Disparu le 11 avril, Ahmed Ben Bella a longtemps vécu sur la côte vaudoise. Pour la première fois, Noé Graff et sa compagne reviennent sur 25 ans d’amitié avec l’ancien président algérien.

Un thé «en famille», en 1990. Avec Noé Graff (à droite) et Françoise Fort (à gauche), l’ancien président algérien Ahmed Ben Bella et son épouse Zohra (au centre) avaient retrouvé sur La Côte «une sorte de smala, à la méditerranéenne». (DDR)

Il y avait les balades, à Vevey ou à Nyon, pour voir les Alpes se découper sur le Léman. Les soirées cinéma, à Genève, en toute discrétion. Le couscous, que Zohra, la femme du président, maîtrisait comme personne. Et surtout les rencontres, des dizaines de rencontres organisées pendant plus de 20 ans, avec autant de militants venus de tous les horizons de la gauche.

En 1985, Ahmed Ben Bella, premier président de l’Algérie indépendante en 1962, vient de s’installer à Bougy-Villars (VD). Renversé en 1965 par son rival et ancien complice Houari Boumédiène, emprisonné pendant 15 ans puis gracié en 1981 par le président Chadli Bendjedid, le membre fondateur et chef historique du Front de libération nationale (FLN) est en exil et La Côte offre tranquillité et sécurité.

Anonymat aussi, jusqu’à ce jour ensoleillé de juillet 1986, où l’ancien président croise le chemin de Noé Graff, à Begnins. Popiste de la première heure, trotskiste et syndicaliste agricole, le vigneron n’oubliera jamais leur première rencontre. «Je venais de voir Destin à la télévision, le documentaire de Dumur et Favrod consacré à Ben Bella. Du coup, quelques jours plus tard, quand j’ai vu trois messieurs en costume se promener dans le village, je l’ai immédiatement reconnu.»

D’ordinaire, Noé ne se serait pas permis d’engager la conversation. Le vigneron est atypique, mais il reste vaudois et protestant: pas le genre à jouer les groupies exaltées. Ce jour-là, il ose, sans vraiment savoir pourquoi. «Je l’ai invité à boire un café au Raisin, à deux pas de la maison. La discussion a été très cordiale. Je lui ai donc proposé de lui faire visiter le village le lendemain, y compris ma cave, et il a accepté.»

En rentrant à la maison, Noé raconte l’épisode à sa compagne, Françoise Fort, à la gauche de la gauche elle aussi, membre de Solidarités à Genève et militante pro-palestinienne. «Tu ne devineras jamais qui vient visiter la cave demain… Ahmed Ben Bella!» lui lance-t-il. «Tu rêves», lui répond-elle, ne voyant pas très bien ce que l’ancien président algérien, arabe et musulman, viendrait faire dans une cave à vin… Et pourtant, l’invité honore sa promesse. «Il ne buvait pas de vin, bien sûr, mais il était curieux, raconte Noé. C’est probablement parce qu’il a toujours porté un intérêt particulier à tout ce que les hommes sont capables de créer qu’il a accepté de venir.»

La journée de visite se termine par un dîner à l’Auberge communale et une discussion sur la Palestine. «Le rapprochement s’est fait immédiatement», précise Françoise.

Politiquement, le couple vaudois et le président algérien sont presque sur la même longueur d’onde. «Il n’était pas marxiste, mais il adhérait au projet socialiste», assure Françoise. Le combat pour la Palestine, les prémices de l’altermondialisme et de l’écologie: les terrains d’entente sont nombreux. «Pour nous, Ahmed était l’homme de plusieurs aventures historiques, se souvient Noé. La lutte contre les nazis – il avait combattu dans l’armée française et avait été décoré par de Gaulle après la bataille du Monte Cassino –, la lutte contre le colonialisme, l’autogestion, la solidarité entre les peuples: tout à coup, on est entré en contact avec un monde qu’on connaissait de loin.»

Trois semaines après leur rencontre, la première demande d’Ahmed Ben Bella surprend pourtant ses futurs amis: il tient à participer à la célébration du 1er Août. «Nous, on était plus 1er  Mai que 1er Août, rigole Noé. Mais nous l’avons emmené à la fête de Begnins. Au moment de l’hymne national, il s’est mis au garde-à-vous devant le drapeau suisse. Il avait un profond respect des institutions de ce pays. Il ne fallait pas dire du mal de la Suisse devant lui.» L’épisode illustre «l’un de nos seuls points de désaccord, confie Françoise. Nous soutenions le Groupe pour une Suisse sans armée, il ne le comprenait pas. Pour lui, un pays se devait d’assurer sa défense.»

