S’il y a un principe à tirer de l’expérience humaine, c’est que la société en tant que socle de l’État ne devrait jamais être gérée fortuitement par la puissance des circonstances et la contingence des événements. Cela n’engendre à terme que des ondes de choc à multiples incidences et des malaises dont il serait ardu de tempérer à temps les excès et les conséquences. Une question s’impose alors : comment penser le changement sans heurter la pierre d’achoppement de la force/violence? Une si complexe problématique à laquelle serait sujette toute société humaine qui se cherche une voie sereine dans sa marche vers la modernité ou le progrès. La réponse coule de source : l’éducation! Mais quelle éducation? Il serait pour le moins superflu d’y répondre par éducation populaire, «cette pédagogie des masses» que dispensent théâtres et cinémas, écoles et bibliothèques, laquelle porte aux nues « l’idéal citoyen» en consacrant le cosmopolitisme des idées dans une vision d’unité, d’enrichissement et surtout d’écrasement des tyrannies ainsi que des idéologies sous toutes les formes qu’elles puissent revêtir. L’éducation populaire est le diluant/solvant de nature à tremper dans les consciences de nos compatriotes le sens jusque-là rassis et creux de la Cité, du citoyen, des droits et des devoirs. Mais comment? Point de doute! Une œuvre de soubassement sociale qui prendrait appui sur le triptyque : rue, institution éducative (formelle/informelle) et bien sûr l’État comme garant de l’égalité et de la justice. Trois éléments qui, une fois en interaction corrélative et conjointe, donneront naissance à un mouvement social cohérent en ses principes et conséquent dans ses finalités.

Cela peut paraître à la longue idéaliste, vu l’ampleur de notre gâchis, mais n’en reste pas moins l’unique moyen de rééquilibrer la tendance dans le sens de l’amélioration du niveau populaire à l’instar de ce qui s’était fait en Amérique Latine dont certains pays (Argentine, Chili) présentent dans leur vécu national des similitudes frappantes avec l’Algérie. A vrai dire, on ne saurait souscrire entièrement à l’idée de la modernité sans nous pencher sur cet aspect de l’éducation dans la mesure où, faisant table rase du relatif taux d’analphabétisme dans l’Algérie profonde et des divers problèmes structurels liés notamment aux turbulences économiques/sécuritaires des années 80-90 et aux désordres qui ont pesé sur cette fameuse «école fondamentale», cet enjeu est, à n’en point douter, une ceinture de sécurité pour les générations de demain et a fortiori une garantie de leur modernité. Celle-ci comme décrite dans l’ouvrage de l’écrivain Jean Clair (la responsabilité de l’artiste, le débat Gallimard 1997, p 21) est un concept qui provient du mot latin «modernus», c’est-à-dire ce qui manifeste le mode, la qualité du juste, ce qui garde la mesure, ce qui est contenu dans la notion du récent aussi. La modernité, c’est ce qui s’accorde au moment dans une perspective de modération, celle dont le philosophe Voltaire (1694-1778) dirait un jour qu’elle est le trésor du sage. Parler modernité, c’est parler changement. Or le changement est synonyme de culture et partant d’éducation. Cette dernière n’est jamais conçue comme un processus qui vise la subversion au forceps des valeurs établies d’une société humaine quelconque ou les coutumes traditionnellement acceptées par ses structures fondamentales, ses noyaux familiaux et ses membres ne serait-ce que par une remise en question critique rationnelle, «tamisante» et objective de leur contenu mais une parfaite mise en adéquation des acquis sociaux (le savoir, la technologie, la cybernétique, les arts et les lettres…etc) avec les contingences du monde (la globalisation, les constellations et les alliances économiques, la bonne gouvernance au milieu d’une géostratégie interétatique globale en perpétuel changement, caractérisée en plus par la perte de souveraineté des États au profit des oligarchies financières internationales… etc) et enfin ce que j’appellerai ici «l’espace ontologique», c’est-à-dire, l’identité, la culture, la religion, le patrimoine civilisationnel, les coutumes et les us de la société. En d’autres termes, par le truchement de l’éducation populaire, le citoyen et la société qui lui sert de «tutelle symbolique» arrivent à se réconcilier et surtout à s’adapter avec les aléas du temps, pas nécessairement en leur faveur.

