Propos recueillis par Mohamed Mustapha Habes pour le Jeune Musulman

Zurich est la plus grande ville de Suisse et le chef-lieu du canton du même nom. Zurich est considérée comme la capitale économique et financière de la Suisse. Elle abrite la plupart des grandes institutions financières du pays: outre la bourse, les deux plus grandes banques du pays (Crèdit suisse et UBS) y ont également leur siège.

Zurich a régulièrement été élue par plusieurs enquêtes internationales comme la ville dotée de la meilleure qualité de vie au monde. En contrepartie, elle détient également le record suisse en ce qui concerne le coût de la vie le plus cher au monde.
La ville est également un haut lieu de culture de par ses musées, A côté de son université, Zurich possède l’une des deux Ecoles polytechniques fédérales, d’où sont sortis entre 1975 et 2002 pas moins de sept lauréats du Prix Nobel. Zurich a toujours été à la pointe des idées nouvelles et du progrès.

Les musulmans sont répartis de façon hétérogène sur le territoire suisse, et ce principalement dans les grandes villes (73 % de tous les musulmans). Le plus grand nombre se trouvait dans les cantons de Zürich, d’Argovie, de St-Gall et de Berne. Il est intéressant de relever que 76% des musulmans sont établis en Suisse allemande et 14% en Suisse romande, ce qui correspond sensiblement à la répartition de la population résidente.

Dans cette ville de Zurich, a eu lieu la semaine passée un séminaire à la Fondation Islamique de Zurich , sous le thème de l’« Education en occident et la jurisprudence des priorités ». Il a été convié à cette rencontre de deux journée, animé par Cheikh Saad Chaabane, quatre conférenciers,  Cheikh Salah Bouzina de Suède, ex Imam d’al Arqam à Alger, Cheikh Ammar Teliba Imam à Zurich, Dr Rahailia Hassib Imam et enseignant à l’université d’Annaba et l’auteur de ces lignes. En marge de cette rencontre le président de la fondation notre compatriote Dr Abdelwahab Dehbi, à bien voulu répondre aux questions du Jeune Musulman.

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Le Jeune Musulman: Bienvenu Dr. Abdelwahab Dehbi. Pouvez-vous s’il vous plait nous donner un aperçu sur votre personne, et quelles ont été les circonstances qui vous ont amené ici en Suisse après avoir étudié dans les plus grandes universités mondiales, sachant que l’Algérie a besoin de compétences comme les vôtres ?

Dr Abdewahab Dehbi: بسم الله و الحمد لله و الصلاة والسلم على سيدنا محمد و اله و صحبه

Je m’appelle Abdelwahab Dehbi, ma famille paternelle et maternelle est originaire de Arbouat au Sud d’El Bayadh. Je suis né juste avant l’indépendance à Meknès, au Maroc, où ma famille avait émigré bien avant la révolution. J’ai fait mes études primaires et secondaires à Alger, précisément au Lycée Ibn Abbas d’El Biar, qui s’appelait Saint Joseph, et était alors dirigé par les Pères Blancs. Après le Baccalauréat, j’ai étudié les mathématiques supérieures à Paris, puis je suis parti aux USA, à l’Université d’Arizona où j’ai obtenu le diplôme d’ingénieur en génie énergétique en 1985. Ensuite, j’ai pu bénéficier, par la grâce d’Allah, d’une bourse financée par General Electric, ce qui qui m’a permis d’entamer des études supérieures au Massachussetts Institute of Technology (MIT) près de Boston, débouchant sur le Master’s en 1988 et le Doctorat en 1991, tous deux  dans l’énergétique, avec spécialisation dans la sureté des centrales nucléaires. J’ai effectué ensuite une année de plus au MIT en tant que Post-doctorant et enseignant.

Ayant voulu me rapprocher du pays après presque 10 années passées aux USA, j’ai accepté une offre d’emploi de l’Institut Paul Scherrer (PSI) en Suisse, près de Zurich. Le PSI est par la taille le plus grand institut de recherche en Suisse. Parallèlement à ma fonction de Directeur de Recherche au PSI, j’enseigne en post-graduation à l’Ecole Polytechnique de Zurich, et supervise des thèses de Magister ou de Doctorat.

