Excellences,

Il est prédictible que le pouvoir algérien vous a agréés afin que vous fassiez le constat de son succès dans la gestion des affaires du pays. Il vous a acceptés dans le but de vous entendre, dès votre retour, proclamer haut et fort sa réussite et faire l’éloge d’un pays où «tout va bien», contrairement à ce que prétendent les méchantes ONGs, qui à l’instar d’Amnesty International, de la Fédération internationale des droits de l’homme, de Human Rights Watch et de Reporters sans Frontières, seraient «infiltrées et manipulées par les GIA», auraient vendu leur âme et travailleraient pour le compte de «l’impérialisme et le néocolonialisme occidental».

Il est prédictible qu’il veut faire de vous une délégation alibi, comme il en a fait des Henry-Levy, Gluksmann, Pelletro, Bonnet et autres Souliers. Il est aussi prédictible que, vu votre notoriété et intégrité, il n’osera pas utiliser avec vous les méthodes qu’il a employées avec certains d’entre eux, c’est-à-dire les mallettes remplies de billets de banque et les maudites actions dans des sociétés mixtes (des affaires sombres de ce type commencent déjà à faire surface dans la presse internationale). Mais il n’hésitera pas à utiliser vos noms et vos parcours individuels dans tous les forums internationaux pour clamer son innocence, pour nier ses crimes, pour gagner la sympathie. Il n’arrêtera pas de vous évoquer, et éventuellement de vous citer, pour montrer qu’il n’y a plus besoin d’une commission indépendante d’enquête.

Il est prédictible qu’il se servira de vos propos, et les déformera s’il le faut, pour détruire les arguments du Secrétaire Général et du Haut Commissaire de l’ONU pour les droits de l’homme, qui depuis des mois réclament tous les deux une telle commission d’enquête, qui se sont vus fustigés et traités de tous les noms par le pouvoir algérien et ses relais en Algérie et ailleurs, et qui auraient même été désapprouvés par certains de leurs proches collaborateurs.

Excellences,

On peut prédire autres choses que les intentions, inaccessibles et non testables, de la junte militaire algérienne.

Vous êtes tous, chacun à sa manière, de fervents opposants au colonialisme et a l’impérialisme. Certains, comme vous, Monsieur l’Ambassadeur McHenry qui êtes de la même famille politique que le Président J. F. Kennedy, avez même écrit sur le thème de la décolonisation. Il y a parmi vous de très anciens amis de la révolution algérienne.

Il est donc prédictible que vous rencontrerez en Algérie beaucoup d’éloquents qui joueront sur cette corde et disserteront sur «la guerre de libération», sur les «acquis de la révolution», sur la «souveraineté nationale» et sur le «principe de non ingérence». Ceux ne sont là que de faux arguments utilisés par des «imposteurs malgré eux». Car au fond, ces gens-là n’ont jamais été réellement indépendants et n’ont jamais goûté à la liberté. Ils sont toujours des colonisés de l’âme. Ils portent en eux les idées, les attitudes et les réflexes du colonisé trop accoutumé à la soumission. C’est pourquoi, potentiellement colonisables, ils ne se gênent pas, à la première occasion, à compromettre l’indépendance politique de leur pays, à brader ses ressources économiques, et à hypothéquer son avenir.

Les révolutionnaires algériens que vous admiriez, les patriotes qui se sont levés contre l’oppression coloniale, ont soit donné leur vie en sacrifice durant la guerre, à l’instar des Amirouche et Ben-Mhidi, soit ils ont été écartés et marginalisés après l’indépendance par ceux qui devaient pendant des décennies tirer les meilleurs profits des acquis de la révolution. Les rares symboles de la guerre de libération qui restaient propres et intactes aux yeux du peuple algérien ont malheureusement fini par souiller leur histoire en se joignant, souvent avec zèle, à l’entreprise criminelle des putschistes des années 90. Quel triste et pitoyable sort fut réservé aux Mohammed Boudiaf, M’hammed Yazid, Ali Haroun, Rédha Malek et autres, jadis illustres par le combat qu’ils avaient mené pour la libération de leur peuple, aujourd’hui devenus tristement honnis par ce même peuple pour la caution morale qu’il  donnèrent, et continuent de donner encore, à un pouvoir militaire en manque de légitimité.

