«… Excommunication de la philosophie et des sciences rationnelles, fermeture des portes de « l’Ijtihad » et élévation de la soumission aux « anciens »(salaf) au rang d’impératif canonique, bref l’interdiction de toute forme de pensée libre et innovante, ont été les ressorts essentiels du mécanisme à l’ origine du « blocage théologique », qui immobilise les sociétés islamiques dans « l’âge théologique ». Lesdits ressorts et mécanisme sont nés de l’alliance entre les ulémas et les princes sous le haut patronage des gardes prétoriennes. Parvenant au pouvoir par la violence, s’y maintenant par la volonté de l’armée et l’exerçant de façon tyrannique, les princes, en déficit structurel de légitimité, trouvent dans l’orthodoxie ultraconservatrice, qui anathémise « al-khorouj » (la dissidence), une ressource prééminente contre les contestataires et un dispositif performant d’encadrement et de contrôle des masses. Les ulémas, en sus des avantages et autres privilèges matériels qu’ils tirent de leur soumission à la volonté du prince, y trouvent un moyen d’éliminer des concurrents du champ de la gestion des biens du salut… » (1-Pg.143).

La prise  du pouvoir par la force structurée avec la bénédiction des ulémas est toujours en vigueur en terre d’Islam et ce n’est pas un algérien qui va démentir ce constat. On se demande néanmoins pourquoi cela dure depuis Mouawiya Ibn Abi Sofiane, « un demi-converti », soit depuis l’année 660.

A la mort du prophète (saaws) en 632, la communauté avait, au fond, souhaité continuer à être dirigée par la révélation pour rester exonérée de tout effort intellectuel, de tout «ijtihad ». Avoir  un autre prophète étant impossible elle  s’est contentée de ses plus proche compagnons, ceux qui ont le plus fréquenté le Prophète (saaws) et sont de sa famille par le sang ou par mariage : Abou Bakr, Omar, Othmane( radiya allahou aanhoum) et Ali(kaw). La gouvernance des deux premiers donna pleine satisfaction aux croyants. Avec Othmane(raa) commença le népotisme ou la gouvernance au service des proches et des larbins. Sur Othmane Ibn Affane, Omar Ibn Al Kattab a bien dit qu’il favorise sa famille et son clan (2- Tome1,Pg.37). On peut constater donc que « al-houkm ar-rached, la gouvernance sensée » par  des croyants honnêtes et sincères  a cessé avec Omar ; elle aurait pu se poursuivre avec Ali (kaw) mais l’ambition politique s’y opposa. Avec Mouawiya, la religion cessa d’être un facteur qui compte pour accéder au pouvoir ; seuls comptent la force contre  les opposants et l’argent pour les éléments  susceptibles de nuire. Mouawiya distribua les bourses a volonté ce qui donna, plus tard l’expression «Sorrate-bourse- Mouawiya » (à ne pas confondre avec « chaa’rate-cheveu- Mouawiya »). Avec  Yazid Ibn Mouawiya et le crime contre Al-Hussein Ibn Ali (ra), il ne restât aux ulémas  que d’accepter la vie frugale«Hayat az-zouhd » ou  servir le prince, qu’il soit éclairé ou dépravé. Le « zouhd- la frugalité » n’étant pas a la portée de tout le monde, les ulémas optèrent pour la deuxième solution et commencèrent à chercher des arguments religieux pour justifier leur tendance à  agir selon le rôle qui leurs est dévolu par le prince.

« Ce qui est donc fondamentalement en cause, ce n’est pas l’Islam, mais le mode d’accès à la fonction de prince, la façon d’exercer ce pouvoir et de le prescrire a la société. … » (1-Pg.133).

Omar Ibn Al Khattab refusa de désigner son successeur mais, habitué de l’ijtihad, il donna des instructions qui, en langage moderne et en tenant compte du contexte de l’époque, constituent une véritable loi électorale :

– Il désigna un collège de grands électeurs-candidats.
– Déclara publiquement ce qu’il pensait de chacun d’eux.
– Demanda à ce que le Calife soit élu à la majorité simple.
– Il donna à son fils Abdellah(raa) le droit de voter en cas d’égalité des voix. Aujourd’hui, il y a la voix prépondérante.
– Il demanda à ce que le vote soit public et insista sur la présence des « Ansars » (2-Tome 1, Pg.36).

Au moment où Omar créa cette procédure, l’Europe avait encor besoin de neuf siècles pour contester la royauté héréditaire de droit divin.

Rappelons qu’a Médine, le prophète (saaws) avait  fait adopter un document dit «  constitution de Médine » qui fixait les droits et les devoirs des Mouhadjirines, des Ansars et des Juifs de la ville (ces derniers trahiront et en seront expulsés) (3-Pg.267).Aujourd’hui, quatorze siècles plus tard, ceux qui nous demandent de suivre « Es-salaf es-salah »oublient ces deux démarchent et crient « la mithak la dousthour… ».

