Les événements tragiques de mai 1945 ont convaincu le peuple algérien de l’impossibilité de vivre sous la domination coloniale. En effet, la violence qui a suivi les manifestations de Sétif et Guelma a marqué indélébilement les militants du mouvement national. Âgé alors de 19 ans, Hocine Ait Ahmed abandonne ses études pour se consacrer à la lutte contre le joug colonial. Et comme lui, plusieurs jeunes rompent leurs études. Malgré leur jeune âge, la farouche répression de mai 1945 a suscité en eux un fort sentiment patriotique. Bien que le but de ce texte ne vise nullement à élaborer un classement selon le mérite, il n’en reste pas moins que lorsqu’il y a un mouvement, certains leaders parviennent naturellement à atteindre le sommet de la hiérarchie.  Hocine Ait Ahmed fait partie de cette catégorie se distinguant par leur engagement et leur intelligence.

En tout état de cause, son sens de responsabilité le propulse rapidement à la tête du principal parti nationaliste, le PPA encore clandestin. Dès le congrès du MTLD de février 1947, où le parti décide de hâter la préparation de l’action directe, Hocine Ait Ahmed est associé naturellement  à la préparation de ce projet, et ce,  au côté de Mohamed Belouizdad, le premier chef national de l’OS (organisation spéciale). L’état de santé chancelante de ce dernier incite le parti à lui trouver un successeur. En novembre 1947, Ait Ahmed est désigné, lors de la première réunion de l’état-major de l’OS, à diriger officiellement cette organisation. Doté de facultés intellectuelles démesurées, Hocine Ait Ahmed consacre alors son énergie à concocter une stratégie de lutte pour la libération nationale.

Et le moins que l’on puisse dire, c’est que le dernier chef historique encore en vie ne tarde pas à faire preuve de son immense talent. Ne comptant pas ses efforts, il réussit à présenter un rapport fort documenté sur la voie à suivre en vue de casser le carcan colonial. « C’est en tant que responsable de l’organisation paramilitaire qu’Ait Ahmed, alors âgé [de 22 ans], a été désigné pour présenter au comité central élargi un rapport sur les problèmes tactiques et stratégiques de la guerre d’Algérie », note Mohamed Harbi. De toute évidence, pour Hocine Ait Ahmed, bien que les conditions ne soient pas totalement réunies, le climat révolutionnaire, quant à lui, est propice. « Le mot révolutionnaire est dans les propos de nos militants et de nos responsables », déclare-t-il aux membres du conseil national du PPA-MTLD, réunis à Zeddine. Cela dit, l’auteur du fameux rapport de Zeddine ne suggère pas à ses camarades de s’engager dans la bataille les mains et les pieds liés. Selon lui, le responsable du PPA-MTLD ne doit pas négliger aucun élément inhérent aux expériences antérieures. « Des idées fumeuses, voire saugrenues, bouchent notre conscience. En parlant de soulèvement, certains y voient une forme d’insurrection généralisée, à l’exemple de celle de 1871, étendue à l’ensemble du territoire national », met-il en exergue la légèreté avec laquelle la question de libération est envisagée.

En tout état de cause, bien qu’il faille tenir compte de toutes les voies, le soulèvement de 1871 ne doit pas, selon lui, ni précipiter l’action armée ni la retarder. « Cette session extraordinaire du comité central doit réviser de fond en comble l’échelle des priorités qui a présidé jusqu’à ce jour à la marche du parti. C’est en fonction des nouvelles perspectives qu’il doit aussi changer d’esprit et de méthode », précise-t-il. D’une façon générale, bien que les peuples dominés prisent les soulèvements généralisés, en Algérie, le contexte politique du moment ne permet pas, selon Hocine Ait Ahmed, de recourir à cette forme de lutte. En effet, bien que le nombre de colons soit neuf fois inférieur, la supériorité numérique n’inverse pas nécessairement le rapport de force. Et pour cause ! Cette population est soutenue par l’une des plus puissantes armées du monde. D’ailleurs, plusieurs exemples étaient cette thèse. À ce titre, l’insurrection de 1871 a échoué parce qu’il n’y avait eu aucune étude stratégique avant son lancement. « Le soulèvement en masse est une forme de lutte anarchique. La notion de supériorité de la multitude, nous en avons fait l’expérience, a déjà bouché la conscience que devait avoir nos dirigeants des soulèvements engendrés par l’armement moderne dans l’art de se battre pour se libérer », justifie-t-il son opposition à un soulèvement généralisé du genre de 1871.