Il est donc prédictible qu’on essayera de vous gérer en invoquant les sentiments et les luttes communes. Maître Jacques Vergès ne s’est guère trompé en dénonçant la torture dans sa Lettre ouverte à des amis algériens devenus tortionnaires. Il faut dire que Me Vergès se sent rattaché à des principes et à l’«Algérie éternelle», à celle des «paysans et des marchands d’olive», non pas à une égo-nostalgie du passé ou à des hommes, et aussi que son fort a toujours été de prédire les réflexes des bureaucrates de l’injustice.

Excellences,

Il est prédictible que durant votre séjour en Algérie vous serez bien accueillis. On vous logera dans de superbes villas méditerranéennes et dans des hôtels de luxe. On vous fera part de la générosité algérienne. On vous servira du bon couscous à la viande d’agneau nourri aux bonnes herbes du Tel, et vous fera savourer les délices d’un pays qui a accumulé les richesses culinaires de l’Occident et de l’Orient. On vous fera visiter des endroits superbes, où règnent paix et prospérité. Et lorsque vous en aurez assez, et que vous demanderez d’être conduits là où vous pourrez enfin commencer votre travail, on vous escortera vers des endroits où tout sera prêt et préparé pour vous. Lorsque vous vous sentirez gênés de la quasi-omnipresence de vos hôtes, on vous répondra que c’est pour votre bien être, sécurité et confort.

Là-bas, dans le désastre, au milieu des ruines, c’est un tout autre spectacle que vous verrez. Dans cette Algérie «inutile» (par opposition à l’Algérie dite «utile» qui désignait à l’époque coloniale l’Algérie des Français, et qui désigne aujourd’hui celle où sont concentrés les intérêts de la caste régnante), vous croiserez la souffrance et la misère incarnées par des visages humains. Vous serez surpris de découvrir la tristesse et le chagrin chez un peuple de nature gaie.

Il est prédictible que les personnes qu’on vous présentera pour vous éclairer sur la situation auront des réponses immédiates, toutes faites, à toutes vos questions. Ils vous diront dans des termes presque identiques leur vérité, celle décrétée par les services de la Certitude. Ils vous citeront tous les «ismes» qui font le malheur de l’Algérie : le fanatisme, l’obscurantisme, l’intégrisme, le fascisme et bien entendu le terrorisme, qui désignent tous, comme vous le constaterez, l’islamisme ambiant. Ils vous parleront de leurs combats pour sauver la démocratie, la modernité, le Monde libre et même la Civilisation humaine. Ils évoqueront aussi, en toute fierté, leurs exploits sur la sauvagerie et la barbarie moyenâgeuse.

Excellences,

Il est prédictible qu’après votre tournée à l’extérieur, on vous emmènera rencontrer les personnalités influentes et les faiseurs d’opinion. Vous verrez défiler devant vous, à longueur de journée, des bataillons de femmes et d’hommes qui vous seront présentés comme les anges gardiens de l’Algérie moderne.

Vous serez reçus par le président d’une république malade, celui d’un gouvernement depuis trop longtemps en quête de gouvernail, celui d’un parlement dont la seule action efficace depuis sa «nomination» fut la garantie d’un traitement royal pour ses membres, ainsi que celui d’un sénat en retard d’une époque, pressé de finir, coûte que coûte, son «combat inachevé».

Il est prédictible que vous ne serez pas reçus par le pouvoir réel, c’est-à-dire les généraux des clans qui ont droit à s’asseoir aux conclaves militaires qui décident de tout dans ce pays, de l’élection d’un président, jusqu’à la licence d’importation de camembert, en passant par les pourcentages des résultats des élections communales. Vous ne serez pas reçus par les galonnés des diverses factions militaires qui, dans leur guerre pour le contrôle de l’institution militaire et le pillage des ressources nationales, instrumentalisent l’État, le gouvernement, les partis politiques et para-politiques qui ne sont que de simples agents exécutants, des ustensiles souvent jetables, qui veillent sur les intérêts de leurs supérieurs. Vous ne serez pas reçus par le cercle très fermé des stratèges de la mort qui contrôlent près de quatre cent mille hommes armés, allant des troupes régulières aux milices d’autodéfense, en passant les «GIA islamistes» et les «GIA berbères».

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