Deux autres amorçages ne purent prendre. Pourtant ils auraient pu donner à la communauté  des croyants le moyen d’avoir des gouvernants à la hauteur de ses espérances et de ses ambitions : Le premier avec les « khawaridj » : « …Le califat devait revenir par définition au meilleur et non au membre de telle famille ou tel clan. D’ou un califat uniquement électif et en aucune manière héréditaire, pour lequel nulle considération de naissance ni de race ne devait entrer en ligne de compte… » (4-Pg.137). La doctrine des Kharidjites fut rejetée par les croyants a cause de son radicalisme envers toute déviation dans la pratique de la religion ou tout écart dans le comportement du croyant aussi minime soit-il.

La deuxième tentative a été l’œuvre des Mu’tazilites au début du neuvième siècle. On  dit que le père de cette doctrine est Hassan Al-Basri (642-729) mais elle fut développée par son élève Wassil Ibn ‘Ata (700-750). Pour cette doctrine rationaliste, la foi et le mérite seuls comptent pour l’accès à l’imamat. La révolte est autorisée si l’imam échouait dans sa mission. De notre point de vue, les Mu’tazilites échouèrent a cause de l’inquisition qu’ils organisèrent contre leurs opposants lorsque El-Ma’moun adopta le mu’tazilisme comme doctrine officielle. La doctrine mu’tazilite fut rejetée aussi a cause  de l’importance, de notre point de vue justifiée, qu’elle donne à la raison dans l’interprétation du Coran, chose inacceptable pour les ulémas qui se sont déjà noyés dans la fainéantise intellectuelle et l’interprétation littérale. La paralysie intellectuelle sera totale lorsque l’Ijtihad sera interdit au dixième siècle.

Les ulémas justifient leur soumission aux princes par des versets, des hadiths et des dires attribués à d’autres ulémas. Le verset (4-59) dit : « Croyants ! Obéissez à Dieu ! Obéissez au prophète et à ceux d’entre vous, qui détiennent l’autorité. Qu’un litige vous oppose, remettez-vous-en à Dieu et au prophète… ». Nous avons bien vu,  dans le film « Chroniques des années de braise »* l’Imam exhorter les croyants à l’obéissance à l’autorité qui était coloniale en déclamant ce verset a moitié puisque il oublia le mot « minekom » et on a vu un patriote du Mouvement National se lever et compléter le verset. Ce mot « minekom » les ulémas lui donnent un sens littéral alors qu’il a aussi un sens figuré bien évident dans  le hadith «  Mane ghachana laysa minna- Celui qui nous trahit n’est pas de nous- » : le commerçant tricheur en cause dans le hadith restera croyant, mecquois, Koraïchite même, mais du moment qu’il a trompé la collectivité il n’en fait plus partie. Un prince qui trompe la collectivité, échoue dans sa mission ou ment a son peuple n’a plus droit à l’obéissance.

Parmi les hadiths justifiant la soumission au prince, on peut citer celui qu’utilise Ibn Thaymiya. « Le Prophète a dit : – Il est trois choses que Dieu agréera de vous : que vous l’adoriez sans lui associer d’autre divinité ; que vous vous cramponner a la corde de Dieu sans vous divisez ; que vous conseillez ceux qu’il vous a donnés pour chefs. »(5-pg.232)En se limitant au sens littéral des mots, les chefs s’est Dieu qui nous les donnent et on doit les conseiller et non pas les contester. Parmi les dires, toujours chez Ibn Thaymiya, il y a ceci : « Le sultan est l’ombre de Dieu sur la terre » et celui-là : « Soixante ans avec un imam injuste valent mieux qu’une nuit sans sultan ». A croire qu’en organisant une consultation pour renouveler ou refuser la confiance au prince crée un vide dangereux pour la collectivité. Il y a donc toute une théologie qui «  justifie » la soumission aux princes mais qui oublie certaines données comme les versets (3-159) et (42-38) par exemple.

Maintenant, le vrai motif de la soumission n’est plus un secret : « Revenons tout d’abords aux oulémas. Sur ce point, la démarche de Yassine(Abdessalam) n’est pas très originale : il démontre son dédain pour eux. Il les nomme les – lecteurs véreux-(didàn al-qurrà’) à plusieurs reprises. – Certains d’entre eux jouent les hypocrites et les menteurs sur la scène de la vie publique. C’est en leur compagnie que le roi apprend à utiliser l’islam comme subterfuge pour capter la confiance de l’oumma… ils sont absorbés dans l’accumulation des richesses… » (6-Pg.148). En matière de mensonge, des algériens ont eu à le constater d’un aalama-savantissime- : il s’invite ou se fait invité pour donner une conférence alors qu’en réalité il est venu pour se « dégoter » une vierge de 20 ans, lui dont l’âge oblige le croyant honnête a s’occuper plutôt du mariage de ses petits enfants.