Je suis marié à une algérienne, et ai quatre enfants, 3 filles et un garçon. Voilà un petit tour d’horizon de mon cheminement, qui n’est après tout pas si différent de celui de nombreux compatriotes de ma génération qui ont quitté l’Algérie dans leur quête de savoir. Un peu le tour du monde en 30 ans !

Les journaux algériens annoncent périodiquement qu’un grand nombre de compétences s’exile à l’étranger, au moment même où l’université algérienne a le plus besoin de l’appui de scientifiques comme vous. Quelles sont les principales raisons de cette fuite de cerveaux, et pourquoi ne retournez-vous pas travailler dans les universités de votre pays ?

Quand je regarde derrière moi et me remémore les centaines d’universitaires algériens que j’ai pu croiser, que ce soit ici en Europe ou aux USA, et que je veuille compiler des statistiques personnelles sur ceux qui sont revenus au pays, j’ai du mal à compter sur les doigts de deux mains! La problématique de la « fuite des cerveaux » comme on l’appelle, n’est pas propre à l’Algérie, mais c’est son ampleur toute algérienne qui marque les esprits. Si pour certains, l’attrait de l’étranger pour les intellectuels et universitaires est immanquablement lié à des conditions matérielles plus avantageuses, je ne crois pas pour ma part que ce soit la première des raisons.  Pourquoi une bonne partie des centaines de milliers de chinois, coréens, ou malaysiens qui étudiaient aux USA en même temps que moi dans les années 80 ont fini par rentrer chez eux? Pourquoi ces scientifiques de haut vol délaissent-ils des salaires peut-être dix fois plus importants en Occident pour aller enseigner dans les universités de province de leurs pays d’origine? La raison principale, à mon sens, est ce besoin essentiel, voire vital pour l’universitaire de se sentir « utile » là où il est. L’universitaire de haut niveau donne jusqu’à dix ans de ses plus belles années pour achever ses études. Il est en droit, après cet effort colossal, de s’attendre à exercer pleinement son métier et à avoir la satisfaction de contribuer à l’essor de sa société et son pays. La Chine qui n’est pas particulièrement démocratique, ou la Malaisie, qui l’est beaucoup plus, ont entamé depuis trois décennies un véritable redressement national qui est passé par la participation massive des élites universitaires à la prise de décision publique.

La Chine dépense 1.5 % de son PNB pour la recherche et le développement, et quand on a cette volonté politique, les résultats suivent. Ainsi, en 10 ans, le nombre de publications scientifiques issues de Chine a quadruplé ! Qu’en est-il chez nous ? Le pouvoir politique n’est préoccupé que par sa survie, il n’a besoin ni de l’université, ni des intellectuels, puisqu’il n’a aucune ambition pour l’Algérie.  Les hommes qui ont la charge du pays sont eux-mêmes extrêmement limités intellectuellement, et quand bien même ils voudraient faire avancer le pays, ils n’en sont pas capables, n’ayant jamais mis les pieds dans une université, ou lu des ouvrages, ou participé à une quelconque entreprise intellectuelle. Quand le pays a besoin de quelque chose, on l’importe, c’est cela la devise du pouvoir. Avec la maudite rente pétrolière, cela permet de jouer la montre, mais le réveil post-pétrole sera extrêmement dur. Les générations futures paieront cher l’hibernation qui dure depuis 30 ans au moins, et qui s’est aggravée depuis 20 ans. Les principaux dirigeants politiques du pays ont plus de 75 ans, ce qu’on ne voit nulle part ailleurs, et qui constitue un comble pour un pays jeune.  Comment à l’heure d’Internet, de la révolution numérique et de la nanotechnologie, peut-on espérer avancer avec des décideurs qui bouclent leur huitième décade et qui n’ont aucun sens de l’évolution du monde ? Aussi, quand le pouvoir organise de temps à autre les « assises » des compétences scientifiques installées à l’étranger, c’est exclusivement pour les caméras de télévision, et ce n’est jamais suivi de faits. Ca a plutôt l’air d’une « zerda » pour scientifiques !

