L’hommage que nous devons tous aux morts de New York et de Washington peut-il s’accommoder de ce terrible aveuglement qui laisse intacts les mécanismes et les ressorts de la violence qui les a fait mourir si injustement ?

En octobre 2000, une bombe a gravement endommagé le destroyer US-Cole en rade d’Aden (Yémen), tuant près d’une vingtaine de ses jeunes marins. Les paroles prononcées alors par Bill Clinton, le président américain de l’époque, ne laissèrent curieusement place à aucune incertitude, à aucune réflexion, à aucun doute : c’était bien le Mal absolu, produit d’on ne sait quelle perversion ou de quelle dégénérescence de la nature humaine, qui venait, une fois de plus, de s’en prendre à la Vertu !

Aux yeux de milliers d’habitants du Proche Orient (mais aussi de bien d’autres parties du monde) de toutes confessions et de toutes appartenances politiques, un « acte de guerre » avait certes conduit à la mort de plusieurs dizaines de jeunes gens. Mais cet acte de guerre visait tout de même bien un …navire de guerre transportant les plus sophistiquées des armes de guerre. Ce navire de guerre, en route vers les côtes irakiennes où il participait régulièrement à l’embargo ou aux « frappes stratégiques », était bel et bien en train de faire… la guerre. Et cette guerre, vicieuse, qui conduit encore aujourd’hui, à coups de missiles et de bombardements de haute altitude, à la paupérisation et à l’illettrisme de toute une génération d’enfants irakiens et qui est à l’origine de centaines de milliers de victimes civiles de tous âges n’est ni particulièrement héroïque ni particulièrement glorieuse. Qu’importe !

Le même scénario est en train de se reproduire : le tragique « septembre noir » américain vient de donner au successeur de Bill Clinton l’occasion de confirmer qu’il était capable d’un identique égarement.

Les occupants des tours du World Trade Center n’étaient certes pas des combattants. L’absence de toute corrélation faite entre les dérives de la politique étrangère américaine et l’aversion profonde qu’elle entretient dans les cœurs de millions de citoyens du monde tout aussi respectables que ceux qui vivent sous la bannière étoilée, n’en est pas moins extrêmement pernicieuse.

Consciemment ou non, la diplomatie que les Américains soutiennent s’emploie à rendre les hommes et les femmes de toute une région du monde aussi violents et agressifs à leur égard qu’ils les accusent de l’être. A grand renfort de « self full filling-prophecies » (ces prophéties pernicieuses que l’on énonce et que l’on s’emploie ensuite à faire se réaliser ou ces jugements que l’on porte et qu’ensuite on fait tout pour rendre crédibles) ils dénoncent, de conserve avec une partie de l’Europe, « le terrorisme islamique ». Mais ils mettent dans le même temps un soin maniaque à faire que la violence la plus aveugle apparaisse ici et là dans le monde musulman comme la seule et unique forme de résistance aux abus de leur hégémonie. De la guerre d’Algérie à celle du Viet-nam en passant par la résistance au nazisme ou…à la lutte des israéliens pour obtenir leur indépendance face aux britanniques, chacun de ceux qui le veulent peut aujourd’hui savoir que ce que l’on qualifie parfois à tort (à Aden), parfois à raison (à New York), de « terrorisme » n’a souvent été que l’arme du pauvre. Mais le pauvre n’a pas le monopole de la violence, tant s’en faut !

En Palestine, la machine américaine à fabriquer de la haine et du désespoir politique opère par intransigeance Israélienne interposée. En Irak, elle agit plus directement, par les armes, année après année, par le biais de frappes aériennes récurrentes mais plus encore à travers un embargo aussi interminable qu’il est meurtrier. Les centaines de milliers d’enfants qui meurent en Irak, loin des caméras de CNN, sont à tout le moins tout aussi innocents que les travailleurs du WTC, voire plus innocents encore que les officiers du Pentagone ou que les marins du US Cole. Dans la Péninsule arabique, comme dans un certain nombre d’autres Etats de la région, la violence américaine opère également sous couvert de la protection de vieilles dictatures pétrolières : des régimes aussi répressifs qu’ils sont corrompus achètent (par d’énormes commandes d’armement ou par le contrôle à la baisse des cours de leur pétrole) la protection du « berceau de la démocratie »! Politique du « deux poids deux mesures », aveux de dommages seulement « collatéraux » opérés par des frappes « intelligentes » ; terrible sélectivité des vetos à l’ONU et de l’émotivité face aux victimes de la violence, amalgame calomniateur de la désignation des « pistes islamiques » complètent cette terrible machine à remonter les ressorts de la violence.

C’est ce dispositif meurtrier, braqué sur de futures victimes, qu’une écrasante majorité des commentateurs de la tragédie du 11 septembre ne me semble même pas avoir eu l’idée de dénoncer.

François Burgat
Radio France Internationale
13 septembre 2001

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