Aujourd’hui, le croyant algérien n’a rien à attendre de la majorité des ulémas que ce que l’imam Malek Ibn Anas (paix a son âme) a laissé comme fiq’h. On aura les fatwas qui servent le prince ou maintiennent le statuquo et  on ne trouvera qu’un silence « assourdissant » face aux questions qui gênent le pouvoir. Mais il n’est pas question de diaboliser les ulémas, il y en a et il y en a eu de très honnêtes, respectables et respectés. Les algériens ont connu M.Ramadane El-Bouti (paix a son âme) mais aussi Abou Kotada al-misri (en réalité il est jordanien) dont le crochet métallique a la place de la main et le discours violent rappellent au croyant non pas un honorable imam mais un pirate des Caraïbes au seizième siècle. Par ailleurs il n’est pas facile et il n’a pas été  facile aux ulémas de se frotter honnêtement la politique :

– L’Imam Malek Ibn Anas-paix a son âme- fut fouetté pour son opposition à certaines lois califales et pour complaisance envers un soulèvement populaire.
– L’Imam Ibn Hanbal-paix a son âme- fut torturé et emprisonné pendant deux ans pour divergence doctrinale.
– Ibn taymiya fut plusieurs fois emprisonnés pour ses idées, entre autre pour divergence doctrinale avec les mutazilites. Il mourra d’ailleurs en prison.
– Cheikh Mohammed Abdou fut accusé de complaisance envers un soulèvement et obligé de s’exiler pendant six ans.
– Cheikh Larbi Tebessi-paix a son âme- a été arrêté chez lui, a Alger, en 1957 et ne réapparaitra plus.

D’un autre coté, les temps sont dures, parmi les autres catégories comme les technocrates, les intellectuelles, les artistes, rares sont ceux qui refusent la « bourse de Mouawiya » ce qui a poussé certains citoyens à parler d’ « élite de contrefaçon » (ou d’ « abonnés aux râteliers)  qui a laissé le citoyen politiquement livré a lui-même.

On peut penser qu’avec une capacité intellectuelle suffisante, beaucoup de  ulémas honnêtes pourront, sans faire le prophète ou le révolutionnaire, bien servir la collectivité.

Au moyen âge, les nobles européens fuyaient les évêques et préféraient les serments des rabbins ; ils jugeaient les premiers ignares et les autres savants(7). A cette époque, la science était musulmane. Les évêques  refusèrent de se mentir à eux même. Ils firent les efforts nécessaires et de longs déplacements jusqu’en Andalousie ou à Baghdad pour maitriser le savoir de leur époque et deviennent, en plus du savoir religieux, archéologue, mathématiciens, traducteurs, agronomes,… Ils ne traitent les problèmes de la société qu’en tenant compte de ce que dit la science et la raison. Ils maitrisèrent le savoir et volèrent les savants (Ibn Sina devint Avicenne,  Ibn Rochd : Avéroés, Al Kindi : Alkindus,…) pour faire croire a leurs peuples que le savoir et les savants sont chrétiens et ainsi les décomplexer et les mettre au travail.

Au vingt et unième siècle, face à la langue de bois et au discours loin des préoccupations du moment, les musulmans préfèrent somnoler durant le « Dars ».

Quand, en 2016, on entend des « chouyoukh » déclarer l’intérêt bancaire « riba » et les larbins l’annuler pour les prêts « ansej » alors qu’il y a un siècle Mohammed Abdou-paix à son âme- l’a déclaré licite (8-Pg.38), décision reprise par le haut conseil islamique en 1971, on se pose une question : les diplômés de «  l’école bouzidienne» sont-ils plus savants que le Cheikh Hammani-paix a son âme ou M.Abdou, M.Rachid Rida ou D.E.Al-Afghani-paix à leurs âmes- ?

