Pour l’incipit de cette chronique, je cite l’exemple loin de l’histoire d’un groupe de notables du Pékin antique qui est allé se plaindre auprès du sage Confucius (551-479 av-J.C) des calamités en tout genre ayant durement touché l’Empire chinois de l’époque: délices du pouvoir ayant entraîné l’arrogance des chefs, corruption des élites et désertion des soldats, engloutissement des récoltes, manque du respect aux pères et aux seniors, incivilité dans les cités « maître, l’implorèrent-ils très obséqieux, que faudrait-il faire alors ? » Et la réponse du grand érmite de l’extrême-Orient asiatique  ne s’est pas fait longtemps attendre, elle tient en deux syllabes « un dictionnaire! » élégance du langage pour insinuer à ses hôtes que le plus grand malheur de tous les temps  dont une population puisse pâtir, c’est de constater que les mots n’ont malheureusement plus aucun sens !

Avec la chute du mur de Berlin à la fin des années 80, les pays de l’Europe de l’Est ont vu les premiers oeufs de la démocratie éclore sur leurs terres mais en même temps la douleur de la métamorphose n’est pas sans rappeler les cris d’une parturiente lors de l’accouchement. A vrai dire, ce ne fut pas un hasard historique d’en arriver-là mais l’aboutissement d’un long processus de sortie du monde du « croire communiste » à l’ère du « raisonnement démocratique ». Les libertés individuelles, les acquis syndicaux, le pluralisme médiatique et partisan s’inscrivent alors de plain-pied dans les débats portés par l’air du temps et les certitudes qui avaient la peau dure ont subitement volé en éclats, inévitablement. Ceausecou (1918-1985) fut à n’en point douter une petite démonstration de ce sens tombé à la renverse. Dictateur vénéré jusqu’à l’ivresse par des masses roumaines en transe, il fut vite déposé, puis ayant pris la poudre d’escampette, il fut intercepté par de simples agriculteurs qui n’en croyaient pas leurs yeux et a fini par ête exécuté avec sa femme comme le roi de France Louis XVI et Marie-Antoinette, humiliés, désacralisés et démythifiés après s’être parés des plus beaux louanges. Le trône, dit-on, distille dans l’esprit de son détenteur une certaine forme de poésie qui se termine parfois en tragédie !  Il est une leçon que l’histoire répète assez souvent en un chapelet de redites, le peuple est une caution inconstante, circonstantielle, et éphémère sur laquelle il ne faut pas trop compter. Son soutien est conditionnel, voire même aléatoire. Imaginons  un instant que le Printemps Arabe n’a pas eu lieu et que le martyre tunisien Mohammed Bouazizi ne s’est pas fait humilier par la police ni ne s’est immmolé à Sidi Bouzid, sa ville natale en serait-il passé pareil à Ben Ali, et puis, ce grand guide « Roi des rois d’Afrique » en l’occurence « El-Gueddafi » serait-il attrapé  par les révolutionnaires de Misrata dans un égout et lynché de la pire manière qui soit, lui, qui veut pourtant tenir la dragée haute aux américains et aux occidentaux en général ? De même verra-t-on Moubarak avec ton son passif de militaire et d’homme fort du pouvoir  sur une civière en train d’écouter le verdict d’un juge derrière les barreaux en fer de sa cage alors qu’un islamiste est en même temps élu président ? Et puis ce dernier même aurait-il songé un moment qu’il serait à son tour jeté dans un cachot et que ses fans seront humiliés, emprisonnés et persécutés alors que son prédécesseur verra ses accusations effacées et son acquittement assuré ? Étrange monde !

