D’aucuns parmi nous se sentent victimes du temps dont ils ne peuvent suspendre l’envol. Le temps nous fuit en oiseau solitaire et laisse derrière ses battements d’ailes furtifs un sentiment d’incertitude qui nous accable, nous désarçonne. Nous consume à petit feu. Il est comme ce vent qui s’évapore dans l’air. Quelque chose d’irrécupérable sur quoi il ne sert à rien d’observer le deuil. En souhaitant récemment un joyeux anniversaire à l’une de mes amies virtuelles sur les réseaux sociaux, celle-ci me surprit, mine de rien, par une réplique des plus touchantes « une année de plus à mon répertoire d’âge, c’est tout !» « Donc, tu n’es pas contente de ta cinquantaine, je suppose ? », la brusquai-je, faussement crédule « non ! Disons simplement que j’en suis tristement heureuse car cela m’éloigne de plus en plus des jours faste de ma jeunesse, de la grande rêverie, de l’envie de la bougeotte,  du bonheur innocent ». Quant à un copain algérois très âgé mais dynamique et surtout alerte, il ne cesse de me répéter sur un ton musical ce vers immortel du poète chilien Pablo Neruda « confieso que he vivido » (j’avoue que j’ai vécu). Ce qui compte désormais pour lui, c’est « la jeunesse d’esprit », c’est-à-dire cet élan renouvelable d’énergie intérieure, sinon cette « inlassable curiosité » pour reprendre son propre mot qui pousse à l’aventure, à la découverte et à la rencontre d’autrui « je ne sais pas si tu vas me croire ou non, me susurre-t-il entre deux verres du thé à la menthe sur la terrasse d’un café à Bouzaréah, si je te dis que c’est maintenant, à 74 ans bien sonnés, que je me sens le plus jeune au monde? » , « bizarre ! comment ça ? », répondis-je avec étonnement « Bien que remplie de moments de joie inoubliables, toute mon existence passée me paraît, aujourd’hui, comme plate et insignifiante. Alors, je m’efforce à chaque instant à en lui donner du sens » « et comment tu fais, du coup? », «tu connais Pierre Rabhi ?», « non ! Qui c’est ?», « c’est un philosophe, un poète de la vie si tu veux, qui croit que le premier acte civique d’un être humain, c’est de s’occuper bien de son jardin » «ô quelle trouvaille ! Mais, et après ? », « J’ai suivi sa recette et tu ne peux jamais imaginer à quel point je me sens à l’aise dans ma peau, mes idées », « tu fais quoi au juste, sans être indiscret ? », « chaque matin, je me lève tôt, presque à l’aube, fais un peu de footing et prends une douche à l’eau tiède. Puis, après mon petit-déjeuner et un coup d’œil habituel sur quelques titres de la presse écrite, je sors dans mon petit gourbi construit à la lisière de ma maison pour cultiver mon potager, admirer les feuilles de tomates fraîches, les sillons de patates, de lentilles et de citrouilles envahis par une verdure luxuriante,  mon figuier aux branches éparses, les jonquilles, les bougainvilliers vautrés sur le grillage en fer et les murs, les glycines, etc., den’ya w’ ma fi’ha ya kho ! (que du bonheur mon frère ! », « et ta famille ?», « crois-moi, c’est le cadet de mes soucis surtout par rapport à mon jardin, mon espoir ! ».  Sans doute, mon confident du jour s’est rendu bien compte qu’un « instant passé de notre existence » est passé et ne peut plus, en aucun cas, revenir. Que la vie est un passage, plutôt un voyage. Qu’on ne peut guère tourner son volant en marche arrière ni squatter le rétroviseur, si ce n’est dans le rêve, les hallucinations ou le souvenir. C’est pourquoi il faut tâcher au maximum de profiter de son présent, le vivre utilement, pleinement. Sérieusement. Avec envie quoi ! « Li fa’tou we’ktou may temâa fi we’kt nass ! » (Quiconque  aurait vécu son temps ne devrait jamais envier celui des autres !), ainsi, résume-t-on, dans un proverbe populaire, très en vogue en Algérie, cette attitude, pour le moins ridicule, de ceux qui s’inquiètent de voir leur temps passer sans qu’ils ne fassent rien de concret pour le rattraper. Pire, rongés par la faiblesse, la fainéantise, la routine, la jalousie ou l’âge,  ils s’entêtent à usurper le temps des autres, sinon à l’écraser, le détruire, le « parasiter » ! Il semble que, parfois, ce frère-ennemi, le temps s’entend, ne séduit guère le printemps dans le cerveaux de certains gens d’autant qu’il laisse flétrir leurs rêves, arrête la symphonie de leurs espérances, les arrose d’illusions, y courtise le néant, jouant des tours machiavéliques, tel un magicien-prestidigitateur qui manipule en un tour de main des colombes lors d’un spectacle. Ainsi les tient-il par les poignets pendant que ceux-ci le suivent aveuglément, lui confient toutes leurs promesses et marchent solidairement à ses côtés. Mais, comme « chassez le naturel, il revient au galop », celui-ci, agissant en parfait perfide, les délaisse à mi-chemin, leur fausse compagnie, les trompe et les renie « fatou el-weket » « ghedrou ze’mane », riaient nos anciens de ces gens pris dans la nasse du temps-trompeur !

Kamal Guerroua
20 mars 2017

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