Pour répondre à votre question me concernant, je dirais que personnellement, et comme tous les universitaires algériens à l’étranger, je n’ai pas de place dans mon pays, car ceux qui dirigent l’Algérie ont depuis toujours décidé d’exiler soit à l’intérieur soit à l’extérieur toutes les compétences honnêtes qui ne rentrent pas dans le moule du « système ». Une petite anecdote résumera la situation : il y a quelques années, le directeur d’un grand centre de recherche en Algérie m’invite pour donner une conférence ainsi que pour explorer les modalités d’une possible coopération. Arrivé à Alger, un émissaire, très sympathique par ailleurs, vient me voir pour me dire que tout est annulé, un « veto sécuritaire » ayant été émis à mon encontre, probablement par ceux qui ne dorment pas la nuit pour protéger l’Algérie de ses ennemis. Pourtant, et j’ai bien vérifié, mon nom ne ressort dans aucun des méga-scandales de ces dernières années, ni dans l’affaire Khalifa, ni dans celle de la BRC, ni dans celle de l’Autoroute Est-Ouest, ni dans Sonatrach-I, ni dans Sonatrach-II, ni dans Sonatrach-III qui est en tournage  à l’heure où je vous parle…

Qu’est-ce qui vous a poussé à vous engager dans le travail islamique bénévole, jusqu’à devenir président de la Fondation Islamique de Zurich,  alors que vous êtes en premier lieu un expert en énergie nucléaire?

Il faut d’abord souligner que dans l’environnement universitaire en Occident, la mosquée retrouve sa vocation première, c’est-à-dire un lieu de vie musulmane dans son entièreté, on y fait la prière, on y dialogue avec les musulmans et les non-musulmans de toutes races, on y fait des conférences, on y célèbre les mariages et les naissances, on y prend son « Iftar » et son « Souhour » pendant le Ramadhan, etc. C’est aussi ce que l’on retrouve ici à Zurich où la présence d’universités et d’universitaires donne à notre mosquée non seulement un rôle spirituel, mais aussi un rôle éducatif et intellectuel.  Je me suis retrouvé, par la force des choses et par l’ancienneté, à la présidence de la Fondation Islamique de Zurich. Je dois dire que mon engagement est tout à fait modeste, vu que d’innombrables bonnes volontés participent dans la gestion des affaires de la mosquée.

Pouvez-vous nous donner une idée détaillée sur la Fondation Islamique de Zurich, qui est considérée comme l’une des plus anciennes organisations islamiques en Europe ?

La Fondation Islamique de Zurich a été constituée en 1975 par un groupe de musulmans résidants dans la partie Alémanique de la Suisse. Elle regroupait différentes nationalités (arabes, turques, bosniaques, etc.) Elle avait pour buts l’acquisition d’un bâtiment pour établir une mosquée à Zurich, ainsi que l’acquisition d’un terrain pour servir de cimetière musulman. En 1982, les membres fondateurs entreprirent des démarches auprès du Sheikh Zayed, qu’Allah ait son âme, président des Emirats Arabes Unies, qui décida de faire don (waqf) d’une grande villa dans le centre de Zurich pour servir de mosquée à la communauté musulmane. Aujourd’hui notre mosquée peut contenir 500 personnes, mais est bien exigüe pour une communauté qui ne cesse de s’agrandir. Nous comptons quelques 10000 musulmans dans Zurich et sa banlieue, et de ce fait, nous sommes obligés de louer d’autres salles pour contenir les fidèles durant les prières de « Joumoua » ou celles des « Eids », où l’affluence est typiquement de 3000 personnes. C’est pour cela que notre ambition est de construire dans le futur une grande mosquée qui serait à l’échelle de la communauté. Pour ce qui est du cimetière, nous avons, après des années d’efforts, pu acquérir une parcelle de 8000 m2. Les buts initiaux de la Fondation ont été donc atteints, et notre objectif central actuellement est de préparer les jeunes de la nouvelle génération à assumer sans complexe leur identité musulmane et à participer en tant que citoyens musulmans à la vie de cité et du pays.

