C’est la nuit, je vois une étoile et rêve de marcher sur la voie lactée. Je rêve aussi de jouer avec comme à la marelle du temps où j’étais enfant mais j’en ai peur car le jeu est quelque chose de sérieux, le jeu peut décevoir, le jeu est dangereux. Serait-ce pour autant une raison pour jeter l’éponge et abandonner mes illusions sur le trottoir de la déchéance? A force de te chercher, je suis devenu question à moi-même. Plus de oiseaux chantants ni de vent dans les arbres, le ciel est gris, le monde me pose problème et les chemins qui mènent à l’horizon se perdent dans tes souvenirs. Je suis pendu par ta mémoire, je suis perdu…

Je fume ma cigarette, je fume tes chagrins… je fume ta beauté fanée dans mes larmes. Quel destin! Je suis devenu l’épicentre de la déraison et de la folie. Cette ville-là que je regarde de ma fenêtre est une drogue comme tant d’autres, elle me rejette Alger à la figure, Alger d’Octobre, Alger la vaillante, Alger l’immaculée, Alger la blanche! Je me morfonds dans la solitude et griffonne encore quelques mots sur mon papier. Bizarre! Seule l’encre de ma plume étanche la soif de mes veines. Je ne te mentirai jamais si je te dis qu’elle est mon unique raison de vivre! Sans elle, je renoncerai au rêve et mourrai dans la glace du dépit. Que veux-tu que je fasse de mes jours sans sa compagnie? Rien! C’est triste! J’ai choisi l’exil et porté les traces de sa torture à vie, j’ai choisi la fuite pour oublier le sang qui a giclé sur les murs de ma ville, j’ai divorcé d’avec ma muse et claqué les portes de son cœur, c’est tout! D’ailleurs, Alger en possède autant que ses deuils, Bab El-Oued, Bab-Ezzoun, Bab-Ezzouar, Bab-Jdid et… bien d’autres. Mais pourquoi je te raconte tout ça ma sœur? Ai-je été touché par une contagion pessimiste? Pourquoi je suis toujours centré sur mes petites blessures? Parbleu! Je sens que je suis hors sujet! C’est comme si je jongle avec un soliloque qui tourne bien à la farce, un voyage au bout d’une nuit d’horreur qui ne se termine pas. J’espère me tromper en tout cas, c’est mon souhait!

