Une nation hérite forcément des conjectures de son passé, mais les présomptions collectives résistant aux épreuves du temps, représentent, à ne pas s’y méprendre, des valeurs sociales profondes ; et les préjugés négatifs, c’est plutôt dans les esprits des pseudo-réformateurs et casseurs des tabous, qu’il faut les chercher.
Qu’ils corroborent la vérité ou induisent en erreur, les postulats et choix personnels inhérents à la foi ou l’incroyance, n’ont droit qu’au respect. La raison doit plutôt se méfier des allégations et malveillances, manœuvrées par des personnes abusant de leur habileté avec les nombres et concepts scientifiques, pour manipuler la réalité en fonction de leurs préjugés (1).
Au-delà des mauvaises intentions franches, la sensibilité humaine, insuffisamment éclairée par une rationalité alerte, peut brouiller l’entendement jusqu’à refuser d’admettre des évidences, et commettre des injustices pour redresser une réalité contrariante. Et le bourrage patriotique des urnes n’est qu’une des manifestations symptomatiques de cette affection de l’esprit.
Pour un rappel du bon usage des immenses vertus de la raison humaine, rien de mieux qu’une virée chez un grand maître en la matière, l’incontournable philosophe allemand, Emmanuel Kant.
La mécanique du rationalisme de Kant :
L’œuvre de Kant, ou le Kantisme (2-5), représente un des efforts les plus éminents que l’intelligence humaine ait consenti pour tenter d’élucider son propre mystère et celui de l’univers, par le seul moyen de la raison. Aux yeux de beaucoup d’experts, personne n’est allé aussi loin que Kant, dans la dissection des différents mécanismes d’accès à la connaissance, et les divers processus de jugement humain.
Réfutant l’empirisme de Hume, considérant l’esprit comme un tableau vierge qui se remplit de connaissances livrées par l’expérience, Kant distingue, en plus de ce savoir empirique a postériori, un autre type plus important, représenté par la connaissance a priori, indépendante de l’expérience, et accessible par la seule raison humaine (3).
Kant identifie la logique et les mathématiques comme les sciences principales véhiculant un savoir certain sans aucun caractère spéculatif, et permettant de formuler des lois formelles de l’esprit, que l’entendement doit respecter dans ses analyses. Il montre aussi que les sciences physiques régies par des lois invariantes suivent cette voie, même si ces lois ont été préalablement découvertes par l’expérience. L’intérêt de la connaissance a priori, n’est pas forcément d’éviter l’expérimentation, mais aussi d’utiliser les concepts et lois a priori pour mieux la diriger et en tirer les meilleurs résultats. La raison doit s’adresser à l’expérience tel un juge instruisant un témoin de répondre aux questions pertinentes, et non comme un écolier réceptif de ce que veut lui inculquer le maître. C’est ainsi que la Physique a connu un développement soutenu pour passer des tâtonnements empiriques au statut de science exacte. La possibilité d’identifier des connaissances a priori devient donc primordiale dans tout domaine du savoir.
C’est la raison pure qui produit des jugements universels a priori, sans le concours de l’expérience, et ne tolérant aucune exception ; alors que la sensation, qui tire la connaissance a postériori agit comme une intuition empirique.
Ce rationalisme décrypté de Kant permet de définir ou jauger la scientificité d’une discipline à travers la part d’a priori qui la gouverne, l’expérience seule étant insuffisante pour fonder un caractère scientifique. Et c’est ainsi qu’on peut d’une part œuvrer pour un renforcement continu des attributs scientifiques d’une discipline, et d’autre part, promouvoir une vigilance capable de séparer le rationnel des spéculations empiriques, voire des préjugés, quelle qu’en soit l’esthétique.
Kant qualifie de « transcendantal » toute faculté d’entendement ou d’imagination, capable de produire des connaissances a priori. Et l’esprit transcendantal est celui dont ces facultés sont en éveil permanent. Etant plus performantes et plus fiables, la raison pure et la stratégie transcendantale doivent donc être privilégiées dans toute appréhension des vérités métaphysiques essentielles de la vie.
