Les statistiques relatives à la guerre d’Algérie sont sujettes à caution tant ce conflit particulièrement meurtrier a exacerbé à leur paroxysme les passions humaines, frôlant parfois le nihilisme. Au martyrologue officiel instauré par les autorités algériennes dès l’indépendance répondit une amnésie totale du côté français. De toute évidence et nonobstant les chiffres avancés ici et là, le bilan humain de la guerre d’Algérie est bien plus que désastreux et c’est le moins que l’on puisse dire. Une répression aveugle (10% de la population totale du pays a péri dans cette guerre), un basculement et un exode et cela en pleine mer Méditerranée.

Le nombre des soldats français, majoritairement issus du contingent, ayant servi en Algérie est connu. Entre 1952 et 1962 ce sont 1 343 000 appelés ou rappelés et 407 000 militaires d’active, soit 1 750 000 militaires qui participeront “au maintien de l’ordre en Afrique du Nord”. Par contre, celui des combattants indépendantistes est encore sujet à des conjectures. Hormis les effectifs de l’armée dite des frontières, c’est-à-dire les unités de l’Armée de libération nationale installées dans des bases en Tunisie et au Maroc, on ne connaît pas le nombre des combattants de l’intérieur. D’autant plus que ces derniers, rudement pourchassés par l’armée française et ses forces supplétives locales, furent pris à partie après le cessez-le-feu par les combattants de l’extérieur.

La question est éminemment politique puisque une partie de la légitimité politique du pouvoir algérien actuel se réclame de la légitimité dite « révolutionnaire ». Moins qu’une caste, le pouvoir algérien a acquis très tôt des capacités inhérentes à tout système fermé et en rotation sur lui-même. Ce fut le cas jusqu’au basculement des années 90 où, contraint de s’appuyer sur des éléments de l’humus social constituant son environnement, il créa un système clientéliste horizontal dont l’ossature s’est voulue adoubée par la « légitimité historique ». Cependant, le principe de réalité nous renvoie aux faits nus. Comment expliquer, au mépris des contingences biologiques et démographiques,  l’accroissement du nombre d’anciens combattants en Algérie depuis 1962 ?  

Cinquante ans après, la question mérite d’être posée : combien de combattants algériens de la Guerre d’indépendance, appelés Moudjahidines, sont encore en vie ? D’après une source universitaire algérienne qui a souhaité garder l’anonymat, moins de 2000 anciens combattants ayant pris part d’une manière effective à la guerre seraient encore en vie. D’autres experts consultés ont refusé de commenter ce sujet, à l’évidence sensible, dans un pays qui a octroyé le statut d’« Ancien Moudjahid » aux combattants de l’extérieur même s’ils n’ont jamais pris part aux combats, mais également à des sympathisants, des blessés par inadvertance, d’anciens déserteurs de l’armée française, des témoins de tueries, d’anciens condamnés à mort, des personnes recherchées, des exilés et des collecteurs de fond.

On estime généralement entre 35 000 et 55 000, voire 60 000 le nombre de combattants de l’armée des frontières dont les bases étaient disséminées entre la Tunisie occidentale (Ghardimaou, le Kef) et le Maroc oriental. Des sources anglo-saxonnes estiment, quant à elles, le nombre des combattants de l’intérieur entre 15 000 et 25 000 au maximum, même si les statistiques du deuxième bureau français parlent de plus de 131 000 combattants rebelles éliminés. Cette divergence statistique pourrait s’expliquer du côté français par des impératifs de rendement et de prestige. En réalité, plus de 70% des victimes de l’armée française en Algérie étaient de simples civils, systématiquement assimilés à des « Fellagas », dénomination coloniale des combattants indépendantistes. Le renseignement français a assimilé sympathisants et militants et cela explique la dérive sanglante de la répression ainsi que l’échec de toute solution politique. Ce non-discernement et une répression aveugle, menés par des généraux en manque de gloire militaire après la défaite humiliante de Dien Bien Phu en Indochine, ont été aggravés par les orientations idéologiques d’une partie non négligeable des officiers français de l’état-major pour lesquels la guerre d’Algérie était certes une guerre de guérilla mais abordée sous l’angle clausewitzien de la guerre d’anéantissement. Cette dérive militariste entraina peu à peu une désaffection de la majorité musulmane dite neutre qui assistait médusée aux agissements de l’armée française dans ce qui était alors trois départements français. L’armée avait carte blanche au point où elle attenta ouvertement aux fondements mêmes de la République. Cette césure accéléra le basculement de l’opinion au profit des thèses indépendantistes. En toute logique, le nombre de sympathisants de la cause indépendantiste augmentait proportionnellement à la cadence des opérations militaires et psychologiques de l’armée française en Algérie.