Ce qui m’inquiète ma sœur n’est pas que, de toutes nos déceptions, on ne soit probablement qu’une mesquine frustration mais qu’on assiste tous au viol du pays sans broncher. Les miens étouffent dans cette médiocrité lassante et acceptent le lynchage de son âme par ces colporteurs de chimères, certains des nôtres, qui ont vendu au diable l’ultime once de dignité qu’il leur reste. La tragédie de mon pays sent le moisi! C’est de l’inénarrable! Je me sens démuni face à son absurdité. Des charognards ont sucé notre sol, vidé nos «institutions» de leurs compétences, bradé tout sens d’honneur et le comble cessé de croire au changement, serait-ce une lâcheté, un machiavélisme ou simplement de la «boulitique» made in Algeria? Je n’en sais pas quoi te répondre, je suis face à des équations multiples, des exercices de comptabilités fort compliqués et il faudrait bien que j’y fasse attention car le rajout d’un simple zéro pourrait bien me coûter cher. Je reste spectateur, c’est mieux, cela m’épargnerait sans doute des malaises supplémentaires. C’est grave! A présent je m’en balance, l’essentiel pour moi est que je termine mon poème! Il est long et puis les rimes ne s’accordent pas. Ça m’agace d’autant que les mots sonnent mal et ma chambre est sens dessus dessous. J’aime pourtant le désordre mais là il me gène. Je cherche dans mon étagère des notes perdues, farfouille et trouve deux bouquins que couvre la poussière. Je pense que le premier est de Manuel Vazquez Montalban «el estrangulador» et le second de Feraoun «le fils de pauvre». Je lis la quatrième couverture des deux et m’imagine vite dans la peau de «Fouroulou» en train de faire son lit pour dormir loin de sa famille. Puis les histoires se mélangent dans ma tête et je ne comprends pas pourquoi les deux bouquins se retrouvent dans le même lieu. Serait-ce le fait d’une coïncidence ou la rencontre fortuite des esprits? En quoi un étrangleur ressemble-t-il à un fils de pauvre? C’est vraiment absurde crois-moi. Je tente des explications en vain. La vie m’ennuie et la nuit s’allonge dans l’infini. Pas besoin de hâter. A vrai dire, je veux me reposer à jamais dans ton cœur et jeter tout ça dans la poubelle du temps, je veux m’en débarrasser le plus tôt possible. Hélas! Je suis un habitué de la nuit, la lumière du jour dérange mes yeux. Je veille à mon corps défendant, je veille pour regarder les étoiles. Je ne veux pas avoir à gérer les angoisses générées par ton absence tant que le bleu du rêve claironne sa présence auprès de moi et résonne de loin en loin comme un cri salutaire avant de quitter une pirogue en dérive. Purée! Mes songes deviennent des cauchemars! Je suis un être hors champs, un réservoir inépuisable de frustrations et de souffrances. Tu ne comprendrais jamais mon exil si tu ne le vis pas, c’est un mystère que je ne raconte qu’à moi-même. Et puis, peut-on profaner le charme d’un exil? Un exil, ça se vit seul avec ses ennuis, ses joies et ses déceptions. Ça procure du plaisir et on s’y accoutume à force de l’apprivoiser. Je sens que mes paroles sont lourdes. Si jamais, pour une raison quelconque, tu te sens fatiguée de la lecture de mon poème, dis-le moi et j’arrête rapidement de te molester par mes diatribes. Je suis très compréhensif des autres bien que je sois moi-même incompris! Une question comme je te l’avais déjà dit. Et pourtant, je ne m’en plains pas outre mesure, je m’accepte tel que je suis, c’est ma part de ce monde aveugle et point c’est tout. Eh ma sœur! J’en ai ras le bol! Je veux dormir avant que les autres soucis, des milliers au demeurant, reprennent le dessus sur moi et obèrent mon cœur! Celui-ci en est déjà plein à ras bord. Tu sais, j’ai trouvé dernièrement une astuce, je joue au cache-cache avec l’insomnie. Peut-être finirais-je par regagner un empan dans le terrain du sommeil. Qui sait? Je l’espère. C’est vague ce que je ressens. On dirait que j’ai une double vie, une contemple le soleil et une autre qui accompagne la pluie. Je déteste la pluie, ô combien je la déteste! Cette pluie-là, c’est ta douleur qui pleure, c’est ta tristesse qui râle, ton cœur qui se lamente! J’en ai une si terrible aversion que je ne peux pas te la décrire. Cependant, c’est elle qui me ramène à ma nature bohémienne. Ta douleur ma sœur vit, respire dans mes veines et mes jours sont bien mornes sans toi. C’est pourquoi, j’ai peur de l’épée du temps. Il est perfide ! Car, quand il te met le couteau sous la gorge, tu t’égares dans ton chemin, tu grilles les stations, loupes les virages et rates ton destin! C’est cruel n’est-ce pas? C’était ça le sort de notre génération à l’époque. On a envahi la rue pour revendiquer une bouchée d’oxygène à même de rafraîchir notre bulle asphyxiée par l’odeur nauséabonde de la dictature. Et soudain, des balles à bout portant ont fauché nos rêves et on est entré dans un tunnel de larmes, de tortures et de sang. Malgré tout, on a eu gain de cause au prix d’épithètes, des qualificatifs et de surnoms outrageants, les uns nous ont appelés des «gamins», les autres des «voyous», certains des «casseurs» et… j’en passe. Néanmoins, on en est sorti plus que ragaillardis, des hommes libres qui ont fait ce qu’ils avaient cru juste et pensé lucidement ce qu’ils avaient fait. A notre grand malheur, quelques années plus tard, notre aventure a vite été avortée par des caciques qui ne savent pas se regarder dans le miroir du monde. Des ratés du temps quoi! Je ne comprends d’ailleurs ni leur langage truqué, ni leur style emberlificoté ni leurs ellipses ni encore moins leurs vieilles simagrées. Le temps est passé et eux ne veulent pas passer, ils restent accrochés à leurs privilège. Mais bon Dieu qu’ils partent et qu’ils nous laissent tranquilles, on en a assez! Aujourd’hui encore, ils ne se rendent pas compte du mal qu’ils ont causé à notre jeunesse. Une jeunesse qui a perdu le goût de vie et n’aspire qu’à vendre sa part d’espoir dans un pays gagné par toute sorte de gangrènes…

Et puis ma sœur sais-tu que j’ai honte de mourir sans rien laisser en héritage à la terre qui m’avait vu naître? Ça me ramène à l’absurdité de la condition humaine. En y pensant la nuit, je tombe assez souvent en proie à de terribles migraines. Maintenant que je suis dans le dernier quart de la vie, rien ne me réjouit sauf le silence. Terrible! De temps en temps, je lis et relis le texte d’adieu de Garcia Marquez, je m’y vois pleurnichant sur mon sort. Mais dis-moi, sois franche, peut-on refaire sa vie et oublier ses rêves? Je n’en sais pas quoi dire. Le peu de choses que je garde de ma piètre existence, c’est que je l’ai gâchée. Quoique j’aie réussi à gagner par la sueur de mon front une croûte de dignité, je n’ai malheureusement pas réussi ma vie. Sais-tu que réussir dans la vie n’a rien à voir avec une réussite de vie! Ce que je te raconte là peut te paraître bizarroïde mais crois-moi bien que ça vient du fond de mon cœur. Moi, ma sœur, si j’ai une qualité, c’est bel et bien que je ne triche pas sur mes émotions, je m’impose une certaine rectitude morale qui me protège de tout travestissement. Mais le problème n’est pas là. Absolument! Ça dépasse de loin les pépins d’une soirée. Mon problème jette ses racines partout, il est intrus et fourre son nez là où il ne faut pas. Je ne peux pas vraiment te dire qu’il soit facile de tirer toutes ces vagues histoires entassées dans mon cœur au clair, ça prendrait probablement un siècle ou deux! Peut-être que j’exagère me dirais-tu! Mais, en vérité, il y a tant d’amalgames et de confusions, de lourds mensonges et contre-vérités, des trahisons et de dénis que le changement s’éloigne de plus en plus de nous. Le changement ma sœur n’est pas pour demain! Car, notre histoire est, à elle seule, un florilège d’abjections, une épopée de mise en scènes, une multitude d’exploits fictifs, des excès de chiffres, une pléthore de dates et de têtes. D’un côté, il y a les pieux combattants de «la vingt cinquième heure», de l’autre, des faux moudjahidines aux cheveux chenus n’ayant jamais tiré une salve d’honneur pour sauver leur face, flanqués d’une poignée de responsables qui n’ont jamais pris part à une réunion de «prise de décision», des savants qui n’ont jamais été à l’école, des musiciens qui n’ont jamais appris un solfège… etc.