Quelles sont les activités de la Fondation Islamique de Zurich, et quelles sont ses ambitions futures?

Notre centre islamique est un lieu de prière, ainsi qu’un lieu social et éducatif. Plusieurs communautés s’y côtoient. La communauté maghrébine y est la plus nombreuse, suivie de la communauté somalienne. On y trouve aussi des égyptiens, libanais, pakistanais, bengalais, etc. Chacune des communautés linguistiques y a son école du week-end pour les jeunes enfants. Pour les adultes,  l’essentiel des cours d’éducation religieuse en arabe est dispensé par l’Imam ou occasionnellement par des savants de passage.  Nos jeunes de l’université et du lycée s’activent beaucoup pour organiser l’aide scolaire aux enfants de tous niveaux. Nous essayons d’inculquer à nos jeunes le sens de la communauté, de la Oumma. Nous organisons aussi des conférences et autres journées portes ouvertes pour permettre aux non-musulmans de faire connaissance avec l’Islam, de dissiper les malentendus et autres clichés, et nous participons activement au dialogue interreligieux ainsi qu’aux efforts d’intégration entrepris par la ville de Zurich.

Les Suisses sont très fiers de posséder le meilleur et le plus fort dans beaucoup de domaines, et certains disent que la Suisse est le pays des records, et que la moitié des records du Guide Guinness est détenu par la Suisse. Cela peut-il être aussi le cas pour la communauté musulmane de Suisse, dont les centres ont été créés par des pionniers à la tête desquels les savants Mahmoud Bouzouzou et le Dr. Saïd Ramadhan. A ce propos, quelles sont vos relations avec les autorités suisses, avant et surtout après l’épisode de l’interdiction des minarets ?

Oui définitivement. Contrairement aux autres communautés musulmanes en Europe, la communauté musulmane en Suisse s’est construite autour de personnalités au rayonnement intellectuel indéniable, comme Sheikh Bouzouzou d’Algérie, ou Saïd Ramadhan d’Egypte, qu’Allah ait leurs âmes, lesquels sont venus ici dans les années cinquante. Ainsi le pourcentage d’intellectuels et universitaires dans la communauté est certainement l’un des plus élevés au monde. De ce fait, le dialogue entre musulmans et suisses est grandement facilité, et l’interaction continue, ce qui explique le grand nombre de suisses qui se convertissent à l’Islam et en deviennent eux-mêmes les ambassadeurs. Concernant votre question sur notre relation avec le gouvernement suisse : je dirais deux choses. D’abord, le gouvernement suisse n’était pas à l’origine de l’interdiction des minarets, cela s’est même fait à son corps défendant ; c’est un parti extrémiste qui, profitant de la vague islamophobe qui a déferlé sur l’Europe il y a une décade, a imposé un vote populaire qui s’est soldé par le résultat que l’on sait. Deusio : nous, en tant qu’organisation locale, faisons partie d’une ligue d’organisations islamiques à l’échelle de le Suisse. Cet organisme national a entamé des discussions avec le gouvernement pour trouver les moyens les plus adéquats à même de favoriser l’intégration des musulmans de Suisse à travers une participation plus importante dans la vie politique, sociale et associative. Le vote anti-minaret a constitué un électrochoc pour tout le monde, nous bien sûr, mais aussi les autorités suisses. Une série de mesures va être prise par le pouvoir politique pour faciliter l’intégration des musulmans, mais nous avons aussi pris l’engagement d’entamer dans nos communautés une autocritique afin d’évaluer nos insuffisances, y remédier, et aller de l’avant pour conquérir dans les faits le droit à une citoyenneté pleine et entière. En fin de compte, le vote anti-minaret a été pour notre communauté une sorte de bénédiction !

