S’agissant de la relation entre « fondamentalisme » et politique, bien des démocrates et hommes politiques algériens de progrès ont sous-estimé l’éclairage théorique (et j’en suis). Nous aurions été mieux préparés à la montée du fondamentalisme islamique dans ses nouvelles expressions politiques de la fin des années 80, si malgré les obstacles de l’activisme dans l’opposition clandestine, nous avions été plus attentifs aux études et travaux de chercheurs dans le monde qui observaient et analysaient de plus en plus ce phénomène dès le début de cette même décennie.
La tragique réalité aujourd’hui rend moins excusable les idées et comportements simplistes; elle ne permet pas de traiter à la légère les remarques et interrogations des historiens, sociologues, anthropologues, d’une façon générale ceux que préoccupent les capacités des sociétés de promouvoir ou non les voies offensives d’une tolérance active et créatrice.

Cela ne veut pas dire que toutes les théorisations sont bonnes, en particulier lorsque acteurs ou même chercheurs sont entraînés à des généralisations abusives, par subjectivisme ou toutes sortes d’autres motivations. Dans une démarche symétrique des « ultra-radicaux » des deux bords, les uns assimilent la démocratie au « kufr », c’est le cheval de Troie de l’Occident sous couvert de modernisme et pour les autres l’islam est apprécié comme générateur d’obscurantisme et d’intolérance.

La théorie dans ces cas n’a plus pour fonction d’éclairer des réalités déjà durement contrastées par les intolérances réciproques. Elle accentue le trait et s’évertue à rendre cette réalité encore plus manichéenne. Coulés quant au fond dans le même moule philosophique (essentialiste), les chantres de l’éradication de tout ce qui n’est pas « leur », récusent et diabolisent l’idée d’une convergence entre les idéaux de l’islam et ceux de la démocratie, l’idée de passerelles entre les valeurs dont ces catégories sont porteuses.

Mais la démarche qui colle le mieux aux tendances réelles, qui restitue le mouvement le plus proche de la vie est celle qui combine et confronte les deux approches, théorique et pratique.

Dans cette optique, qu’en est-il dans la vie de l’antinomie qui existerait entre islam et démocratie, selon les représentations opposées des « intégrismes » islamiste et ultra-démocrate?

N’est-ce pas forcer la note que parler d’intégristes sous la bannière démocratique? Pourtant, de la même façon que des islamistes voient dans « la démocratie » le grand malheur qui menace les sociétés et les peuples musulmans, on pourrait aligner des actes et déclarations nombreuses de gens qui se considèrent démocrates sincères et attribuent à « l’islam » et à la religion en général bien des régressions (les lapsus eux-mêmes, amalgamant fréquemment islam et islamisme, sont révélateurs). Cela va jusqu’à des enquêtes et sondages sérieux qui traquent fiévreusement la relation directe entre taux de pratique religieuse (nombre et fréquentation des mosquées, etc.) et la montée de la revendication politique islamiste.

Dans la vie

En fait, on gagne à être attentif aux facettes contradictoires que recèle tout phénomène. La foi musulmane comme le sentiment national, l’attrait de la modernité, le républicanisme, l’idéal de justice sociale, peuvent s’exprimer de façon contradictoire, voire antagonique et ces expressions ne sont compréhensibles qu’en fonction de nombreux paramètres. A ne voir qu’un aspect du phénomène isolé de son contexte, on perd le sens des évolutions réelles. En voici un exemple du début des années 40 (le printemps 1943 plus exactement) en Algérie, alors que le front de la guerre antifasciste passait en Tunisie, après le débarquement anglo-américain.

La revendication nationale concrète renouait avec ses premiers frémissements d’avant-guerre dans tout le Maghreb. J’avais quinze ans et avec d’autres jeunes du gros bourg de la Mitidja où j’habitais (devenu aujourd’hui un brasier de la contestation islamiste), je lisais avec grand plaisir le texte d’une conférence que venait de faire à Alger Roger Garaudy, sur l’apport historique de la civilisation musulmane au monde médiéval et à la future Renaissance de l’Europe. (il n’y avait à ce moment là encore aucune organisation patriotique implantée au village)

Il faut croire que cette conférence n’avait pas convaincu G…, horloger de son état, l’un des sympathiques responsables européens de la section communiste de la localité, qui nous dit, en toute bonne foi: vous, les musulmans, vous ne pourrez pas instaurer une Algérie indépendante, parce que vos femmes continuent à porter le voile ! (il attribuait cette pratique à la religiosité)