Pour aider à la sortie de ce marécage  politique, économique et social, on a jugé utile de rappeler certains actes du prophète (saaws) ou de ses successeurs et donner quelques idées pouvant être valables :

1) On doit, et pour longtemps, oublier la « Oumma », c’est une notion virtuelle. Même la « Oumma » par la foi n’existe plus puisque des ulémas et des aalamas veulent la confrontation sunnites-chiites comme il y a sept siècles du temps de « gharnata dad ichbiliya ». L’existence des états actuels n’est pas en opposition avec la religion ou la Sunna. Si Héraclius, Chosroes et le Négus avaient  adopté l’Islam ils n’auraient pas perdu leurs situations, ils auraient été simplement soumis au devoir de solidarité pour les pauvres et pour la guerre ; les représentants de Médine qui viendraient chez eux n’auraient été que des imams pour leurs enseigner la religion. Dans ses lettres le Prophète (saaws) utilise les expressions « vous gouvernerez toujours » (aux rois de Oman) et « on te relèvera pas de ta fonction » (au gouverneur de Bahreïn). La « Oumma » ne peut être qu’un ensemble de nations en équilibre interne ; se rencontrer dans la décadence ne mène à rien. Le problème avec l’état actuel s’est son appropriation par un groupe, un clan, une secte ou une classe sociale avec la bénédiction du religieux. Le remède consiste à revenir toujours à la collectivité et, si elle le souhaite, changer les hommes ou leur démarche.

2) La coexistence pacifique avec les autres est possible. Lorsqu’ils étaient à Médine les non musulmans (juifs, chrétiens,…) ne payaient pas de « Djizya ». Il y a eu des traités de paix avec des chrétiens (Najran, avec payement de « djizya »), mais aussi avec des polythéistes et sans « djizya » (Al-Hudaybiya). Sauf instruction coranique, le Prophète (saaws) a  scrupuleusement respecté ses engagements contractuels ; avant la révélation de la Sourate « Athawba » en 630 le pèlerinage, selon le rite païen pour les non musulmans, était autorisé.

3) Le Prophète (saaws) et après lui, les Califes ont utilisé les pièces de monnaie byzantines et perses ; c’est le calife omeyyade Abd Al-malik qui créa la monnaie musulmane en 694 : le dinar/or inspiré du denarius/or byzantin et le dirham/argent inspiré de la drachme/argent.

4) Refuser et interdire toute fatwa émise par un individu, l’ère du savant maitrisant plusieurs domaines est révolu depuis des siècles. Actuellement, il pleut des fatwas, parfois débiles, « comme il pleut sur la ville ». Même de pauvres bougres ne s’en privent pas, comme cet agent qui refuse de guider un avion au sol parce que piloté par une femme ou cette « dinde » en voile intégral qui refuse de montrer son visage à un agent de police femme qui le lui demande conformément a la loi en vigueur dans le pays.

5) Lorsqu’on est face à plusieurs options et qu’on doit prendre une décision impactant un collectif, la concertation est obligatoire et le Coran le dit.  La décision doit être adoptée par vote du  collectif ou de ses représentants selon le principe de la majorité simple qu’on pourrait appeler « majorité de Omar ». C’est la seule démarche pour éviter le blocage et pouvoir avancer en cas de divergence. Par l’expression « yad Allah maa al-jamaa » on doit comprendre « yad Allah maa al-aghlabiya ». Le problème est que beaucoup préfèrent le blocage si leur avis est rejeté. Ils ne conçoivent pas que l’avis adopté par la majorité réglera le problème ou mènera vers le leur. Qui ne connait pas un patrimoine familial gelé depuis des années parce que les héritiers n’arrivent à se mettre d’accord sur une démarche, chacun voulant imposer la sienne ?

6) En matière de formation il est peut être judicieux que l’université islamique n’accepte que des étudiants ayants terminé une graduation à l’université (licence, ingéniorat). Elle formera les authentiques « fokaha » dont la société a besoin. Les autres structures de formation seront maintenues pour encadrer les mosquées, enseigner dans le primaire et le secondaire et vulgariser le travail des fokaha armés de théologie, de science et de raison.

«… Seigneur ! Ne nous tiens pas rigueur de nos oublis ni de nos fautes… » Coran (1-286)

Noureddine Morsli
3 janvier 2017

Notes :

(1) Liess Boukra : Le djihadisme, l’Islam à l’épreuve de l’Histoire, ed.APIC/ Alger-2009
(2) ibn Koteiba : « Al-imama wa assiyassa », ed. ENAG/Alger-1989
(3) W.Montgomery Watt : Mahomet à Médine, ed.SNED/Alger-1977
(4) J. et D.Sourdel : « La civilisation de l’Islam classique », ed.Arthaud/ France-1983
(5) Ibn Taimiya : « Le traité du droit public », ed. ENAG/Alger- 1990
(6) Malika Zeghal : « Les Islamistes marocains », éd. La Découverte/ France-2005
(7) J.Attali : « Les Juifs, le Monde et l’Argent », éd. FAYARD/ France-2002
(8) M.ABDOU : « Rissalat al-tawhid – exposé de la religion musulmane », éd. ENAG/Alger- 1989
* Film de M.Lakhdar Hamina qui a eut le « palme d’or » au festival de Cannes en 1975.

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