La théologie rationnelle de Kant
Même si comme beaucoup de ses pairs, Kant est lui aussi déçu par le Christianisme et ses incohérences, le plus mathématicien des grands philosophes, ne cède toutefois pas aux sirènes de l’athéisme, contrairement à d’autres penseurs.
Kant se rend compte que le débat entre la religiosité et l’incroyance ne sera jamais tranché de manière scientifique, échouant lui-même dans cette entreprise. Il décide alors de soulager définitivement la raison humaine de ce supplice chronique en délogeant la métaphysique hors de la sphère de la connaissance pour la classer comme une croyance, et ce verdict ne sera jamais contesté par la suite. Sauf peut-être lors des dernières décennies, comme on le verra plus tard.
En accordant à la métaphysique la liberté de formuler diverses hypothèses, et loin de toute neutralité, Kant s’appuie sur son rationalisme pour élaborer et justifier ses propres postulats. L’objet initial de sa méditation n’est autre que l’engin lui-même, représenté par cette raison humaine exclusive et capable de générer tant de connaissances a priori, en dehors de tout empirisme expérimental. Pour Kant, cette merveilleuse grâce ne peut tout simplement pas être offerte pour le bonheur de l’être humain uniquement, un instinct naturel aurait amplement suffi pour cela. Cette bénédiction a donc été accordée pour une fin plus noble et sans doute plus exigeante, d’autant plus que son action a souvent tendance à éloigner l’homme du bonheur. Et cette fin n’est autre que la moralité (4,5).
Kant s’est donc attelé à élaborer une philosophie morale rationnelle expurgée de tout empirisme anthropologique, devant fournir des lois selon lesquelles tout doit arriver, et non selon lesquelles tout arrive effectivement. La raison doit contenir et contrôler la sensibilité égoïste tendant à enrôler les facultés humaines pour chercher le bonheur personnel, finissant inévitablement par rentrer en conflit avec le bonheur d’autrui. La bonne volonté doit être purement rationnelle, indépendante de tout penchant égoïste. « Agis comme si la maxime de ton action devait par ta volonté être érigée en loi de la nature. »
Kant postule que le libre choix n’est pas incompatible avec le déterminisme naturel, et que l’existence de Dieu est une nécessité morale absolue. « La morale conduit immanquablement à la religion, et à l’idée d’un législateur moral tout-puissant. L’homme doit se dire que toute sa vie lui sera un jour placée sous les yeux. La justice suprême, qui ne peut pas laisser un coupable impuni, doit impérativement être satisfaite. »
Kant ne pouvait sans doute que s’étonner pitoyablement de ces nombreuses victimes des coupables impunis, qui optent pour une double perte en reniant cette merveilleuse rationalité morale et sa justice suprême.
Kant n’a manifestement pas trouvé dans l’Evangile du Christianisme, avec ses diverses versions contradictoires, un manuel opératoire, digne d’un Créateur tout-puissant ; et avec mes connaissances modestes sur cet illustre penseur, j’ignore s’il a élaboré davantage sur la nécessité d’existence, ou non, d’un tel guide authentique.
La philosophie et l’impiété des premières lueurs
L’œuvre de Kant est incontournable et continue de rayonner. Elle a été enseignée dans toutes les universités européennes jusqu’à la première moitié du 20ème siècle. Les réserves et critiques sont essentiellement récentes et principalement nourries par des convictions athéistes, répandues chez les philosophes contemporains. Certaines analyses et dissertations sur Kant, semblent, à mon humble avis, se focaliser sur des détails secondaires et passer à côté de l’essentiel. L’interaction intellectuelle avec l’actualité débordante et les diverses incitations, c’est souvent au détriment de la méditation profonde et la pensée indépendante, et au profit de la nonchalance et l’insouciance spirituelles. La philosophie serait-elle en train de franchir de nouveaux paliers, ou bien serait-elle tout simplement en plein déclin, car noyée et tirée vers le bas par l’imposture ? Il y a 25 siècles déjà, un certain Platon prévenait qu’il fallait une dose suffisante de philosophie pour sortir de l’ivresse initiale et retrouver la lucidité: « Un grain de philosophie dispose à l’athéisme, beaucoup de philosophie ramène à la religion. » D’autres grands penseurs, comme Rivarol, ont également averti des embûches de « l’impiété des premières lueurs. »
Il est triste de constater par ailleurs que certains éminents physiciens, s’intéressant à l’origine de l’univers, avec une spiritualité instable, comme le regretté Stephen Hawking, ont fini par embarquer le train de l’athéisme, en risquant des incursions spéculatrices. Toutefois, la présence, à leurs côtés, de collègues tout aussi éminents, mais moins médiatisés, car témoignant d’une foi plutôt affermie, signifie que la sagesse de Kant reste valide et que la métaphysique demeure bel et bien dans le domaine de la croyance, indépendamment des limites de la connaissance.
