerait une place dans le jeu démocratique. Ils l’ont notamment démontré en Jordanie ou même au Yemen où le président du Parlement est le leader de la plus importante formation islamiste.

J’ai fréquenté de près suffisamment de leaders ou de militants islamistes au cours des dix-sept années que j’ai vécu dans le monde arabe pour vous assurer que je ne me retrouve absolument pas dans les définitions raccourcies que nous en donnent les chaînes de télévision aux heures de grande écoute, notamment lorsqu’elles font appel à des " professeurs de criminologie " pour nous parler des sociétés du Proche-Orient. Oublier de décrypter le fonctionnement de cette véritable " machine à produire de la violence politique musulmane " que constitue la politique étrangère américaine au Proche-Orient conduit inévitablement à diaboliser ceux qui s’en prennent aux États-Unis avec une telle hargne et, dès lors, à se priver d’une riposte rationnelle et efficace. L’embargo sur l’Irak, la défense aveugle des options israéliennes les plus intransigeantes, le soutien aveugle aux dictatures militaires arabes ou aux monarchies pétrolières les plus antidémocratiques font davantage de victimes, soyez-en convaincus, que tous les Boeing en folie.

On a souvent mis en cause Kadhafi ou Saddam Hussein, mais l’Arabie Saoudite n’est pas sans connexions avec par exemple Ben Laden dont on parle beaucoup en ce moment ?

François Burgat. Il est exact que dans la péninsule arabique en général et en Arabie Saoudite en particulier, les frontières de l’action étatique sont floues. Il est parfaitement concevable que des groupes proches du pouvoir opèrent des alliances très différentes de celles officielles du régime. On dit ici parfois que les Saoudiens soutiennent financièrement tous ceux dont ils ont peur.

Jusqu’où les Américains peuvent-ils aller dans leur " riposte " sans provoquer l’embrasement du monde arabe ?

François Burgat. Je ne vous cache pas que cette question préoccupe tous les Occidentaux qui vivent actuellement dans le monde arabe. La pire des hypothèses envisagées de la part d’une administration Bush, que l’on sait peu nuancée en ce domaine et pressée par son opinion intérieure, serait que cette riposte déborde les limites de l’État afghan. Disons dès aujourd’hui que cela ne ferait qu’accroître le fossé d’incompréhension.

Notes

(1) Dernier ouvrage paru : les Chroniques yéménites 2000, Sanaa 2001, 182 pages.

(2) L’Islamisme au Maghreb : la voix du Sud, Paris, Karthala 1988, Payot 1995 ; et l’Islamisme en face, La Découverte, 1995.

L'Humanité
15 septembre 2001
Entretien réalisé par Lucien Degoy

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