Pour la République, l’islam reste toujours trop allogène, trop barbare, trop arabe, etc. Ou bien il n’est pas assez occidental, républicain, laïc, blanc, etc. Et même lorsque certains lui ajoutent l’adjectif « de France » pour le domestiquer, la République soupçonne toujours l’islam de n’être pas assez docile. Aux yeux de Marianne, l’islam reste éternellement cet Autre menaçant qu’elle doit surveiller et punir afin de préserver l’ordre occidental.

Ainsi, du Conseil de réflexion sur l’islam en France (CORIF) créé en 1989 à la nomination de Jean-Pierre Chevènement à la tête de la Fondation de l’islam de France en 2016, en passant par la fondation du Conseil français du culte musulman (CFCM) fondé en 2002, la République tente, depuis près de trente ans, de mettre la religion musulmane sous sa coupe. Pourtant, ces diverses tentatives, systématiquement menées sans consulter la masse des fidèles musulmans, sont loin d’être des réussites tant la communauté musulmane oppose une réelle force d’inertie à ces velléités de contrôle étatique.

Alors régulièrement la République laïque revient à la charge en proposant un énième plan ou une   improbable mesure pour « organiser », « contrôler » ou « réformer » l’islam ou le culte musulman. Aujourd’hui, cette mission sensible a été confiée à Hakim El Karoui, un ancien proche du Président tunisien Zine el-Abidine Ben Ali qui est également un ancien directeur de la banque Rothschild & Cie. Certains se poseront certainement la question de la compétence en matière théologique ou cultuel d’un ancien banquier qui fut accessoirement conseiller d’un autocrate pro-occidental?

Mais au-delà du curriculum vitae de son auteur, qu’est-ce que cet énième rapport exprimant les velléités de l’État de contrôler le culte musulman nous dit sur les rapports de la République avec l’islam?

Depuis le vote de la loi de séparation des cultes et de l’État en 1905, la République française se définit comme un État laïc. La laïcité est même devenue un principe constitutionnel suite à l’adoption des constitutions de la IV République en 1946 et de la V République en 1958. Malgré l’adoption de ce principe de séparation des cultes et de l’État, dès 1907, la République a placé l’islam, par une série de règlements d’administration publique spécifiques à l’Algérie, dans une situation d’exception en mettant en œuvre une laïcité coloniale dérogeant au droit commun. L’administration coloniale expliquait la nécessité de cette situation d’exception en affirmant qu’elle ne pouvait pas « abandonner sans surveillance » la gestion du culte musulman « à des associations cultuelles musulmanes »[1].

Ainsi, dans les trois départements français de l’Algérie colonisée, le principe de séparation des cultes et de l’État s’appliquait à toutes les religions à l’exception d’une seule, l’islam, qui devait rester sous le contrôle strict de l’administration coloniale. Cette situation particulière constituait une sorte de pendant religieux du code de l’indigénat qui soustrayait les Algériens au droit commun pour leur appliquer une législation d’exception. Dans un cas comme dans l’autre, ces législations d’exception exprimaient la partition manichéenne du monde colonial en deux sphères distinctes : celle des Blancs considérés comme des êtres humains à part entière et celle des non-blancs considérés comme des êtres humains entièrement à part ; celle du christianisme et du judaïsme considérés comme des religions à part entière et celle de l’islam considéré comme une religion entièrement à part.

Contre cet état d’exception colonial, l’ensemble du mouvement national algérien, depuis l’Émir Khaled dans les années 1920, demanda l’application de la loi de 1905 à la religion musulmane. Pour le mouvement national algérien dans ses différentes composantes, il ne s’agissait pas tant de promouvoir le principe laïc en tant que tel que de permettre aux Algériens de recouvrer le contrôle du culte musulman. L’application de la loi de 1905 aurait en effet permis de libérer le culte musulman de l’emprise de l’administration française. Cette revendication était donc un moyen de faire avancer la longue lutte contre la domination coloniale au niveau du culte.

Profondément ancrée dans la culture française, cette gestion coloniale de l’islam ne s’est pas interrompue avec la décolonisation. Elle a été rapatriée dans l’Hexagone par la République après 1962. Plus de cinquante ans après les indépendances, la gestion coloniale de l’islam persiste et les musulmans sont toujours traités comme un corps d’exception colonial. Ainsi, le fait que la République laïque bafoue ses propres principes en s’ingérant dans les affaires du culte musulman est jugé normal, voire nécessaire, par la quasi unanimité du personnel médiatique et politique qui considèrent l’islam comme une religion entièrement à part devant être soumise à un état d’exception permanent.

Si les musulmans n’étaient pas un corps d’exception colonial et si l’islam était une religion entièrement à part, quel Président de la République ou quel ministre oseraient, au mépris de la Constitution, s’ingérer dans l’organisation du culte musulman ou s’autoriseraient à envisager une « réforme » de l’islam ? Entendons-nous fréquemment des Présidents de la République ou des ministres appeler à une « réforme » du catholicisme, du protestantisme ou du judaïsme ? Les voyons-nous s’agiter pour réorganiser le culte catholique, protestant ou juif ?

