En politique, il y a certains domaines qui échappent au contrôle de ceux qui prétendent détenir l’autorité. Incontestablement, la question algérienne, pendant quasiment toute la période coloniale, dépasse les simples calculs politiques. En fait, bien que leur pouvoir ne soit pas remis directement en cause, quand les dirigeants sont confrontés à la réalité du terrain, ils se rendent compte de la complexité de leur tâche face, dans le cas algérien de l’époque,  aux intérêts du grand colonat. Ainsi, lors de sa visite en Algérie, le 6 février 1956, le président du Conseil, Guy Mollet, s’est rendu compte de la puissance du lobby colonial.

En effet, bien qu’il ait obtenu une majorité confortable lors des élections du 2 janvier 1956, Guy Mollet, après sa visite à Alger, constate uniment que la question coloniale dépasse le cadre institutionnel dans lequel il a été élu. Par ailleurs, en dépit de la concordance de son discours de campagne électorale avec les exigences des ultras, ces allusions à une éventuelle négociation, une fois la rébellion anéantie, ne sont pas passées inaperçues. Résumant les intentions de Guy Mollet sur la question algérienne, Michel Winock, auteur de « l’agonie de la IVème République », écrit : « La perspective d’une indépendance de l’Algérie n’entrait nullement dans les intentions de paix du chef socialiste. »

De toute évidence, disposant d’une majorité parlementaire écrasante, regroupant les divers courants de gauche, Guy Mollet ne devrait pas, du moins théoriquement, buter sur des embuches. Or, ce qu’ignore probablement le président du Conseil, c’est que la question algérienne échappe au projet concocté dans les bureaux parisiens. Et si le chef politique mettait le nez dans les affaires du lobby colonial, il se casserait les dents. Guy Mollet, d’après Philippe Masson, correspond à ce prototype. « À son arrivée au pouvoir, il ne connait rien de l’Algérie où il n’a jamais mis les pieds même en touriste », note-t-il.

Quoi qu’il en soit, en dépit de ses déclarations visant à renforcer le lien entre l’Algérie et la France métropolitaine, les Français d’Algérie scrutent la moindre fausse note pour réagir. Ainsi, bien que Guy Mollet se montre d’une fermeté inébranlable envers la rébellion dans son discours d’investiture du 1er février 1956, il commet l’irréparable, selon les ultras, en affirmant que « le sort futur de l’Algérie ne sera, en aucun cas, déterminé unilatéralement. » En plus, le nouveau président du Conseil, à peine investi, il décide de mettre fin au mandat de leur chouchou, Jacques Soustelle.

Du coup, bien avant l’annonce de sa visite, pourrait-on affirmer, le divorce semble déjà être  consommé entre les Français d’Algérie et Guy Mollet. Selon Michel Winock, « la nomination de Catroux [à la place de Jacques Soustelle] et l’annonce d’un collège unique ont suscité la colère dans la population européenne d’Algérie et dans les rangs de la droite et de l’extrême droite en métropole. » En tout cas, dès le 4 février, soit deux jours avant la visite du président du Conseil, les organisations pieds-noires sont en ébullition. Le même jour, « près de 20000 combattants se livrent à une manifestation silencieuse, impressionnante dans les rues d’Alger. Le but de la manifestation est de s’opposer par tous les moyens à la venue de Catroux en Algérie et à l’instauration d’un collège unique », écrit Philippe Masson. Tout compte fait, malgré les conseils prodigués par Pierre Mendès France à son ami, Guy Mollet, grisé par le vote de confiance au parlement des 420 députés sur 574, il annonce sa visite en Algérie pour le 6 février et celle du général Catroux pour le 10 février.  

Cependant, le 6 février 1956, dès son arrivée à Alger, Guy Mollet constate l’ampleur du mouvement de contestation. « Le long du plateau des Glières, sur le Forum, sur les escaliers et les rampes qui mènent au gouvernement général, devant la Grande Poste, une foule énorme ; tout Alger est là », note Philippe Masson. Après le dépôt de la gerbe de fleurs au monument aux morts, les manifestants lancent les hostilités. D’après Michel Winock, « des excités se mettent à hurler, certains piétinent les gerbes déposées, d’autres jettent des tomates et des œufs pourris sur le président du Conseil, livide, mais imperturbable. » Et le moins que l’on puisse dire, c’est que cette démonstration de force va très vite apporter ses fruits. En fait, cloitré dans le palais d’été, Guy Mollet lâche du lest.

Dans la foulée, il appelle le président de la République, René Coty, pour lui faire le point sur la situation. Connaissant la détermination des ultras, le président de la République, dans un message bref, annonce, après avoir consulté le général Catroux, la démission de celui-ci. « C’est alors que se produit l’acte le plus lourd de conséquence : Mollet accepte la démission de Catroux. L’autorité de l’État est bafouée : une manifestation de quelques milliers de Français d’Algérie, travaillés par une presse hostile à toute réforme, a eu raison d’un chef de gouvernement, fort d’une majorité écrasante de représentants de la nation », déplore Michel Winock la palinodie du président du Conseil. Cela dit, bien qu’il ne se précipite pas à rejoindre Paris, Guy Mollet sait désormais que le rapport de force a changé de camp. En tout cas, à partir d’Alger, il fait appel au ministre des Affaires économiques, Robert Lacoste, pour supplanter Catroux.

En somme, après cette journée dite « des tomates », Guy Mollet change littéralement de politique. Par la voix de son ministre résident, toutes les réformes sont renvoyées aux calendes grecques. Pour peu que la journée du 6 février ne se reproduise plus, Guy Mollet est prêt à endosser un autre costume. Mais, ce revirement engendre aussi des mécontents. En peu de temps, sa coalition commence à se fissurer. Le 23 mai 1956, Mendès France, ministre d’État, démissionne. Contestant les méthodes de Robert Lacoste, il se rebiffe notamment contre l’abandon du projet du front républicain. Néanmoins, pour ne pas provoquer une débandade dans les rangs de la gauche, Guy Mollet engage des conciliabules secrets avec les représentants de la délégation extérieure du FLN. Or, estime Miche Winock, « ces négociations ne pouvaient aller plus loin, puisque le gouvernement français refusait de se départir du postulat des « liens indissolubles » entre la France et l’Algérie, et que, de son côté, le FLN n’acceptait le cessez-le-feu que pour régler les modalités de l’indépendance. » De toute façon, ce cinéma va s’arrêter à l’occasion du rapt aérien de la délégation extérieure du FLN. Cet épisode marque du coup la fin des illusions de certains chefs, notamment Ahmed Ben Bella, et incite les Algériens à poursuivre leur combat en vue de se libérer du joug colonial.  

Boubekeur Ait Benali
6 février 2013

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