Mais il existe un autre sujet tabou : les harkis. Les combattants supplétifs locaux de l’armée française au cours de la Guerre d’Algérie. Créée en 1956, cette force en arriva à compter jusqu’à 256 000 hommes, issus des milieux ruraux les plus défavorisés. Après le cessez-le-feu du 19 mars 1962, une partie non négligeable d’entre eux tournèrent casaque et rejoignirent le FLN ou Front de libération nationale. Entre 20 000 et 50 000 d’entre eux s’exilèrent en France où ils furent très mal accueillis et parqués dans des sortes de réserves. Le reste, c’est-à-dire pas moins de 120 000, demeura en Algérie. Certains se fondèrent dans la population, d’autres subirent des règlements de comptes tandis que d’autres réussirent à se forger un passé de Moudjahid et gravir l’échelle sociale de l’Algérie post-1962. L’attestation communale basée sur un simple témoignage permit à des dizaines de milliers de personnes qui n’avaient pris aucune part à la guerre de prétendre au titre de « Moudjahid ». Ce fut le cas pour des anciens indicateurs de la police française, des supplétifs, beaucoup de Harkis, des désœuvrés issus des petites pègres urbaines et un grand nombre de notables ruraux. Bien entendu, cette liste est loin d’être exhaustive et des personnes ordinaires en bénéficièrent également au hasard. Néanmoins ces pratiques donnèrent lieu aussi à un ostracisme sans nom puisque de véritables combattants et membres de l’armée de libération nationale (ALN) ou membres actifs des réseaux de soutien (dont beaucoup de femmes) y furent exclus suite à des petites cabales à l’instar de ce qui s’était passé au Cambodge sous Polpot.

Ce que l’on appelle le massacre des Harkis n’eut probablement pas lieu. Bien que des tueries se sont produites entre tribus rivales sur fond de vendettas comme c’est souvent le cas en pays méditerranéen. Par contre, il y eut un autre conflit opposant l’armée des frontières dont la marche sur l’Algérie a commencé dès le lendemain de l’indépendance et les derniers survivants des maquis de l’intérieur. Le conflit entre le parti des forces socialistes du leader historique Hocine Aït Ahmed et Ben Bella s’inscrit dans cette logique, même si les causes politiques sous-jacentes à ce fait puisent leur origine dans une dérive autoritaire contraire à l’esprit de la révolution algérienne. Du coup, certains combattants de l’intérieur ayant pris une part active aux combats n’ont jamais été reconnus comme tels par les autorités et beaucoup sont morts dans l’oubli et le dénuement.

D’où vient alors cette multiplication du nombre de vétérans depuis des années au mépris des règles de la logique ? La réponse est simple. Confronté à un péril réel durant les années 90, l’Etat algérien a accéléré le renforcement de ses assises sociopolitiques en prébendant ce que certains appellent « la famille révolutionnaire » dont les composantes sont, en théorie, les anciens vétérans, les veuves et les enfants des martyrs et les ayant-droits. Cependant, seuls les vétérans en vie ont droit à tous les avantages qu’ils veulent léguer à leur descendance. Et certains de ces avantages produisirent une rente souterraine de trafic affectant des secteurs comme la revente automobile, fortement monopolisée par des concessionnaires favorisés par l’Etat à coup de législations sur mesure. C’est un réflexe de survie à une époque difficile que beaucoup ont exploitée pour se créer une rente pérenne et un fond de commerce. Pendant ce temps, les derniers vrais survivants de la guerre d’indépendance meurent dans l’indifférence et l’oubli.

Wissem Chekkat
14 décembre 2012

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