Quelques semaines plus tard, la population du village s’était cotisée et mobilisée pour l’ouverture prochaine d’une médersa libre d’enseignement de l’arabe, ouverte aux garçons et aux filles, ainsi que d’un cercle islamique réformiste (Nadi-l-Islah). Notre émancipateur des femmes, dans la foulée de ce qu’il croyait être l’esprit des « Lumières » et du « grand Octobre », et dans une optique de concurrence partisane, crut judicieux d’appeler au boycott de ces associations qui représentaient pourtant pour les couches profondes de notre jeunesse qui étouffait dans le village un besoin d’action culturelle et un vrai souffle de modernité. Suite à ce boycott, véritable coup d’épée dans l’eau, la section communiste se retrouva du jour au lendemain pratiquement vide, désertée des dizaines de tous ceux que la lutte sociale et anticoloniale y avait jusque là rassemblés. Ainsi fut administrée aux adeptes d’un « matérialisme historique » amputé et simpliste, la démonstration que l’homme ne vit pas que de pain.

Pourtant auparavant, l’expérience avait montré a contrario la fécondité d’une démarche de progrès qui n’opposait pas artificiellement les facteurs identitaires et les aspirations sociales au nom d’objectifs partisans tactiques ou conjoncturels. Car ces deux facteurs se conjuguaient dans l’esprit et les comportements des Algériens dans leur nouvelle communauté nationale en gestation. Ainsi l’unité d’action entre communistes et Oulamas, à l’occasion du Congrès Musulman de 1936, se traduisit entre autres par des actions communes pour assainir le port d’Alger de la maffia des acconiers et des marchands de drogue.

Cette action dans le milieu des dockers, qui à cette occasion arrachèrent aussi des droits garantissant mieux la sécurité de leur emploi, a eu des prolongements durables dans le mouvement national. Cette corporation était (d’ailleurs jusqu’à ce jour) composée en majorité de ruraux fraîchement urbanisés et pour nombre d’entre eux ayant gardé encore un pied à la campagne. Ils joignaient à leur fond de religiosité, composante de base de leur patriotisme, un réalisme social et une conscience de classe qui les rendit à plusieurs reprises avant l’indépendance solidaires d’actions engagées par des corporations de travailleurs en majorité européens. Ils se distinguèrent pendant des années par leur boycott des bateaux français se rendant au Viet-Nam pendant la première guerre d’Indochine, au détriment de leurs salaires et malgré les arguments chauvins dont les harcelaient à longueur de journée certains cadres nationalistes.

Il ne faut pas s’étonner si au cours de ces dernières années de crise, la surenchère et l’aventurisme islamiste ont trouvé moins d’échos auprès de cette corporation comme l’ont montré à la fois le succès de leurs actions revendicatives ou politiques et l’échec parmi eux des appels à la grève générale qu’avaient lancé les dirigeants du FIS en Mai-Juin 91. Ce potentiel de conscience sociale et démocratique se retrouve de façon relativement constante dans le monde du travail. Ainsi c’est en vain que, en 1991, Abbassi Madani, leader du FIS, appuyé par des centaines d’hommes de main de la région, a tenté d’arracher aux sidérurgistes d’El-Hadjar (Annaba) une visite à leur complexe d’où il comptait appeler à sa grève nationale.

Ce potentiel a malheureusement été mis à mal, tant par les pratiques autoritaires et antidémocratiques des appareils de la centrale syndicale UGTA, création de l’ancien parti unique FLN, que par des groupes de l’ex-mouvance communiste, qui depuis 1991 ont misé essentiellement sur l’action sécuritaire de l’armée, certains d’entre eux considérant même l’activité sociale ou dans d’autres domaines comme une diversion à cet axe. Position qui non seulement laissa le champ libre à l’intense activité associative islamiste tournée vers des fins hégémonistes, mais contribua aussi auprès d’une partie de la population à conforter les accusations d’hostilité à l’islam que les anti-laïcs et les anticommunistes ont toujours attisées.

Il est certain qu’une vision réductrice du phénomène islamiste de la part de républicains et démocrates a prêté le flanc à ces attaques. Elle a contribué à amoindrir ou parfois détruire l’image, que la mouvance communiste dans son ensemble s’était efforcée d’édifier durant les décennies précédentes et qui restait encore à approfondir: une image non seulement tolérante mais activement ouverte et intégrée à la sensibilité culturelle islamique de notre peuple dans sa composante de progrès.

Les cheminements profonds

Il serait possible de citer ainsi des dizaines d’exemples et de contre-exemples à travers lesquels il devient tout à fait clair que les acteurs sociaux interprètent leur religion, donnent un contenu concret à leur foi à travers leur vécu et leur expérience, avec toutes les avancées, les reculs ou les dévoiements que cela peut entraîner pour la formation d’une conscience démocratique moderne.

