C’était un homme sans histoire. Il avait trois frères et trois sœurs, était vendeur de fruits et légumes, habitait à Sidi Bouzid, petite ville frappée par la sécheresse, loin de Tunis. Il s’appelait Mohamed Bouazizi et avait 26 ans. Le 17 décembre 2010, à la suite d’une dispute de trop avec des agents municipaux qui voulaient lui confisquer sa charrette, il s’immole par le feu devant le gouvernorat. Il voulait vivre : il choisit de mourir. Il aurait pu quitter la vie sans bruit, comme il avait vécu : il choisit le feu. Alors le feu se propage, gagne la ville voisine, embrase le pays, s’étend, passe les frontières, trouve d’autres désespoirs, enflamme d’autres mécontentements, allume d’autres amertumes, chauffe à blanc les mal-être d’une région qui n’en est pas avare. C’est le début du printemps arabe.

En quelques jours, le cri de Mohamed Bouazizi devient hurlement, son geste isolé, représentation du désespoir, sa souffrance, la souffrance de millions et de millions de femmes et d’hommes qui n’en peuvent plus. En quelques jours, l’injustice devient criante. Ceux qui n’avaient rien à perdre parce qu’ils n’avaient rien, ceux qui disaient qu’ils n’avaient pas d’avenir parce qu’ils étaient déjà morts, ceux-là, les oubliés, des jeunes surtout, descendent dans la rue. Tunisie, Egypte, Libye ; plus loin Syrie, Yémen, Bahreïn ; moins exposés, Jordanie, Algérie, Maroc et au-delà, le pays où la terreur règne, Iran : l’onde de choc se propage, la peur change de camp, le courage renaît et médusés, nous découvrons derrière l’ordre immobile des choses, des sociétés en mouvement, derrière les façades, la raison d’Etat, les arrangements et nos oublis. Derrière la soumission apparente, la force vive de la démocratie.

Alors notre regard change. En quelques jours, l’Islam devient une religion comme les autres, le fanatisme religieux devient simple ferveur, le nationalisme se transforme en patriotisme, l’Autre, l’Arabe, devient notre semblable, notre frère, celui avec lequel nous partageons une communauté de destin. Notre culture, ces liens invisibles qui nourrissent des identités et créent des appartenances a changé. Une métamorphose est en cours qui bouleverse nos perceptions et les rapports de force, les perceptions, donc les rapports de force. D’abord le cri d’un petit marchand de fruits et légumes, puis un élan pacifique, la violence, l’épreuve, l’engagement de la communauté internationale, la violence encore, le changement des alliances politiques. Dégage, dégage : le cercle des dictateurs disparus s’élargit. Alors, peut-être, un jour, Israël, la paix…? L’histoire n’est pas finie, le feu couve.

Cette histoire est de notre temps. Rien ne serait passé sans Internet, sans Facebook, sans Twitter et les millions de messages, d’images, de témoignages qui échappent aux contrôles d’Etat. Mais dans le tumulte du monde, la seule information ne suffit pas. Il fallait faire entendre une voix, il fallait cette souffrance, il fallait ce que Churchill déjà, appelait le maître : l’événement. En portant le désespoir jusqu’à son point d’incandescence, en se détruisant, Mohamed Bouazizi s’est imposé à notre mémoire, pour vivre «C’est de nous qu’il s’agit» disaient ceux qui, portant son nom, sur la place Tahrir ou ailleurs, affrontaient les blindés à mains nues. Ils avaient mal à Mohamed Bouazizi. Mais l’émotion ne suffit pas. Rien ne serait passé sans le réveil de la communauté internationale qui a su organiser de nouveaux rapports de force. Ce qui était impossible, en quelques semaines, est devenu inéluctable. Pourquoi ? Parce que le jeu des alliances politiques s’est défait et se refait. Pourquoi ? Parce que, au-delà des intérêts immédiats et quand les caméras tournent, on ne peut plus construire sur l’injustice. «C’était finalement une question d’honneur» dira Alain Juppé quelque temps plus tard. L’honneur est de retour : c’est une bonne nouvelle.

Mohamed Bouazizi est mort le 4 janvier à l’hôpital des grands brûlés de Ben Arous, près de Tunis. Peu avant, le président Ben Ali qui s’était fait filmer quelques instants au chevet de Mohamed, avait dit que ça allait s’arranger. Le 14 janvier, il quitte le pays, après 23 ans de dictature. Paris aura bientôt sa rue Mohamed Bouazizi et un riche commerçant du Golfe a tenté d’acheter la charrette pour 160 000 dinars. Toutes les télévisions du monde, Ban Ki-Moon et quelques autres, sont passés à la maison de Mohamed. La famille Bouazizi a quitté Sidi Bouzid pour Tunis. Il y avait trop de pressions et la mère était fatiguée. Le nouveau gouvernement a versé les 20 000 dinars de la prime des martyrs.

Cette histoire nous dit que les progrès du vivre ensemble, que l’espoir, ne se décrètent pas. Combien de tentatives politiques se sont heurtées aux coalitions verrouillées de ceux qui se prenaient pour les propriétaires ? Le changement se construit par la connaissance, quand la connaissance nous parle, quand elle vit en nous portée par l’émotion ou la souffrance. Quand nous savons avec le corps, avec les entrailles, avec le cœur, autant qu’avec la tête. Quand elle est inscrite dans la mémoire et qu’elle devient culture.

C’est aussi une bonne nouvelle. Merci Mohamed. InchAllah!

Charles Kleiber
Ancien secrétaire d’Etat suisse à l’éducation et à la recherche
7 avril 2011
Publié dans Le Monde

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