En fait, l’histoire de mon pays, nouvelle ou ancienne fût-elle fait trouble! D’ailleurs, je déteste l’histoire à cause de ça! C’est idiot de ma part mais j’assume mon choix. Tiens! J’ai un bouquin à t’offrir, il parle de l’éthique. Je te l’envoie par courrier avec mon poème. Je pense que c’est ce qui manque à l’Algérie d’aujourd’hui. Cette Algérie qui refuse de s’assumer, cette Algérie mal-remise de ses mauvais pas, cette Algérie sans pédales en quête de l’homme-Messie m’inquiète. Ça m’étonnerait d’ailleurs qu’il en existe encore! Je voudrais dire des «hommes-Messie»! Le monde a changé et mes compatriotes, eux, n’ont pas, paraît-il, saisi l’ampleur de cette évolution. Ce qui fait perdurer la crise et nous met à la traîne. Et pourtant, tout problème, si complexe soit-il, a une solution pourvu qu’il y ait auparavant une volonté de le résoudre. La volonté, ça se naît pas du jour au lendemain, ça se travaille, ça s’anime, ça se cultive, d’abord par la confiance, puis par l’amour de la patrie et enfin par la solidarité. Dis-moi comment veux-tu qu’on puisse construire un pays sur le vide? Impossible! Une maison sans fondation, ça s’écroule vite, le philosophe Confucius l’avait déjà dit à ses élèves, le connais-tu celui-là? C’est un ancien empereur chinois qui croyait à son époque qu’une armée aussi forte fût-elle est moins importante que la confiance! En avait-il raison ou pas? Je te laisse la liberté de réfléchir et j’attends ta réponse. L’histoire nous instruit que les dirigeants qui s’arment pour réprimer leur peuple ne méritent ni respect ni égards. Ils ne font que creuser leur propre tombe à petits pas. Parbleu! Une armée est faite pour défendre les intérêts d’un pays et non pas pour le mettre à genoux, c’est évident. Aujourd’hui, même si le souvenir d’Octobre s’est évanoui dans les replis de l’oubli, le volcan algérien bout toujours sur des charbons ardents. J’ai l’impression qu’on n’a pas su en tirer des leçons utiles ou, dirais-je encore, qu’on n’a pas voulu remédier définitivement à nos maux et déboucher sur un «plus jamais ça!». C’est comme si on a reporté sine die le délai de nos solutions. Le malheur, c’est qu’après plus de vingt ans de cet événement traumatisant, on est restés presque les mêmes et qu’on n’a pas voulu nous retrousser les manches pour aller de l’avant. Parfois, je me dis que ce pétrole-là que Dieu nous a donné n’est qu’une malédiction céleste! A quoi bon cela sert-il quand nos jeunes cherchent à survivre à la marge d’une Algérie bien friquée ou dans un exil précaire, que nos filles, enfermées dans l’enfer du célibat faute d’âme sœur, s’ennuient dans la solitude et la routine d’une société misogyne, que nos vieux retrouvent de plus en plus asile dans des «dyar rahma», que les mentalités des nôtres se matérialisent dans une choquante superficialité et que les prix des produits alimentaires sont souvent la hausse sans espoir que nos autorités réalisent un jour un pouvoir d’achat enviable? Et puis, dis-moi à quoi sert un député qui ne pense qu’à augmenter son salaire, un président malade qui ne peut gérer même son propre corps, un ministre et des walis qui restent des casaniers dans leurs bureaux? La révolte tisonne et je préfère prendre mon thé.

Là, je finis mon poème et m’endors. Mais une question se pose encore avec insistance, l’avenir nous attend-il au virage de nos erreurs ou se déroule-t-il comme un plan de la ville? J’attends l’étoile qui se profile près de la lune et la compare à la moisson d’un certain 05 Octobre 1988. C’est horrible, j’ai envie de vomir!

Kamal Guerroua
4 octobre 2013

Comments are closed.

Exit mobile version