Il n’est point inutile de mettre en évidence le fait que le concept du progrès diffère nettement de celui de la modernité. Une nuance à préciser. Le mot progrès qui dérive du substantif latin «progressus», signifie à la base l’avancée des troupes armées sur le terrain de la guerre. En ce sens, il suppose et sous-tend une «idéologie positive», voire «une doxis optimiste» qui ignore le doute, l’inquiétude, l’angoisse, la douleur, la mélancolie et se laisse complaire dans une sorte d’ivresse enthousiaste des lendemains triomphants tandis que la modernité est un atroce déchirement du moi personnel et collectif apparaissant comme un net basculement d’un état antérieur instable à un nouvel état moins perplexe et plus solide, lequel provoque par contre une dépossession douloureuse de soi et mène inéluctablement à une délectation dans la tristesse, un plaisir dans le deuil, une verve inouie pour la découverte dans un gouffre d’incertitudes. Bref, la modernité est comme le rappelle bien le poète français Charles Baudelaire (1821-1867) «une morsure de la mort dans la saisie du vif». En ce sens, entre ces deux notions d’apparence identiques «modernité-progrès» se cache une totale antinomie qui, quoique difficile à cerner ou à conceptualiser au départ marque une bifurcation dans la sémantique au bout du compte. Un homme moderne est un citoyen conflictuel et problématique qui résiste contre ses contradictions en cultivant le doute comme une force motrice de son carburant idéel. Son intelligence est à la limite du pessimisme car dans sa perception et sa conception des phénomènes de la vie, «la dialectique de la conscience-connaissance» fonctionne à plein régime, ce qui le rend une proie facile d’une «torture existentielle». Bien plus, l’homme moderne est un citoyen de raison tandis que l’homme du progrès est un citoyen du cœur, gavé de certitudes, armé d’espoir et porté sur le combat dans l’arène sociale, ce faisant, il s’attèle à mettre en branle un certain «agir collecif» pour mener à terme l’entreprise de refondation ou de rénovation de l’architecture morale de la société qu’il voit en total déphasage avec les exigences des citoyens, leurs attentes et leurs aspirations. Autrement dit, dans la conception de ce dernier, «la subjectivité des idéaux» l’emporte de loin sur «l’objectivité des principes» que soutient l’homme moderne, la raison du cœur prime sur celle du cerveau, l’optimisme de volonté efface le pessimisme d’intelligence pour reprendre à mon compte l’expression du philosophe italien Antonio Gramsci (1891-1937).

Loin de faire une caricature pour le moins ubuesque de l’homme progressiste, il est on ne peut plus la représentation cervantine de ce grand Don Quichotte de la Manche, ingénu et altruiste qui se croyait redresseur de torts en luttant contre les moulins à vent. En quelque sorte, il entreprend sa réification en un Deus ex machina omniscient et imposant, reflétant incontestablement sur ses semblables cette conscience héroïque, transindividuelle et humaniste qui résout en un éclair de temps tous les problèmes qu’ils affrontent. En revanche, à côté de cette ardeur et de ce zèle, la modernité dans sa propre essence implique un bon dosage de sagesse entre l’ancien et le nouveau, un équilibre dans le rapport au temps et à la nature (une synthèse prolifique entre l’homme, la terre et le temps selon la conception du penseur algérien Malek Bennabi (1905-1970), une lutte contre le fugitif, l’éphémère et l’inconstant dans une logique de «fixation et de jumelage des principes et des idéaux», objectifs qui ne sauraient se réaliser que par le biais d’une éducation civique et populaire, laquelle cristallise ce besoin de ressourcement du citoyen et de la société dans le vivier social et est à même de les vacciner contre la violence, les immuniser des virus sécrétés par la vermine du retard (voir à ce propos mon article, quand le retard devient une institution, le Quotidien d’Oran, 4 septembre 2013), fortifier leurs ossements de vertus du civisme et du respect d’autrui en entretenant une harmonie entre la forme et le fond, le substantiel et le superficiel, le background et le sommet de la hiérarchie sociale.