 » وعسى أن تكرهوا شيئا و هو خير لكم « .

Quels sont les défis de la communauté musulmane, en particulier ceux relatifs à l’éducation et la prise en charge des générations futures ?

Ici en Suisse, notre communauté musulmane ressemble beaucoup à la communauté musulmane en Amérique, du fait de la grande diversité des nationalités qui la composent. Grosso modo, il y a quatre quarts dans cette communauté : le quart turc, le quart albano-bosniaque, le quart arabe, et le quart somalien. Cette diversité est une force pour l’avenir. En effet, nos enfants qui ont 20 ans aujourd’hui sont bien différents de nous quand nous avions 20 ans. Ils n’ont plus le complexe d’être « nés ailleurs ». Ils sont nés ici, ils ont le passeport de ce pays, y ont fait leurs études primaires et secondaires, parlent les langues locales sans accent, et sont culturellement européens. Ainsi donc, nos enfants ne trainent-ils pas les tares que nous avions importées avec nous, chacun de son pays d’origine.  Quelle différence ici entre un jeune musulman d’origine bosniaque et un autre d’origine tunisienne ? Aucune, si ce n’est le prénom ! Cette uniformisation culturelle et linguistique est un atout pour l’avenir, si l’on prend la peine de donner à nos enfants l’essentiel de l’éducation musulmane. C’est ce que nous nous attelons à faire dans nos mosquées. Les jeunes y apprennent les rudiments de la langue arabe, les bases du savoir et de l’éthique islamiques, mais dans leur langue maternelle, qui est en l’occurrence l’Allemand. Nous organisons périodiquement des camps de perfectionnement pour accroitre le sens de la Oumma chez ces jeunes. Nous organisons aussi des Oumras pour ces jeunes afin d’enrichir leur spiritualité. Le mois prochain par exemple, le contingent de jeunes pour la Oumra consistera en près de 130 personnes !

Notre but, en fin de compte, est de préparer ces jeunes à prendre la relève, et nous espérons que d’ici une dizaine d’années, nos mosquées et nos communautés seront dirigées par ces jeunes qui ont 20 ans aujourd’hui. La jeunesse est notre préoccupation primordiale. Dans les années 60-70, ceux qui sont venus en Occident avaient construit des maisons au bled et sont retournés les habiter après leur retraite. Notre génération pense vaguement à retourner au bled un jour, mais ne construit pas de maisons là-bas. La génération de nos enfants ne pense même pas retourner au bled, car leur bled, c’est ici ! Notre ambition, c’est qu’avec l’aide d’Allah, nos enfants puissent devenir ici des citoyens comme les autres, mais avec leur spécificité islamique, tout comme d’autres citoyens ont leur spécificité catholique, protestante ou juive.

Quelles sont vos relations avec les pays musulmans en général et leurs organismes religieux tels El Azhar en Egypte, la Ligue Islamique en Arabie, L’Union des Ouléma et le ministère des affaires religieuses d’Algérie du fait que vous soyez d’origine algérienne et que vous ayez fait venir un Imam algérien ?

Nous avons les meilleures relations avec toutes les organisations musulmanes internationales qui prennent contact avec nous, pour autant qu’elles soient dans le giron de ce que l’on appelle la « wassatiya », c.-à-dire l’Islam dans sa globalité et sa tolérance. Pour Al-Azhar, nous recevons périodiquement des Savants qui sont en tournée en Europe, surtout lors du mois sacré du Ramadhan. Pareil pour la Rabita, qui elle, nous aide aussi par la fourniture de livres islamiques importants qui sont traduits dans les langues du pays. Quand à » Jamiat Al Oulama », nous l’avons surtout dans le cœur car nous n’avons pas eu jusqu’à présent de contact avec elle. Nous n’avons pas de relation non plus avec le ministère algérien des Awqaf. La population de notre mosquée est une mosaïque de nationalités et de cultures différentes, et c’est bien ainsi. En tant que minorité musulmane ici, notre force réside dans notre statut de communauté, de Oumma, et tout ce qui contribue à nous segmenter en nationalités ou en groupes linguistiques contribue à nous affaiblir. Le fait d’avoir actuellement un Imam algérien est tout à fait fortuit. Avant ce dernier, nous avions un Imam égyptien, et avant lui un Imam marocain.