De la même façon, le chef national de l’OS en exercice n’envisage pas la libération du pays en recourant aux actes terroristes. « Certains prêchent l’assassinat d’adversaires politiques. En somme, le combat libérateur se résumerait à faire disparaitre les méchants et les traitres, sans se soucier du système et des forces sociales qui les secrètent », précise-t-il. En effet, bien que la déception puisse amener les nationalistes à vouloir liquider ces agents, il n’en reste pas moins que la libération du pays passe immanquablement par la liquidation du système colonial. « Se faire justice soi-même fait partie des réflexes des Maghrébins, mais ne participe nullement d’une réflexion sur les conditions et les forces qui doivent conduire au succès l’entreprise de libération », avertit-il. En plus, le recours au terrorisme –et c’est le moins que l’on puisse dire –n’a pas la faveur des militants. Ainsi, à l’occasion des élections françaises, juste après sa libération du nazisme, les militants du district de la Grande Kabylie ont refusé d’exécuter l’ordre de la direction du PPA clandestin consistant à liquider les candidats à cette élection. Justifiant leur refus, les chefs locaux ont  expliqué leur choix en affirmant : « Si nous abattons les candidats, les Français bruleront nos villages. Avons-nous les moyens de les en empêcher ? Allons-nous évacuer les villages pour fuir vers les montagnes ? Dans ce cas, pouvons-nous affronter l’armée qui viendra nous déloger ? Comment ? Et avec quoi ? » En tout cas, cette sagesse va être d’une grande utilité au moment opportun.

Cependant, en faisant le tour de toutes les éventualités, Hocine Ait Ahmed préconise la voie à suivre. Bien qu’il prône une rupture radicale avec le système colonial, le chef national de l’OS considère que l’action armée doit être menée en concomitance avec l’action politique. On comprend du coup pourquoi l’armée des frontières ne misera pas sur lui en 1962 pour lui servir de caution légitime. Car, pour Hocine Ait Ahmed, « la guerre est un instrument de la politique. Les formes du combat libérateur doivent se mesurer à l’aune de la politique. La conduite de ce combat est la politique elle-même ; la lutte armée devient politique à son niveau élevé. » À ce titre, la lutte de libération ne sera, d’après lui, qu’une véritable guerre révolutionnaire. Tout compte fait, en choisissant ce moyen de longue haleine, le chef national de l’OS expose ensuite la forme de la lutte. Bien qu’une partie de la population ait abdiqué depuis belle lurette, cet effort colossal doit être porté par « l’humanité algérienne ». Et le moins que l’on puisse dire, c’est que l’opération n’est pas anodine. « C’est bel et bien face à l’une des plus grandes puissances du monde que nous avons à arracher notre indépendance », prévient-il.

De toute évidence, le concepteur du projet de libération nationale estime que la lutte nécessite la mobilisation des « avant-gardes militairement organisées des masses populaires, elles-mêmes politiquement mobilisées et solidement encadrées. » En un mot, bien que le problème soit posé en portant les armes, le volet politique ne doit pas être négligé. « En stratégie, il n’y a pas de victoire militaire, le succès stratégique est la préparation favorable de la victoire tactique », reprend-il la théorie d’Engel. Pour mener à bien cette lutte, les Algériens doivent s’appuyer sur quelques points forts, notamment l’avantage du terrain, la guérilla comme forme de guerre principale, etc.
Pour conclure, il va de soi que le rôle de Hocine Ait Ahmed a été décisif dans la lutte pour la libération de l’Algérie. Bien que les dirigeants successifs de l’Algérie aient tout fait pour occulter cette réalité, les travaux des historiens prouvent l’inverse. Pour l’historien Matthew Connelly, « avant même le déclenchement de la guerre avec la France en 1954, les nationalistes algériens avaient une vision internationale du conflit qu’ils voulaient mener. L’homme qui développe cette stratégie s’appelle Hocine Ait Ahmed. Il écrit en 1948 un document d’une importance fondamentale où il décrit une stratégie pour la guerre en citant les grands stratèges du passé comme Carl Von Clausewitz ou Ernest Junger. Il explique que mener le combat contre la France sur les champs de bataille n’aboutira jamais à cause de la trop grande différence entre les forces militaires ». D’ailleurs, ce rapport de Zeddine va être exploité en novembre 1954. Hélas, après aout 1957, une date correspondant à la reprise en main de la révolution par les colonels, l’action politique sera réduite. Cette erreur sera chèrement payée par l’Algérie. Ainsi, après l’indépendance, le dirigeant sera choisi en fonction de ses soutiens au sein de l’armée et non en fonction de ses capacités à convaincre les Algériens.

Boubekeur Ait Benali
2 février 2013

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