L’éducation est justement ce qui permet d’aller à la rencontre de l’autre et facilite à merveille «le brassage culturel» ou ce que les anglais qualifient de «melting-pot», c’est-à-dire, ce creuset où fondent toutes les sensibilités et les subjectivités aussi variées que contradictoires les unes que les autres. L’altérité est une de ces valeurs-phares qui s’articule sur le dialogue, l’entente et la cohésion entre «l’être psychique» du citoyen et «l’être physique» (la société et la nature) afin que comme dirait le philosophe allemand Herder (1744-1803) «le monde puisse créer son propre être». Ce qui n’est pas forcément évident dans le monde d’aujourd’hui d’autant que «une éducation institutionnalisée» (école, collège, universités…etc) à la ramasse, qui plus est, ne bénéficie pas concomitamment d’une forme d’ «éducation sociale ou socialisée» serait à la fois incomplète, boitilleuse et inefficace. Elle serait en tout cas aux antipodes de cette éducation, somme toute, sécrétion la plus précieuse d’une «culture de masse» suffisamment bien nourrie et «oxygénée», pouvant facilement surgir à la périphérie de la machine du formatage des systèmes politiques, lesquels en quête de survie, font usage de ce que l’écrivain allemand Enzesberger appelle à juste raison « la stratégie de boue», c’est-à-dire un travail de sape consistant en une violence/coercition médiatico-psychologique (des stratégies d’évitement des plus grossières aux plus subtiles à savoir : détournement de l’opinion publique, recentrage médiatique insidieux, techniques de camouflage et course derrière les lieux communs ainsi que les stéréotypes stigmatisant …etc) en vue d’échapper à la guillotine électorale et par ricochet parer, avec les moyens de bord, à ce rouleau compresseur de la mondialisation-globalisation laminoir unificatrice, simulatrice et assassine des souverainetés étatiques, des différences et des idiosyncrasismes également. Ce qui est, bien naturellement, le cas des sociétés occidentales qui s’étaient toutefois ingéniées à tracer une ligne de démarcation dans «la Cité politique» entre intelligentsia et plèbe (voir à ce sujet l’ouvrage de Hans Magnus Enzensberger, culture de la haine, medias en transes in vues sur la guerre civile, Gallimard, Paris, 1995).

En revanche, dans les pays du Tiers-Monde, et plus particulièrement en Algérie, pour divers facteurs en partie liés au substrat de la culture rurale et aux archaïsmes ankylosant du mode de fonctionnement du régime politique depuis l’été de l’an 1962, ce type de « culture de masse», ancêtre de l’éducation populaire, balisée et consciente, attachée à l’essence des problèmes et détachée des dogmatismes de tout acabit (politique, religieux, éducatifs) n’avait malheureusement pas droit de cité dans le quotidien du citoyen lambda. Pour cause, le réétalonnage de l’échelle des valeurs à la négative dû à l’entrée par effraction de la symbolique de «la gloire guerrière» sciemment entretenue par la vieille garde nationaliste au lendemain de l’indépendance nationale dans le schéma de la représentation éthique et psychique de la société et par ricochet du citoyen a ramené la dimension morale et sociale de l’éducation à sa portion la plus incongrue (la symbolique en Algérie, anthropologiquement justifiable du reste, de la force dans les rapports sociaux entre individus et société, société et État, individu et État en témoigne, les mots à foison et à forte dose agressive utilisés dans la rue algérienne : debza, heraoua, bounya, drâa, bessif, aînani…etc en sont la parfaite illustration). Hélas, «la vertus du fusil (boundoukiya)» ont écrasé «les bienfaits de la plume et de la parole», un drame national à nul autre pareil ayant débouché sur un rétrécissement de plus en plus saillant du champ de la pensée, de la critique et surtout de l’autocritique au profit du culte des tabous, de la censure et des garde-fous de toute nature. Dans notre pays, faute de contre-pouvoir citoyen à l’aune de «la gageure moderniste» que s’est donnée pour principale mission l’État, toutes les politiques économiques, culturelles, cultuelles et éducatives furent plébiscitées et acclamées dans une atmosphère de quasi-inconscience populaire, laquelle est, il faudrait bien le mettre en évidence, due à une profonde sclérose «État-société» aux relents du mépris et de sous-estimation des hautes sphères des basses sphères (pouvoir-plèbe). Or, pour conférer un «sentiment de légitimité» générateur de respect et d’estime à une culture de masse dans ses premiers balbutiements, il aurait fallu dès le départ que tant les autorités que les masses s’appuyassent sur les ressorts médiatiques à leur disposition comme faire-valoir authentique et sans équivoque du «pouvoir parallèle de la rue» et non plus comme c’était le cas dans notre patrie en tant que simple et niaise « esthétique éducative et folklorique», loin de la finesse, de la profondeur et de la complexité des analyses et dénuée de la moindre consistance pédagogique, formatrice ou tout bonnement éducative, visant en clair la consolidation de «la pensée monolithique» sous toutes les latitudes! La télévision et les médias alternatifs sont des viatiques certains pour une éducation réussie pourvu qu’ils adoptent une stratégie d’ouverture, d’objectivité et de modernisation. Car mettre en doute le sacerdoce culturel/éducatif des masses via des menées de manipulation et de «dogmatisation» diabolique revient à réfuter la thèse d’éducation sociale/massive et commettre un sacrilège civilisationnel, ce qui cadre avec une opération d’aliénation propre à la praxis marxiste. Or, le propre de l’éducation est exactement de «désaliéner» ce citoyen qui a quitté le domaine de la raison pour se refermer dans celui du dogme, terreau favorable au retour et à l’enracinement des clichés idéologiques les plus recuits de la société des tabous (se référer à la montée de l’intégrisme durant les années 90), croyant aux utopies politiques, se figeant dans des traditions mal interprétées, ésotériques, parfois machistes et misogynes sans aucun lien avec les défis de son temps. Un citoyen qui sombre dans une inquiétante vacuité du contenu et dont la pensée s’est outrageusement matérialisée de telle sorte que son appareil conceptuel se limite à des superficialités nauséabondes voire creuses, se contentant de la survie dans «un esprit végétatif». Ce qui trahit l’ampleur du désastre dont il souffre et le profond désarroi social dans lequel se situe le pays.

