Les chefs des partis politiques agréés seront de la fête. Ça ira des dinosaures gonflés par les tricheries électorales aux autres «schtroumpfs», dont la taille «microscopique» n’a pas bougé d’un micron, et qu’un certain avocat respectable qualifie de «décoratifs». Tout le spectre «boulitique» y passera, depuis l’extrémiste laïque, défenseur d’une République qui a honte de son peuple, jusqu’à l’arrogant islamiste, imbu de sa personne, qui après avoir apporté tant d’innovations dans le lexique politique algérien, animé par un fervent opportunisme politique, a inventé un type nouveau de «participation contestataire» ou plutôt d’«opposition par le soutien zélé», une recette qui rendrait jalouse la formule magique des Helvètes.

Vous rencontrerez évidemment le secrétaire général d’un FLN squatté par des opportunistes militants de la 25ème heure qui n’ont de ce parti que les initiales, et qui seraient incapables de vous commenter la Déclaration de 1er Novembre 1954, au cas où ils seraient au courant de son contenu. Sans oublier le président du parti au pouvoir, le parti de tous les pouvoirs, celui qui agit effectivement au nom du tout puissant club des généraux putschistes.

Vous aurez certainement l’occasion de faire la connaissance du président d’un Observatoire des droits de l’homme, installé pour pallier à la myopie du système dans ce domaine, et qui s’avérera vite, dès sa naissance, atteint d’une cécité grave, au point de compter les victimes de la terreur et la répression dans l’ordre décroissant.

Il est aussi prédictible que défileront devant vous ensuite les journalistes attitrés qui excellent dans l’art subtil qui consiste à diffuser les communiqués officiels, tout en préservant le titre d’«indépendants», ainsi que les dirigeants d’une multitude d’associations socioprofessionnelles, culturelles, syndicales, patronales, droits-de-l’hommistes, féministes, sportives, etc. etc… jusqu’aux présidents du Loto et du Pari Sportif algériens.

Ils viendront tous vous exposer leur point de vue, vous expliquer la solution qu’ils préconisent pour résoudre la crise algérienne. Ils vous diront tous la même chose. La concordance de leurs propos et la convergence de leurs idées vous laisseront déconcertés. Tous vous apporteront la même vérité – la seule tolérée – que vous auriez déjà maintes fois entendue de la bouche de leurs hommes de la rue. Une vérité qu’on vous répétera jusqu’à ce que vous seriez enfin aptes à la porter en vous, à la réciter les yeux bandés, à l’annoncer comme de bons apôtres convaincus, dès votre retour, autour de vous.

Il est prédictible que «cette vérité» sera peut-être mieux formulée, présentée de manière plus subtile, enrobée dans des élaborations théoriques et des constructions intellectuelles. Vous aurez droit à des leçons d’histoire, de géographie et de stratégie politique. On vous rappellera le caractère géostratégique de l’Algérie et soulignera la dimension régionale, voire globale, du «péril vert». On ne se gênera pas de vous renvoyer à un passé lointain, qui suscite chez certains d’entre vous de vives émotions, en faisant des parallèles avec l’Allemagne hitlérienne, l’Italie mussolinienne, l’Espagne franquiste ou le Portugal salazarien.

Excellences,

Il est prédictible que ce qui vous sera difficile d’entendre, c’est l’autre voix de l’Algérie. Celle de ses enfants bannis, privés de parole, car ils ont commis le crime d’envisager une autre vérité que celle accréditée par le pouvoir. Les portes-parole et portes-plume de cette autre vérité, vous aurez tout le mal du monde à les rencontrer. Et quand vous aurez l’occasion de le faire, ça sera de manière furtive. Et pourtant ce sont eux qui pourront apporter des couleurs à l’image noir et blanc qu’on vous aura donnée de l’Algérie. Ce sont eux qui pourront mettre des nuances dans le paysage binaire qu’on vous aura dépeint. Ce sont eux qui pourront corriger la description trop simplificatrice et réductrice de la crise, que vous aurez eue.

Ces Algériens, Madame et Messieurs les membres de la Délégation, qui sont des femmes et des hommes politiques tels que Louisa Hannoune, Abdelhamid Mehri et Benyoucef Benkhadda, des défenseurs des droits de l’homme tels que les avocats Abdennour Ali-Yahia et Mahmoud Khelili, des journalistes tels que Salima Ghezali, vous apprendront qu’en Algérie, le noir n’est pas aussi noir et le blanc pas aussi blanc que l’on veuille le faire croire.

Ces Algériens sont aussi celles et ceux que vous rencontrerez dans la rue mais qui hésiteront à prononcer un mot. Celles et ceux que vous n’entendrez pas parler en présence des officiels, car tétanisés sous l’effet des uniformes. Celles et ceux qui ne feront que vous regarder. Celles-là et ceux-là, vous pourrez vous fier à leur langage non verbal. Vous pourrez décoder leurs expressions corporelles et déchiffrer les signaux visuels qu’ils vous enverront. A travers les traits de leurs visages, vous pourrez deviner l’ampleur de leur drame. Dans leurs yeux, vous pourrez lire leur souffrance. Si on vous permet de les écouter seuls et seules, et si vous les entendez, ils vous diront combien des leurs ont-ils injustement perdus. Ils vous diront les humiliations qu’ils endurent au quotidien, les détentions extrajudiciaires, les tortures, des viols, les exécutions sommaires, les massacres collectifs, les disparitions et plein d’autres atteintes à la dignité humaine et aux droits fondamentaux de la personne qu’ils ont éprouvés ou dont ils ont été les témoins. A défaut de les écouter, vous pourrez les regarder avec attention. Vous pourrez scruter leurs silhouettes et observer leurs tenues pour savoir à quel point ils vivent la misère économique. Vous saurez comment ils se battent pour préserver un minimum de survie indécente. Car de vie décente il ne rêvent plus depuis qu’ils ont tout perdu y compris la possibilité de subvenir aux besoins de leurs familles. Vous saurez à quoi ressemble un être humain incapable de scolariser ses enfants, de leur fournir des soins, ou de leur acheter du lait tout simplement. Vous saurez à quoi ressemble un peuple auquel on a confisqué la dignité et qu’on a entraîné en l’espace de quelques années vers les abysses de la pauvreté et de l’insuffisance, sous les ordres du FMI et d’autres bailleurs de fonds, sous la conduite d’un pouvoir qui dilapide les richesses du pays en surarmement et en fortunes privées, et sous les applaudissements du Monde libre.

Excellences,

Voilà enfin partagés avec vous tous mes espoirs et toutes mes craintes. En plus de ce partage, je voudrais vous souhaiter bonne chance. Car vous devez réussir votre mission, pour le peuple algérien. Ce peuple qui est en ce moment privé non seulement de justice mais aussi de vérité.

Il est dit, Madame et Messieurs les membres de la Délégation, que dans un monde où la justice est inaccessible, la vérité peut être un substitut temporaire. Sans que la vérité sur ce qu’il s’est passé et sur ce qu’il se passe en Algérie ne soit dite, le retour de la paix civile sera pratiquement impossible. La vérité est le préalable indispensable à tout effort de réconciliation. J’espère de tout mon coeur que vous marquerez, dans mon pays, les premiers pas dans le chemin de la vérité.

Abbas Aroua
20 juillet 1998

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