Depuis le déclenchement de la lutte armée en novembre 1954, Paris est en état d’alerte. Bien qu’il soit une exagération de parler d’une dynamique émanant des profondeurs de la société [les organisateurs de la lutte armée comptent dans le premier temps sur des éléments sûrs], la multiplication des attentats dans des espaces géographiques différents incite les autorités coloniales à réagir de manière à priver le FLN de tout soutien populaire. « Dans l’espoir d’éviter la rupture recherchée par le FLN, tous les gouvernements confrontés à la guerre réfléchissent à des réformes applicables en Algérie », écrit Sylvie Thénault, dans « histoire de la guerre d’indépendance algérienne. » En tout état de cause, ce ne sont pas les annonces qui manquent. Avant la guerre d’Algérie, sur la pression des organisations de gauche, des simulacres de réformes ont été proposés. Et le moins que l’on puisse dire, c’est qu’au mieux les politiques français songeaient à atténuer la misère des « indigènes », une vision incarnée par les communistes français, et au pire à renforcer la présence coloniale en Afrique du Nord, une vision défendue par la droite.

Quoi qu’il en soit, après l’insurrection de novembre 1954, l’urgence est de créer au plus vite une diversion. Comme le dit si bien Sylvie Thénault, on pense tout de suite à sortir du placard le statut de l’Algérie. Pour rappel, bien que ce statut ait été voté par le parlement français en 1947, son application a été reportée sine die. Toutefois, devant la situation dramatique que vit l’Algérie, Pierre Mendès France, président du Conseil, annonce en janvier 1955 un plan ambitieux pour l’Algérie. « Grands travaux hydrauliques, réduction des écarts de salaire avec la métropole, accès des Algériens à de hauts postes de la fonction publique… En application du statut de 1947, il prévoit d’accorder le droit de vote aux Algériennes », écrit l’historienne. Dans la foulée, le délégué général, Jacques Soustelle, qui vient juste de succéder à Roger Léonard, suggère l’application de la loi de 1905, inhérente à la non-ingérence du politique dans le domaine religieux. Avec un demi-siècle de retard, cette loi aurait pu permettre au culte musulman de s’émanciper plus tôt de la tutelle coloniale. Cela dit, décidées à Paris, ces réformes peuvent-elles être appliquées dans une Algérie déchirée ?

De façon générale, sous la quatrième République, le lobby colonial parvient –et  c’est un secret de polichinelle –facilement à faire tomber les équipes gouvernementales cherchant à faire évoluer le statut des Algériens. D’ailleurs, de Mendès France à Félix Gaillard, aucune réforme n’a été appliquée, et ce, bien que leurs projets aient été adoptés au parlement. Après le déclenchement de la guerre, le premier gouvernement qui a fait les frais est celui de Pierre Mendès France. Voulant supprimer les communes mixtes [ce sont des communes dirigées par un administrateur], le gouvernement, dirigé par Pierre Mendès France, tombe le 6 février 1955. Accumulant victoire sur victoire, le lobby colonial anticipe parfois les débats. C’est le cas du projet porté par le président du Conseil, Maurice Bourgès-Maunoury. Ce dernier prévoit en effet d’octroyer une autonomie interne à l’Algérie. « Suscitant une levée de boucliers parmi les maires et les sénateurs d’Algérie, qui y voient la possibilité d’une sécession future du pays, ce projet est rejeté dès son examen en commission, à l’Assemblée nationale. Le président du Conseil remet sa démission le 30 septembre 1957, alors que le texte n’a même pas atteint le stade d’une discussion par les députés », souligne Sylvie Thénault. Quant au dernier président du Conseil, Félix Gaillard, son projet, une version remaniée de celui de son prédécesseur afin qu’il plaise aux Français d’Algérie, ne sera jamais promulgué. Et pour cause ! Sa chute provoque la disparition définitive de la quatrième République en mai 1958.

Par ailleurs, du côté algérien, ces réformes sont considérées anachroniques. Bien que les modérés continuent de revendiquer l’application du statut de l’Algérie [c’est le cas de Ben Youcef Ben Khedda à sa sortie de prison au printemps 1955 ou de Ferhat Abbas jusqu’à son ralliement au FLN en avril 1956], les initiateurs de la lutte armée n’ont jamais pris au sérieux les engagements des autorités coloniales. Peu à peu, le FLN gagne en audience. Sommés de choisir leur camp, les modérés le rejoignent. À préciser toutefois que ces adhésions ne sont pas le fruit d’une discussion, mais une réponse aux avertissements des dirigeants du FLN. Cela dit, ces derniers ne recourent pas systématiquement à la politique de coercition. Après la libération d’Abane Ramdane, rejoint quelques mois plus tard à Alger par Larbi Ben Mhidi, l’action politique reprend peu à peu ses droits. Bien que l’histoire officielle occulte leur œuvre, leur travail a été décisif. « La motion des 61, pilotée en sous-main par Abane Ramdane, en est la meilleure expression : à l’initiative de Mohammed Salah Benjelloul, député de Constantine, d’Ahmed Boumendjel et d’Ahmed Francis, dirigeants de l’UDMA, soixante et un élus du second collège signent une déclaration condamnant « formellement la répression aveugle » dont ils demandent la cessation immédiate », note-t-elle.

De toute évidence, bien que la démarcation des modérés paraisse anodine pour certains dirigeants extérieurs notamment, il n’en reste pas moins que leur rapprochement avec le FLN prive les autorités coloniales d’un appui jusque-là indéfectible. Vers la fin 1955, le FLN est considéré comme le représentant du peuple algérien. Conjuguant l’action politique et l’action militaire, la révolution algérienne, sous la houlette d’Abane et de Ben Mhidi, fait un bond qualitatif. Hélas, cette entreprise n’a pas que des adversaires extérieurs. À partir du Caire, Ben Bella, loin du feu de l’action, est le premier à remettre en cause cette politique. Pour lui, la révolution de tout un peuple ne doit pas échapper au groupe des neuf qui a initié l’action armée. Mais, si la révolution excluait les Algériens, pourrait-elle aboutir ? La réponse est évidemment non. Incontestablement, l’action d’Abane Ramdane et de Larbi Ben Mhidi a sauvé la révolution d’un échec programmé. En tout cas, c’est grâce à la direction intérieure du FLN, et surtout à l’autorité de l’ALN, que les élus algériens remettent leur mandat en décembre 1955. En 1956, le FLN réalise le rassemblement de toutes les forces nationales. Malgré la lutte fratricide FLN-MNA (mouvement national algérien, fondé par Messali Hadj en décembre 1954), la représentativité du FLN est reconnue par ses adversaires, comme en témoigne les contacts secrets, entrepris par le gouvernement français, en mars 1956 avec la délégation extérieure du FLN.

Pour conclure, il va de soi que le système colonial ne peut être porteur d’un projet de réformes. Et s’il devait y en avoir, celles-ci devraient conduire à la pérennisation du système colonial. Du coup, en 1955, le projet de réforme ne vise qu’à discréditer l’action des révolutionnaires algériens. En effet, en voulant anticiper les réprimandes internationales, Pierre-Mendès France allie à la fois la politique répressive et la politique de réforme. Si la première profite exclusivement aux Français d’Algérie, la seconde n’est acceptée ni par les uns ni par les autres. Par conséquent, la seule réforme équitable est la négociation menant vers l’indépendance de l’Algérie. Mais, est-ce que l’indépendance signifie pour autant le recouvrement de toutes les libertés ?

Boubekeur Ait Benali
9 novembre 2013

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