Rien n’est en mesure d’assurer un bien-être général et améliorer le bonheur collectif qu’une éducation sociale faite dans le sillage et en renforcement de «l’éducation institutionnalisée», à ce propos, la mission de l’école ne serait autre que la formation du citoyen algérien de demain qui s’emploierait avec pragmatisme à faire des synthèses utiles sur son avenir. L’Algérie de nos jours pâtit de carences éducatives très complexes allant du stade de l’élève d’un collège mal inséré dans le circuit pédagogique et «recalé» de l’ambiance de l’école et des études pour cause d’influences négatives exogènes (l’image peu flatteuse de l’ingénieur, médecin, architecte chômeur qui n’aide ni n’incite à l’effort…etc) et endogènes (l’inefficacité des programmes scolaire et leur densité encombrante, faillite de l’encadrement et carence de pédagogie…etc), ce qui le conduit irrémédiablement, vu l’accumulation de l’interminable chaîne de causes à effets (la pauvreté, la non-prédisposition de la société à la culture, le malaise social, l’école buissonnière…etc), vers la déperdition scolaire à la stature d’un cadre d’État, mal formé et parfois, c’est vraiment triste de le dire en ce papier, sans scrupules en raison d’une part, de cette séparation rigide entre éducation et culture due à une mauvaise absorption de «ce triptyque salvateur» qui combine savoir-être, savoir-vivre et savoir-faire, conditions sine qua non sinon variables primordiales pour l’acquisition d’une compétence managériale dans la gestion des ressources humaines et surtout l’expédition des affaires publiques de l’État dans le monde post-septembre 2001, et d’autre part, à la corruption des mœurs allant jusqu’à la falsification et l’achat et le trafic des diplômes ! Une éducation institutionnalisée menée dans les normes requises fluidifie dans le corps social «une dose de patriotisme» sans que les citoyens tombent dans la terrible ornière du nationalisme du verbiage, porté sur la glorification mesquine et l’exclusion de l’autre de l’équation moderniste. En outre, pour cause du désistement et du désengagement de l’État des questions de citoyenneté, ce que l’on peut constater dans les maigres budgets alloués aux secteurs de l’éducation, la recherche scientifique, la culture (bibliothèques, médiathèques, forums et ateliers de création et d’écriture…etc), le tourisme et même la distraction publique (parcs, jardins publics, aires de jeux….etc) et l’insertion sociale, l’éducation se délite.

Il est un fait irréversible, la joie collective est une denrée rare dans l’Algérie profonde, les problèmes sociaux ont réduit la quiétude du citoyen à une peau de chagrin, l’inconfort, le malaise, et la détresse se greffent comme par enchantement sur une situation financière globale qui est, en dépit de la peste de la rente, des plus enviables de toute la planète! Mais que faire de tant de réserves de changes quand on est à court d’idées? Ces mêmes idées qui avaient fait de l’Empire Nippon un géant économique malgré son relief accidenté et la calamité des séismes qui le menace de surcroît! Le génie est une question de culture et d’éducation. Sortons alors de nos fantasmes (nationalisme étriqué, crispations identitaires, régionalisme et tribalisme…etc) et osons le pari de l’éducation pour la société algérienne de demain et l’on en verrait bien les résultats dans une décennie ou deux! Certes cela nous coûterait beaucoup mais payerait autant pour nous en retour. Les défauts de notre système éducatif ne sont en rien réduits par quantité de réformettes sans visée stratégique à long terme, au contraire, celles-ci sont une contradiction de plus qui s’ajoute au malaise de notre école d’autant qu’elles constituent une disproportion entre l’ambition initiale et l’objectif final. Il faut poser les problèmes du pays de la façon la plus aiguë et cesser de temporiser et d’atermoyer, une éducation populaire est une qu’une soupape de sécurité, elle est incontestablement l’avenir du pays!

Kamal Guerroua
28 novembre 2013

Comments are closed.

Exit mobile version