Quelle est votre relation avec la Fondation Sheikh Zayed d’Abu Dhabi, dont vous dépendez ?

Notre Fondation est une entité indépendante de droit suisse, et nous ne dépendons pas du tout de la Fondation Sheikh Zayed d’Abu Dhabi. Celle-ci est effectivement propriétaire des murs de la mosquée, elle nous octroie le droit d’utiliser la bâtisse par un contrat de type Waqf, qui stipule que cette habitation doit être utilisée comme centre islamique par tous les musulmans sans distinction de nationalité, et ce dans les limites de la loi Suisse. Nous nous tenons strictement à ce contrat depuis 31 ans, et nous avons les meilleures relations avec la Fondation Zayed. En dehors de cela, la Fondation Sheikh Zayed ne s’ingère d’aucune manière dans nos activités.

Quelle personne vous a le plus influencé durant votre éducation ?

On peut imaginer que cette personne peut être un illustre professeur d’université, au savoir encyclopédique, à la phraséologie parfaite, et à la pédagogie impeccable. J’ai eu ce genre de personnes comme professeurs, et je suis chanceux d’avoir croisé leur chemin. Cependant, la personne qui a eu le plus d’impact dans mon éducation est incontestablement Cheikh Slimane, qui fut mon maitre d’école en deuxième année primaire, à l’école Vignard, non loin de la cité Mehieddine, quartier populaire d’Alger s’il en est.

Cheikh Slimane devait avoir dans les 40 ans, car ses cheveux étaient déjà grisonnants. Grand, svelte, droit comme un chêne, il avait probablement été formé par l’Association des Ouléma, car il faisait souvent référence à la prière, et dissertait sur la façon de se tenir en prière chez les Malékites, à la différence de Hanafites, choses qui étaient bien sûr pas très compréhensibles pour nous.  Ce qui le rendait extraordinaire pour les petits gamins que nous étions, c’est qu’il sortait volontiers de la monotonie des cours pour discuter de choses bien éloignées de nos petites cervelles. Un jour, un oiseau se désoriente et rentre par la fenêtre, virevolte entre les barreaux et les vitres, puis finit par repartir. Cheikh Slimane intervient pour tirer les leçons de cet épisode : « Vous voyez, ce petit oiseau a vu qu’il y avait un beau tableau noir, avec de belles lettres blanches, il a voulu se joindre à vous pour apprendre. Comprenez bien que même les animaux aiment apprendre »…

Un autre jour, il arrête net son cours, et demande apparemment sans raison: « et vous pensez qu’un gars de 18 ou 20 ans est un homme ? L’homme, le vrai, c’est celui qui a au moins 40 ans. ». Il faisait surement allusion à l’âge de la sagesse, celui de la Prophétie. Pensez-donc, quelle choc ce fut pour moi qui imaginais que les gars de 18 ans qui faisaient le service militaire étaient déjà des hommes bien mûrs…Un autre jour encore, et sans relation avec son cours, il change de sujet et lance soudain: « vous pensez que Boumediene est président parce qu’il est plus fort que tous ? Sachez alors que si deux hommes bien constitués l’attrapent seul, ils seraient facilement capables de lui donner une belle raclée (triha). Encore une fois, quel choc ! Dans ma tête, et surement dans celles de mes copains, un mythe était brisé. Nous aimions ce Cheikh à telle enseigne que lorsqu’il quittait l’école, ceux qui habitaient sur le chemin de son logement situé à El-Madania l’accompagnaient, qui par devant, qui à coté, qui par derrière. Il continuait son cours, mélange d’école et d’école de la vie. Au cours du périple, il s’arrêtait pour saluer les parents, discutait avec eux de tout et de rien, n’hésitant pas de temps à autre à se détourner de son chemin pour voir un parent d’élève s’il en sentait le besoin. Les leçons que j’ai retenues de cet illustre maitre, si je devais les résumer, sont l’abnégation dans l’accomplissement de sa tâche et le souci de s’interroger sur les idées reçues, quelles qu’elles soient. Qu’Allah ait son âme !