Ce qui m’a toutefois le plus déçu, c’est ce jugement précipité d’un intellectuel musulman (6), qui a décrété sans embarras que Kant est un philosophe croyant mais prônant l’athéisme. L’illustre philosophe est accusé d’opposer la croyance à la science, à travers cette célèbre déclaration : « J’ai dû écarter de la connaissance pour faire place à la croyance. » Même si on la juge inappropriée ou obscure, cette citation reste insignifiante devant l’œuvre colossale de Kant. Je trouve, pour ma part, cette audacieuse confession, non seulement tolérable, mais à l’honneur de son auteur ; et je pourrais même oser la conforter avec un célèbre hadith du Prophète (PSSL) dans lequel il prie Dieu de le prémunir du savoir inutile.
Kant ou la méditation profonde et la pensée autonome
Ayant enseigné à l’université aussi bien la physique et les mathématiques que la théologie et l’anthropologie, Kant est la dernière personne à envisager la formulation d’une quelconque hypothèse de cloisonnement scientifique. Pas de place donc, dans la présente contribution, pour les préjugés ou les sensibilités inter-disciplines, l’intellect humain doit s’intéresser à toutes les formes de connaissance.
Tout comme la solitude est préférable à une mauvaise compagnie, un tableau vide peut s’avérer plus accueillant et réceptif qu’un autre, inconvenablement rempli. La méditation pure est d’autant plus féconde qu’elle se débarrasse préalablement de tout conditionnement douteux et se libère au maximum de tout empirisme pouvant véhiculer divers préjugés. Et c’est cette stratégie intellectuelle que Kant a manifestement adoptée. La seule influence notable qu’on peut soupçonner, c’est la piété de sa mère.
« Deux choses remplissent mon esprit d’admiration et de crainte incessantes: le ciel étoilé au-dessus de moi et la loi morale en moi. » Cette sublime citation de Kant rappelle un des merveilleux versets du Coran, et le philosophe n’en donne pas une traduction directe, mais semble plutôt décrire les fruits cueillis en suivant le conseil divin. « En vérité, dans la création des cieux et de la terre, et dans l’alternance de la nuit et du jour, il y a des signes pour les doués d’intelligence. » Coran 3/190. Et j’ajouterais à titre personnel que le terme « Morale » utilisé par Kant, me semble plus approprié que le terme « Intelligence » pour la traduction du mot arabe « Al-albab ».
La méditation profonde et la pensée autonome productrice, vont de pair avec la solitude et le retranchement. Cela signifie notamment que l’interaction entre la réflexion et la lecture ou la documentation, doit être prudemment gérée. Quand c’est la pensée qui oriente la recherche du complément bibliographique, ce dernier ne peut être que qualitatif et utile. Dans le cas contraire et fréquent, où on se cultive principalement et quasi-arbitrairement, à travers l’actualité et les idées d’autrui, en plus du futile, du superflu, et même du pervers, l’autonomie intellectuelle risque d’être séduite, sinon assaillie, pour se contenter ensuite de jouer les relayeurs, sinon au mieux de réagir dans les formats suggérés ou tracés.
Le cadeau de Kant aux musulmans
Le moral des musulmans n’est pas au beau fixe. Il ne peut pas l’être, actualité oblige. A la recherche d’un équilibre indéfini et d’un juste milieu indéterminé, certains pays arabes et musulmans semblent procéder par tâtonnements empiriques, en guise d’anticipation et de sagesse a priori.
Si, dans une société musulmane, sous prétexte de combattre le radicalisme, on essaie d’inculquer la morale à l’écart de la religion, en demandant aux enfants de ne pas voler et de ne pas mentir, simplement parce que ce n’est pas bon et que c’est interdit par la loi, on court alors de gros risques de récolter au sommet sociopolitique, la malversation sans scrupules et l’impunité haute voltige, plus que dans toute autre société religieuse ou athée.