On dirait que le sens n’a pas de sens et que le non-sens coule de sens ! Ce retournement d’évidences et de situations pourrait s’appliquer également à l’Algérie. Pays des braves hommes qui ont agenouillé l’une des plus grandes puissances militaires dans les années 50-60, du moins diplomatiquement, adoré par tous les peuples en résistance contre l’impérialisme, le colonialisme, l’esclavagisme, bref tous ces « ismes » ayant fait le lit de nos malheurs du passé et hypothéqué les chances de notre bonheur dans le futur, il fut descendu en flammes  courant 90 pour avoir choisi une voie qui ne fut pas en symbiose avec la musique du temps, puis, si révolutionnaire qu’il fût de par son épopée millénaire, il a envoyé une poignée de militaires cinquante d’années après son affranchissement du joug  parader avec le drapeau national en plein coeur de la capitale de ceux-là dont les ancêtres lui ont arraché la liberté qu’il entend curieusemùent célébrer avec eux ! N’est-ce pas par là un retour à la case-départ du non-sens ! En effet, pour rebondir sur ces pays de l’Europe de l’est, on se rend compte qu’ils ont adopté un système de rechange (libéralisme) et sont malheureusement tombés  dans le piège d’une autre croyance. Cette transformation pose le problème du « croire » et du « raisonner », c’est-à-dire, comment apprendre à véritablement comprendre ce que l’on est et ce que l’on veut, d’où nous venons et où allons-nous nous diriger ? La rupture entre « le croire global et synthétique » et « le raisonnement cartésien et analytique »  pourrait-elle être menée à terme sans accrocs ni travers ? Autrement dit,  peut-on nous séparer de nos anciennes chimères sans se retrouver une nouvelle fois prisonniers de dogmes et de croyances autrement plus nuisibles que les premières ?

Le philosophe espagnol José Ortega y Gasset (1883-1955) parle dans ce contexte précis de ces idées qui nous possèdent et sur lesquelles rien ne nous serait possible ou envisageable et le philosophe autrichien Ludwig Willgenstein (1889-1951) insiste, lui, sur le fait qu’il est des idées que nous gouvernons et celles qui nous gouvernent ! Gouverner une idée pour imposer son sens aux mortels et à l’histoire, comment serait-ce possible ? Invétéré imprécateur du religieusement et du politiquement correct, le romancier égyptien Alâa Al-Aswany a eu l’ingénieuse astuce de noter noir sur blanc au bas de chacun de ses articles à Masri Al-Yaoum cet aphorisme à sensations « la démocratie, c’est la solution ! ». Comme acte d’affirmation, ce slogan a valeur de confirmation, dire ce que l’on pense et « croit » juste, en le répétant de façon mécanique confère à nos voeux la sollennité d’un postulat. La concurrence de deux mondes, d’une part celui de « l’islam est la solution » et de l’autre part celui de « la démocratie est la solution » devient ainsi une forme de dialectique chez Aswany. En quelque sorte, l’auteur veut se débarasser d’une idée résistible (celle que nous pouvons adapter à une situation donnée, à un moment donné au gré des événements) pour reconquérir l’idée irrésistible (celle qui se collera au sens commun dans la mesure où nous ne pouvons plus nous en délester), la pensée se transforme en croyance et la croyance dévissée, désarticulée, désacralisée et démythifiée vire à un simple raccourci ou schème idéologique sans portée sémantique valable. Bien évidemment, l’objectif de la raison étant de réduire les idées irrésistibles, brutes et compactes et d’augmenter celles qui son résistibles, souples, adaptables et malléables. Néanmoins, parfois on serait obligé d’emprunter le sens inverse à dessein à la recherche d’un impact symbolique, psychologique, moral, social ou politique dans un environnement qui n’est pas forcément acquis à l’idée que l’on défend. Quoique l’intention soit noble, l’objectif est difficile et le procédé est retors. Quand le sens perd de son tonus, le non-sens gagne des galons, la morale fait long feu et la violence rejaillit des tréfonds de l’inconscient individuel et collectif pour s’introniser comme actrice majeur de l’histoire. Ainsi, à un certain temps aux Etats Unis des années 60-70, Joseph Maccarthy (1908-1957) voyait dans le rouge communiste l’incarnation du diable. La chasse aux sorcières, le délit de faciès, la liquidation physique de cette « vermine » qui voulait empoisonner ce monde de lumières dit libre  furent l’onction du salut, voire, la médecine de survie pour un Empire américain en plein émergence. Ainsi, « le croire libéral » pur, sain et noble a grisé le reste de l’humanité, et ces adeptes ont décoché des flèches acerbes à ce qui n’est perçu autrement que comme « superstitution malsaine » et « retard de l’histoire ». Ironie du sort, au début des années 90 au moment où l’intellectuel Francis Fukuyama écrit son ouvrage « la fin de l’histoire et le dernier homme », les newyorkais n’en reviennent pas en découvrant une trouvaille inouie : des anti-impérialistes en force ont rempli de graffitis des murs où, au lieu de McDonald, on peut lire en gras: Mc Death (la mort) ! N’est-ce pas enfin de compte une bien curieuse époque repue de chimères et de non-sens !

Kamal Guerroua
23 juillet 2014

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