La confusion la plus totale, c’est l’impression que nous avons en considérant les origines et les effets du film intitulé L’innocence des musulmans, dont tout le monde ou presque s’accorde à dire qu’il s’agit d’un vulgaire navet, destiné seulement à insulter l’islam et ses adeptes.

 Quant à ses origines, il a été d’abord question, selon Associated Press et le Wall Street Journal, d’un islamophobe israélo-américain, disposant de 5 millions de dollars venant de donateurs juifs. Information démentie par une autre version désignant Nakoula Basseley Nakoula, un copte américain, comme étant le programmateur de cette vaste manipulation cinématographique, dont les acteurs se disent eux-mêmes être les victimes, ayant été trompés sur le scénario. Quant aux conséquences de cette séquence de 14 minutes diffusée sur YouTube, elle se traduit par une réprobation quasi générale : une vidéo « écoeurante et condamnable », selon Hillary Clinton, avec laquelle « le gouvernement américain n’a rien à voir». Cependant, après avoir estimé que l’attaque du consulat des Etats-Unis à Benghazi, qui a entraîné la mort de l’ambassadeur John Stevens et de trois autres Américains, était le résultat injustifié de la colère des musulmans, le FBI s’intéresse à une autre piste qui conduirait à Al-Qaida, ce qui ne fait que renforcer la part de mystère qui entoure l’événement.

A notre sens, trois points essentiels peuvent être retenus dans cette affaire.

Premièrement, la date de cette explosion de violence n’est certainement pas un hasard du calendrier. D’année en année, le 11 septembre sert désormais à commémorer, pour de nombreux Occidentaux en général, et pour le peuple américain en particulier, un jour historique qui démontre qu’il existe une forme de terrorisme islamiste révélateur de la haine qu’une partie du monde musulman voue à l’Amérique, alliée d’Israël. La presse et les médias ravivent annuellement ce sentiment, et lorsque la tension baisse, tout à coup, nous sommes surpris par une action qui met le feu aux poudres. De quoi détourner notre attention d’une actualité qui est autrement plus urgente, comme le massacre des civils syriens pour lesquels la communauté internationale ne fait rien.

Deuxièmement, le film en question, présenté comme un navet, nous semble plutôt composé avec toute l’habileté dont disposent les propagandistes de l’islamophobie. Je rappellerais que le ridicule et l’outrance peuvent être des valeurs artistiques sous nos latitudes.  Il y est question de musulmans qui s’en prennent à des chrétiens. On les voit piller par groupes des maisons et des magasins. Une terrible scène décrit comment une jeune femme, la croix au cou, est égorgée. Puis, pour expliquer l’origine de ces tueries sauvages et inhumaines, on est ramené aux premiers temps de l’islam. Et là, c’est effectivement une caricature infecte qui nous est proposée, où le faux « Mahomet » est un personnage vil, cruel et j’en passe. Un tableau particulièrement horrible montre une vieille dame, de type occidental, écartelée entre deux chameaux ! Or, ceux qui ont composé cette œuvre misérable savaient parfaitement ce qu’ils faisaient. Tous les préjugés fréquemment énoncés contre l’islam sont étalés ici, allant de la barbarie à l’intolérance en passant par le vice. Leur but est d’abord de faire en sorte que, malgré la réprobation universelle de façade, beaucoup voient dans ces images une confirmation de ce qu’ils ressentent lorsque l’islam, cette religion dont ils ignorent tout, est évoqué. Ensuite, de provoquer de nouvelles tensions entre les chrétiens et les musulmans, notamment en Egypte. Notons que le film est incontestablement orienté contre les Frères musulmans. La preuve : les acteurs grimaçants hurlent, dans un anachronisme délirant et sabres au poing : « Le Coran est notre constitution », devise couramment utilisée par les Frères. Dieu merci, nombreux sont les coptes qui, en Egypte,  sont descendus dans la rue pour manifester avec leurs concitoyens contre  cette vidéo. Mais ceux qui veulent semer le trouble s’arrêteront-ils là ?

Troisièmement, il n’est pas interdit de penser que pour les provocateurs, seul compte le résultat. Dans le monde dit libre en effet – pour qui la liberté d’expression est un bien acquis non négociable –, combien est  disproportionnée cette façon de défendre des principes sacrés par une vague de protestations incontrôlées ! Or, cette impression de démesure fait écho à la caricature exposée dans le film, où l’on voit des acteurs vociférant et criant leur haine. Elle résonne, pour l’Occidental moyen habitué à rire de tout, comme une confirmation. Fâcheux effet de miroir qui montre que beaucoup de musulmans, devant le piège qu’on leur tend, n’ont pas réfléchi. Ce qui ne signifie pas qu’en pareils cas, ils devraient s’abstenir de manifester. Oui, il faut publiquement dire notre tristesse. Mais avec la gravité qui s’impose.

Que répondre finalement à tout cela ?

Que ce « Mahomet » n’est pas celui – Muhammad – que nous connaissons, mais seulement la projection de préjugés qui habitent des âmes maladives. Que si la liberté d’expression est un droit, elle conserve des limites déterminées par un seul terme : la dignité. Que si, enfin, pour justifier les guerres à venir, certains estiment qu’il est bon de préserver ce climat d’agitations et de tensions, d’autres ont compris au contraire que ce dont nous avons besoin aujourd’hui, plus que jamais,  c’est de désamorcer toutes les formes de violence, d’engager le dialogue au nom des valeurs que nous partageons, et de respecter nos frères humains.

Hani Ramadan
19 septembre 2012

Publié dans le quotidien Le Temps

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