Un dernier mot?

La destinée (le qadar) d’Allah (SWT) a fait que notre communauté vive au milieu de l’Europe du 21ieme siècle. Certains auraient voulu être dans leur pays d’origine, pour contribuer à le soustraire de son sous-développement. Nous ne choisissons pas l’époque et les conditions de notre vie. Par contre nous pouvons être musulmans à toute époque et en tout lieu. Notre Seigneur Muhammad (QSSL) était un musulman accompli lors du Feth de Mecca, comme lorsqu’il était dans la caverne, pourchassé par les idolâtres. Notre Seigneur Younous (QSSL) l’était aussi quand il fut à la tête des cent mille âmes de sa tribu, et il l’était quand il s’est retrouvé cloitré dans le ventre de la baleine. Nous sommes les partisans de ces prophètes de l’Islam, et en conséquence devons être « musulmans là où l’on est », suivant la lumineuse litote de notre Imam Ibn Badis, qu’Allah ait son âme, à l’étudiant qui lui demandait conseil avant d’émigrer en Europe.

En tant que musulmans, nous devons avoir une certitude, celle que l’Islam triomphera.

« ولقد كتبنا في الزبور من بعد الذكر أن الأرض يرثها عبادي الصالحون »

« إنا لننصر رسلنا والذين آمنوا في الحياة الدنيا ويوم يقوم الأشهاد »

Le triomphe de l’Islam se fera selon les Règles Immuables (Sounan) édictées par Allah (SWT).

« سنة الله التي قد خلت من قبل ولن تجد لسنة الله تبديلا »

Parmi ces Règles Immuables, il y en a deux qui ont directement trait au changement de statut des groupes et des nations:

« إن الله لا يغير ما بقوم حتى يغيروا ما بأنفسهم »

« وإن تتولوا يستبدل قوما غيركم ثم لا يكونوا أمثالكم»

Apres cette certitude, nous devons nous poser une question de fond, et c’est celle-ci: ce triomphe de l’Islam se fera-t-il avec nous, sans nous, ou malgré nous?

Interview publiée le 6 avril 2013 dans Le Jeune Musulman
www.lejeunemusulman.net/?p=548

2 commentaires

  1. RE: Les universitaires algériens à l’étranger, interview avec Dr Abdelwahab Dehbi
    La première obligation d’un musulman, c’est de ne pas fuir son pays – étudier et revenir pour tenter de valoriser les connaissances acquises en les appliquant localement quelque soient les difficultés – un djihad intellectuel local – ceux qui s’installent confortablement à l’étranger en cherchent la facilité matérielle ont-ils vraiment une conscience musulmane? Quel discours peuvent-ils tenir aux populations du pays de leurs origines? Quels arguments convaincants?


    • Foutaises! … D’où tirez vous cette obligation qui serait musulmane de surcroît ? et puis quelle définition « musulmane » du pays avez-vous ?

      Ce sont là des parcours personnels dont vous ne connaissez pas les détails ainsi que les raisons qui poussent une personne à s’exiler … et Dieu sait que ces raisons dans notre pays sont nombreuses.

      Et que vous le vouliez ou non la communauté musulmane minoritaire à « l’étranger », comme vous dites, à également besoin de « renfort » de qualité intellectuelle autre que la traditionnelle diaspora de travailleurs émigrés… sans cet esprit d’universalité vous ne seriez peut-être même pas musulman aujourd’hui.

      Une autre recommandation musulmane, et authentique cette fois, serait d’abandonner l’envie (Al Hassad) et la haine (Al Baghda’).

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