Le second point d’anicroche est plus trivial: le football. «Ahmed avait joué à l’Olympique de Marseille, il était fou de football. Des années plus tard, il m’appelait parfois de l’étranger pour me demander ce que faisait le FC Begnins! Mais moi, je n’y connaissais rien», avoue Noé.

Si évidente soit-elle, la proximité politique entre Ahmed Ben Bella et le couple vaudois n’aurait pas suffi à transformer quelques échanges chaleureux en 25 ans d’amitié indéfectible. Il y a donc davantage. Un passif personnel, d’abord: Françoise a grandi en Algérie française, «en Oranie, sur sa terre natale, ajoute-t-elle. J’ai gardé de cette période une interrogation profonde sur la société algérienne. Je me suis toujours demandé pourquoi l’Algérie indépendante n’avait pas pu évoluer vers une société multiculturelle. Ahmed et Zohra [son inséparable épouse, rencontrée en prison, ndlr] partageaient ce questionnement.»

Une culture commune ensuite: «Ahmed était profondément de culture française, poursuit Françoise. Et puis nous avions lu les mêmes livres, à commencer par L’ami Fritz d’Erckmann-Chatrian.»

Ajoutez encore des détails qui n’en sont pas – «Françoise et Zohra fumaient toutes deux des Gauloises bleues, la cigarette du pauvre, sourit Noé. Ça crée des liens! Elles sont devenues très proches» – et le compte est bon. «Ce qu’il faut comprendre, c’est qu’Ahmed, Zohra et leurs trois enfants avaient besoin de retrouver une sorte de «smala», à la méditerranéenne, enchaîne Françoise. C’est ce que nous sommes devenus. Avec Farouk aussi, le frère de Zohra, et sa famille.» Très vite, les repas se multiplient, et la smala se soude. «Dès qu’il sentait que nous avions un souci, Ahmed lançait le mot d’ordre: «Couscous à la maison!» se souvient Noé. Zohra était la reine du couscous et Ahmed faisait chanter le thé.»

Le vigneron n’oublie pas non plus les longues balades en voiture. «Il connaissait le canton par cœur. Il adorait aller voir la découpe des Alpes, à Vevey, ou aller visiter le Musée de la Sarraz. Zohra et lui aimaient admirer les lumières sur le lac, la nuit, en écoutant une cassette du chanteur espagnol Serge Royo.» Françoise et Noé les emmènent parfois au cinéma, à Genève. «On est allé voir Indigènes ensemble, c’était un moment fort.»

Mais, au fil des années, la complicité prend une dimension active et politique. «Je servais en quelque sorte de boîte aux lettres à tous ceux qui voulaient le rencontrer, résume Noé. De barrière de sécurité aussi: son lieu de résidence devait rester secret.» Par l’entremise du couple, Ahmed Ben Bella rencontre quantité d’activistes d’obédiences diverses, des communistes algériens en exil – comme Mohammed Harbi – au futur président bolivien Evo Morales, sur les quais de Nyon. C’est également sur suggestion de Ben Bella que Noé décide de soutenir Hussein Hariri [le pirate de l’air libanais incarcéré 18 ans en Suisse pour avoir détourné un avion à Cointrin en 1987 et fait une victime]. Quand certains s’aventurent à taxer l’ancien président d’islamiste, il arrive même à Ahmed Ben Bella de leur répondre: «Comment pourrais-je l’être? Mon meilleur ami est barbu et vigneron!»

Bien qu’ayant officiellement fait son retour en Algérie en 1990, le couple Ben Bella a gardé Bougy-Villars, Begnins et la région comme camp de base jusqu’en 2010, année du décès de Zohra. Pendant toutes ces années, l’amitié entre les deux familles ne s’est jamais tarie. Au gré de ses voyages, l’ex-président «a toujours trouvé le temps d’appeler, ne serait-ce que pour demander des nouvelles de la vigne.» Au lendemain du décès d’Ahmed Ben Bella, le 11 avril, Françoise et Noé n’ont pas pu se rendre à ses funérailles, «pour des questions de visa». Alors, comme pour honorer sa mémoire, ils sont partis soutenir Jean-Luc Mélenchon le week-end passé, lors de son meeting marseillais. «On s’est dit que c’est ce qu’il aurait fait s’il était encore là.»

Alexis Favre, Le Temps, 21 avril 2012

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