Évidemment non car le catholicisme, le protestantisme ou le judaïsme sont soumis au droit commun et les catholiques, les protestantes et les juifs sont considérés comme des êtres humains à part entière.

S’inscrivant dans cette « grande » tradition coloniale, le rapport présenté par Hakim El Karoui préconise en fait un renforcement du contrôle étatique sur le culte musulman par deux grandes mesures se rapportant essentiellement à la question financière. Le contrôle des finances par l’État est une mesure nécessaire pour lutter contre toute forme d’auto-organisation de la communauté musulmane vivant dans l’Hexagone. Dans cette perspective, Hakim El Karoui préconise la mise en place d’une tour de contrôle des flux financiers et des dons. Il s’agirait d’une sorte de « Tracfin islamique », en référence à la structure pilotée par Bercy pour lutter contre la fraude, le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme.

Par la mise en place de cette structure, le financement du culte musulman serait soumis à une véritable législation d’exception mise en œuvre pour lutter contre le terrorisme. Les dons des simples fidèles pour financer un lieu de culte subiraient le même contrôle que le financement d’organisation armée. Il s’agit en fait d’une opération de police de grande envergure consistant à ficher et à considérer comme suspecte l’ensemble de la communauté musulmane.

L’autre grande mesure visant à contrôler les finances du culte musulman est la taxation des produits halals, qui pèsent cinq à six milliards d’euros de chiffre d’affaires chaque année en France. Cette taxe serait pilotée par une institution nouvelle chargée d’organiser et de financer le culte musulman : l’Association musulmane pour l’islam de France (AMIF). Évidemment, cette association dépendrait étroitement de l’État français qui pourrait ainsi contrôler les mosquées et rémunérer des imams savamment sélectionnés sans dépenser un centime puisque la taxe serait payée par les consommateurs musulmans.

Par ces deux « réformes », les finances du culte musulman passeraient quasiment entièrement sous le contrôle de l’État français, réduisant ainsi à néant le moindre espace d’autonomie. La gestion coloniale de l’islam serait ainsi parachevée.

Mais le rapport d’Hakim El Karoui ne s’arrête pas à la volonté de surveiller et de contrôler la communauté musulmane. Il met également en garde contre « l’islamisation des musulmans » ! Cette formule pathétique prêterait à sourire si elle ne se trouvait pas dans un rapport officiel destiné à la présidence de la République. Qui n’aurait pas peur du ridicule s’il osait parler sérieusement du danger de la « christianisation des chrétiens » ou de la « judaïsation des juifs » ? L’avantage avec le corps d’exception musulman, c’est que l’on peut dire à peu près tout sans craindre d’être contredit.

Derrière cette pathétique formule, Hakim El Karoui s’inscrit dans la longue lignée des « doctrinaires coloniaux » ou des « informateurs indigènes » qui se sont évertués à dénoncer cet islam toujours trop visible, trop allogène, trop barbu, trop voilé etc. Bref, cet islam jamais assez occidental, jamais assez français, jamais assez républicain, jamais assez laïc, jamais assez blanc, etc. Les plans de « réforme » de l’islam ou « d’organisation » du culte musulman passent mais les grandes structures du discours colonial-républicain sur l’islam demeurent.

En réalité, cet énième rapport sur l’organisation et le contrôle du culte musulman renforcera encore un peu plus les discours et les pratiques islamophobes en pointant du doigt ces musulmans toujours trop visibles car toujours trop « islamisés ». A l’heure où le Comité des droits de l’homme de l’ONU met à l’index la justice française pour ses jugements discriminants[2], à l’heure où de plus en plus de musulmans choisissent l’exil lasses de subir le racisme structurel[3], les velléités de la République de contrôler le culte musulman auront du mal à passer pour autre chose qu’une nouvelle offensive hostile visant à renforcer la gestion coloniale de l’islam.

En ces « temps de détresse » pour les musulmans vivant dans l’Hexagone, rappelons nous de ces paroles du poète algérien Malek Haddad qui expliquait que « dans la nuit noire du régime colonial, l’Islam veillait[4] » ; n’en déplaise aux sectateurs de la République coloniale ou aux adorateurs de l’Occident chrétien.

[1]    Cf. Sadek Sellam, La France et ses musulmans, Un siècle de politique musulmane, 1895-2005, Alger, Casbah Editions, 2007, page 164

[2]    Jean-Baptiste Jacquin, « La jurisprudence sur le port du voile en France pourrait évoluer », Le Monde, 8/09/2018

[3]    Mahaut Landaz, « « Je ne me sens plus chez moi ici » : des jeunes issus de l’immigration quittent la France, dégoûtés des discriminations », Franceinfo, 8/09/2018

[4]    Malek Haddad, « Les Zéros tournent en rond », 1961

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