À quelques jours du déclenchement de l’action armée, l’Algérie vit dans un climat  d’ébullition. Incontestablement, cette période représente l’une des phases les plus importantes de son histoire. Toutefois, si du côté des activistes algériens, après la fin de la mission du CRUA (comité révolutionnaire pour l’unité et l’action), les préparatifs vont bon train, les autorités coloniales ne savent pas sur quel pied danser. Et pour cause ! L’organigramme es nouveaux acteurs n’est pas encore déterminé. Quant au principal parti nationaliste, divisé en deux tendances, centraliste et messaliste, il se débat dans une crise de leadership abyssale. Par ailleurs, bien que le directeur de sûreté en Algérie, Jean VAUJOUR, ait de réels soupçons, il n’en est de même des autres responsables coloniaux. Lors de la visite de François Mitterrand, ministre de l’Intérieur du gouvernement dirigé par Pierre Mendès France, le 18 octobre 1954, le président de l’Assemblée algérienne, Raymond Laquière, rassure le ministre quant à la sérénité régnant en Algérie. « Je peux vous dire, monsieur le ministre, que l’Algérie est calme et qu’elle le restera », dit-il.

Dans la réalité, cet avis ne reflète nullement la réalité. Pour le responsable de la sureté, Jean VAUJOUR, l’Algérie est assise sur un volcan. En effet, la répression sanglante de Sétif et de Guelma en mai 1945 a décidé, depuis presque dix ans, la frange dure du parti nationaliste à en découdre avec le système colonial. Mobilisant des moyens colossaux, les autorités coloniales réussissent hélas à étouffer, dans l’œuf, le mouvement insurrectionnel. En mars 1950, elles parviennent à démanteler l’OS (organisation spéciale), le bras armé du PPA-MTLD. Cela dit, bien que le danger soit écarté, il n’en reste pas moins que les autorités coloniales ne baissent plus leur garde. En début de l’année 1953, le directeur de la sureté en Algérie rédige, quelques mois après la prise de ses fonctions, un rapport à ses supérieurs où il mentionne l’éventuelle reconstitution de l’OS. Mais, que valent ces inquiétudes ?

En fait, en 1953, il est un secret de polichinelle que le principal parti indépendantiste, le PPA-MTLD, est secoué par une crise politique très grave. Au congrès d’avril 1953, les membres du comité central interdisent carrément aux membres de l’OS de prendre part au congrès. Seul Ramdane Ben Abdelmalek, l’adjoint de Larbi Ben Mhidi, est autorisé à suivre les travaux à titre d’observateur. De son côté, bien que Messali Hadj, le président du parti, fasse de l’action armée un chantage en vue de ramener les autorités coloniales à traiter avec lui –une version soutenue par deux grands historiens, Mohamed Harbi et Gilbert Meynier –, il ne tolère pas que le parti s’enlise dans la voie réformiste. Ainsi, marginalisés par les instances du parti, les activistes ne sont pas crédités d’une grande force. Et cela leur profite dans la mesure où ils peuvent préparer, sans éveiller beaucoup de soupçons, leur plan. Du coup, les informateurs de Jean VAUJOUR se perdent dans les supputations. « Schoen, qui avait pourtant de bons informateurs, a cru que le CRUA était une initiative de Lahouel [le chef de file des centralistes] », répond Jean VAUJOUR à une interview accordée à Patrick Rotman.

Quoi qu’il en soit, après l’éclatement de la crise du PPA-MTLD, vers la fin de l’année 1953, où Messali en appelle à l’arbitrage de la base dans le problème qui l’oppose au comité central, les services coloniaux sont sur le qui-vive. Là aussi, elles s’agitent sans pouvoir déterminer les vrais meneurs. Il faut attendre la fin du mois de septembre 1954 pour que le directeur de sûreté reconstitue les pièces du puzzle. « J’ai envoyé une lettre personnelle à Queuille (ancien président du Conseil), qui l’a fait remettre au président du Conseil. Je lui disais redouter non seulement des attentats dispersés, sporadiques, mais même « un véritable soulèvement dans les semaines ou les mois à venir ». J’écrivais que « les séparatistes »  -comme on disait alors –passeraient à l’action d’ici à un mois. C’était le 25 septembre », souligne Jean VAUJOUR.

De toute évidence, à cette date, le plan est en effet arrêté. Et les préparatifs sont presque achevés. Car, après l’adhésion de la Kabylie au projet insurrectionnel vers la fin août 1954 [le groupe des cinq s’élargit à Krim Belkacem], les réseaux prennent forme. Cela dit, malgré le souci de cloisonnement des groupes, il existe toujours des faux militants qui jouent double jeu. « Un de mes commissaires manipulait un membre du groupe de la Casbah. Vers le 15 octobre, notre informateur, un ancien artificier de l’armée française, nous signale : « on me demande de fabriquer les bombes, que dois-je faire ? » La femme de mon commissaire était une pharmacienne ; je lui ai demandé de trouver un produit capable de faire beaucoup de bruit, mais pas de mal », relate le responsable de la sûreté en poste en Algérie en 1954. Mais, cela n’empêche pas le passage des révolutionnaires à l’action.

En guise de conclusion, il va de soi que la disparité des moyens est tellement criante pour que les allumeurs de la mèche misent sur la victoire militaire. En plus, pendant toute la durée du conflit, certains Algériens ont tout fait pour saborder le projet insurrectionnel. Et cela se manifeste de deux manières. Il y a ceux qui prennent carrément les armes contre leurs frères. Quant à ceux qui sont sous le drapeau français –pas tous, évidemment –, ces derniers rejoignent l’ALN avec des consignes précises. Certains historiens parlent alors de mission d’infiltration. Et comme dans tous les conflits de ce genre, ce sont ces gens-là qui se retrouvent au sommet. À ce titre, avec autant d’adversaires, la révolution algérienne n’a triomphé que parce qu’elle défendu un combat  juste. Mais, si le peuple algérien s’est débarrassé de la tutelle coloniale, a-t-il retrouvé sa liberté ?  Ce débat se pose sérieusement.

Boubekeur Ait Benali
31 octobre 2013

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