C’est ainsi qu’à travers les pays musulmans a fermenté la violence lorsque durant les années 80 les modes de pensée et les représentations qui jalonnaient les espoirs du monde ont basculé. La fin du monde bipolaire paraissait accentuer encore les pratiques du « deux poids et deux mesures ». Le cri de révolte de l’intifadha palestinienne, vécue en direct à la télévision comme la guerre du Golfe, donnait des idées aux enfants de nos quartiers pauvres humiliés à longueur de journée par les policiers, qui devenaient à leurs yeux leurs propres « Juifs » à lapider. L’URSS de Brejnev était tombée dans le guêpier afghan malgré les avis alarmés de chercheurs soviétiques qui connaissaient mieux l’islam et la société afghane que les officiers néo marxistes de Kaboul qui se déchiraient pour le pouvoir et avaient appelé à l’intervention. De grande amie des peuples arabes, l’URSS apparut désormais à de nombreux jeunes comme hostile aux musulmans et les « Afghans » comme le bras de la justice divine, au point qu’ils baptisèrent « Kaboul » une mosquée de Belcourt (quartier d’Alger), tandis que le parti FLN discréditait chez nous ce régime qui se réclamait du socialisme (réprimant les communistes!) et de l’islam en les vidant l’un et l’autre de ce qu’ils pouvaient recéler de démocratique dans leurs valeurs, leurs leviers et potentialités d’évolution.

Il n’est pas nécessaire dans ces conditions de recourir à l’exégèse approfondie des versets coraniques pour comprendre sur quel terreau a poussé la violence sous la bannière islamiste. Les références idéologiques ne sont opérantes sur l’imaginaire des gens qu’en concordance avec les aspirations des destinataires du message et la perception de leur vécu. Le Coran et la Sunna ont pour les croyants des réponses adaptées à toutes les situations. Ces références étaient en correspondance avec la politique sociale du pouvoir pourtant dictatorial de Boumediène, qui était synonyme pour les Algériens de fierté, dignité et emplois (y compris féminins) lorsqu’il proclamait à une tribune islamique mondiale que les musulmans ne veulent pas aller au paradis le ventre creux.

L’habileté des acteurs islamistes, avec sa démagogie populiste et ses visées hégémonistes, a été dans la conjoncture nationale et internationale nouvelle, de repérer dans l’imaginaire religieux des croyants les interprétations les plus motivantes pour différentes couches de la société.

Entre le résultat des législatives de Décembre 1991 et celui des présidentielles de novembre 1995, il y a l’expérience accumulée par une société qui a donné des réponses politiques concrètes différentes au même message d’inspiration divine: « …qu’ils (les Qoraïchites ») adorent le Seigneur de cette demeure (la Kaâba) qui leur a procuré nourriture alors qu’ils avaient faim et qui les a rassurés alors qu’ils avaient peur » (Coran, 106, 4).

La paix, la sécurité, le mieux-être, ce sont les aspirations qui transcendent l’histoire de l’Humanité et ses cheminements géopolitiques entre enjeux de pouvoir et représentations sans cesse remises en question. Reste à démontrer aux croyants en cours de mutation citoyenne, que pour satisfaire ces légitimes et irrépressibles aspirations, les processus démocratiques et pacifiques ne contredisent pas forcément le principe de la « choura » (ou d’autres) des siècles fondateurs, mais peuvent en constituer un développement moderne et fécond, y compris avec les ruptures nécessitées par les conditions de nos sociétés contemporaines, si elles sont assumées par les croyants.

C’est tout le sens du travail de nos sociétés sur elles-mêmes. Ce travail ne demande pas seulement du temps (bien des faits confirment qu’à notre époque nous ne sommes pas condamnés à y passer des siècles comme ce fut le cas pour de nombreux peuples d’Europe, et que rien n’est fatal, ni le meilleur ni le pire).

Ce travail rend souhaitable, de la part de ceux qui se prévalent de l’islam ou/et de la démocratie, de savoir saisir ce qu’il y a de commun, de complémentaire et de meilleur dans les valeurs de chacun d’eux. Ce qui veut dire: ne pas faire de la démocratie une religion et de la religion un simple guide de recettes politiques.
Et nous renvoie à un questionnement de plus en plus pressant à notre époque: les valeurs, quel que soit le système religieux ou philosophique dont elles s’inspirent, affirment-elles leur « supériorité » morale en se déclarant la guerre ou dans la compétition pacifique?

Janvier 1996
Sadek Hadjerès
Article demandé par le bulletin d’un Institut d’études transnationales à Cordoue: INETema, numéro consacré au thème Fondamentalisme & Politique, Printemps 1996

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