La responsabilité morale est indissociable du libre choix et du respect des autres idéologies, et c’est là un des fondements principaux des religions monothéistes. Le radicalisme visant à entraver cette liberté et ce respect, doit être combattu par les préceptes religieux authentiques et non par des concepts suspects et provocateurs, telle cette laïcité célébrée, ne représentant désormais plus l’idéalisme fondateur, mais plutôt l’anti-religion, qui interdit la pudeur dans les plages pour mieux autoriser la nudité. Et là aussi, Kant nous gratifie d’une définition pertinente du droit qui s’accommoderait à la laïcité dans sa version originale, sans heurter l’esprit religieux : « Le droit est l’ensemble des conditions qui permettent à la liberté de chacun de s’accorder à la liberté de tous. »
Et dans le même ordre d’idée, on devrait méditer cette réponse d’un taxieur malaisien expliquant à un touriste le secret de la cohésion sociale régnant dans son pays : « Je rappelle régulièrement à mes enfants que la vache est un des animaux que le Bon Dieu a créés pour nous, mais dès qu’ils sortent de la maison, ils ne doivent pas oublier qu’elle représente quelque chose de sacré pour certains de leurs camarades, et qu’ils doivent donc absolument veiller à ne pas les heurter ! »
Et pour terminer, évoquons ce cadeau-surprise qu’Emmanuel Kant (1724-1804), fierté de la nation allemande, a légué aux musulmans. Il se compose de quatre mots scribouillés tout au début de sa thèse de Doctorat, brillamment soutenue en 1755. Ces mots écrits dans une autre langue, n’étaient sans doute pas indéchiffrables, mais auraient été plutôt jugés regrettables, et décision aurait alors été prise de passer le sujet sous silence, de peur de choquer ou décevoir. Et dans ce cas, le secret a été bien gardé, puisque ce n’est qu’en 2004, que le monde apprend que Kant a écrit, tout au début de sa thèse, en langue arabe, « Bismi Allahi Arrahmani Arraheem » (6,7). Cette révélation a été faite lors d’une manifestation scientifique commémorant le 200ème anniversaire de sa mort.
La besmala islamique est une conformité à la première directive divine « Lis au nom de ton Seigneur ! », adressée par l’intermédiaire de l’ange Gabriel, à un arabe illettré, affectionnant particulièrement le retranchement et la méditation, pour l’introniser comme l’ultime messager de la Révélation divine, et fondateur d’une nouvelle nation qui ne tardera pas à rayonner sur le monde.
Notre jeune philosophe arabe (6) qui prévient ses disciples contre l’athéisme prôné par Kant, le croyant, doit impérativement revoir sa copie et son étrange interprétation de la connaissance évacuée pour faire de la place à la croyance, car sous un angle purement islamique, la besmala témoignerait d’une volonté de chercher le savoir fructueux avec l’espoir d’éviter le futile.
A bien des égards, l’œuvre de Kant présente des affinités intellectuelles et morales indéniables avec la philosophie islamique, et les musulmans ont beaucoup à apprendre du rationalisme de cet illustre penseur. Il n’est point de sagesse ni de responsabilité ni de scrupules, sans perspicacité et sans clairvoyance, et seule une rationalité aussi morale que scientifique, peut déjouer les mauvais préjugés, ainsi que l’injustice, l’indélicatesse, et les tâtonnements autodestructifs subsidiaires.

Références :
(1) http://www.lapresse.ca/actualites/sciences/201704/28/01-5093070-quand-la-science-renforce-les-prejuges.php
(2) https://en.wikipedia.org/wiki/Immanuel_Kant
(3) https://www.les-philosophes.fr/kant-critique-de-la-raison-pure/Page-6.html
(4) https://la-philosophie.com/critique-de-la-raison-pratique-kant
(5) https://la-philosophie.com/kant-religion
(6) https://www.youtube.com/watch?v=7BYGorwHb4E
(7) http://r-p-e.blogspot.com/2014/02/what-is-islamic-philosophy.html

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