Notre rêve est descendu dans la rue. Un rêve qui nous habitait et nous dévorait à la fois. Un rêve qui nous a emporté sur le chemin de la lutte, nous a menés aux sous-sols de la torture, à succomber sous les balles de la police et de l’armée, à disparaître, à choisir le chemin de l’exil et, parfois même, à cheminer dans la désespérance. Mais, malgré des sociétés écrasées sous le poids de l’oppression du monde – celui de la colonisation interne et la complicité occidentale –, il nous restait la force du rêve. Un rêve vécu comme une puissance formatrice pour déplacer la réalité vers la demeure de l’imaginaire. Ce rêve, tant espéré, tant attendu, ne nous a jamais quittés, nous les héritiers et les descendants d’une grande et longue histoire ; nous portons en nous, malgré la profondeur de la nuit arabe, l’intime conviction que le soleil qui a illuminé le monde pendant des siècles ne peut s’éteindre à jamais. Et d’un acte le plus désespérant et le plus politique à la fois, l’immolation de Bouazizi, dans lequel s’est cristallisé toute l’histoire contemporaine du monde arabe, les tréfonds du peuple tunisien se sont soulevés pour ébranler les assises de la dictature et allumer le flambeau de la dignité, de la liberté, flambeau repris par le grand corps arabe qu’est l’Egypte ; l’Occident et l’Orient arabe trouvent là ces deux capitales culturelles, qui ont donné au monde arabe ce dont il rêvait depuis un demi-siècle : nous attendions des réformes, une mutation sociale, nous sommes devant une Révolution.

Notre rêve est descendu dans la rue. La demeure de l’imaginaire a pris forme et a pour nom la « place Tahrir ». Elle est devenue l’Evènement par excellence transformant l’espace et le temps de la place en un moment planétaire.

Le philosophe comme médecin de la civilisation, selon Nietzche, doit diagnostiquer le devenir dans chaque présent. Le 14 janvier, ce fut la révolution, le 11 février nous célébrons sa consécration : la chute de Moubarak sonne le glas d’un monde et signe le retour des Arabes sur la scène historique.

Qu’entendons-nous par la fin d’un monde ? En quoi le soulèvement du peuple égyptien est-il révolutionnaire ?

Une révolution du regard. Face aux clichés orientalisants d’hier et d’aujourd’hui, de caravanes et d’oasis, hammams et parfums, tapis et divans, thé à la menthe, couscous, gâteau au miel, danse du ventre, femmes passives et lascives, guerriers barbares et assassins, terrorisme, intégrisme, la « place Tahrir » inaugure une nouvelle ère sémantique.

« La rue arabe ». Peut-on continuer à utiliser le concept de la « rue arabe » pour qualifier un peuple auteur d’une Révolution du troisième millénaire ? « La rue arabe » par essence implique l’impossibilité de « la rue arabe » à se transformer en conscience insurrectionnelle. « La rue arabe » ne pense pas, elle est émotive, chaotique, irrationnelle, elle ne peut déboucher que sur une impasse. Elle est sans voie, sans horizon d’attente, prisonnière de l’immédiat et des choses triviales. En un mot, elle est l’antithèse de l’Histoire. Peut-on supposer l’utilisation de cette expression pour qualifier d’autres pays ? Existe-t-il une rue américaine, chinoise… ? Continuer à utiliser ce mot c’est s’inscrire dans une continuité classique de l’infériorité mentale de l’Arabe. La probité intellectuelle, devant ce travail colossal et grandiose du peuple égyptien, devant ce sacrifice, cette stratégie révolutionnaire, est de bannir de notre vocabulaire l’expression « la rue arabe » et de lui substituer à jamais la notion de peuple arabe. Je n’utiliserai pas la notion de peuple au pluriel car la rue arabe employée dans un sens global et essentialiste excluait le pluriel « les rues arabes ». L’expression de liesse qui a accompagné la chute de Moubarak dans les capitales arabes signifie que la victoire des Egyptiens est aussi la leur.

Le peuple arabe est en colère. Et la colère fait se soulever le populaire. La colère d’un peuple est une sainte colère. Et au tant que telle, elle ne peut être que libératrice. Le vendredi de la colère a donné le tempo de ce soulèvement arabe.

« L’image de l’Arabe ». Image fantasmée, construite durant des siècles et qui respire l’arabophobie et le racisme. Confiné dans une vision dépréciative, l’Arabe est le symbole même de la déchéance humaine : voleur, pillard, violeur, brigand, saboteur, menteur, lâche, peureux, paresseux, barbare, inculte … « L’Arabe est, très exactement, le voleur qui attend au coin de la rue le passant attardé, le matraque et lui vole sa montre », écrit l’Aurore en 1954 (1). Une image incrustée dans l’imaginaire collectif occidentale puisqu’elle est véhiculée même par les manuels scolaires (2). Cette image négative de l’Arabe a joué le rôle d’un Ministère de propagande pour armer le bras de l’Armée d’Afrique et l’Armée républicaine en Algérie.

« La place Tahrir » renverse la donne. Elle fait place à l’héroïsme, l’honneur, la dignité, la résistance, l’insurrection, le sacrifice, l’invention et le vivre ensemble. L’Arabe fait irruption dans l’histoire. La grande histoire. Dans l’expédition d’Egypte, Bonaparte a réveillé les Pharaons, « la place Tahrir » a réveillé les Arabes.

La langue arabe. Qu’elle est belle, poétique, entraînante, mobilisatrice, programmatrice, la langue arabe dans la bouche de ces millions d’Egyptiens dans leurs slogans et leurs chants.

Déjà la voix de la chaîne satellitaire d’Aljazeera à commencé à insuffler de la vie dans l’être arabe, « la place Tahrir » l’a fait renaître. Mais force est de constater l’état dans lequel se trouve cette langue, principalement au Maghreb, en particulier en Algérie, et ici en France pour les enfants français d’origine maghrébine.

Dans un passé proche, un universitaire algérien, Mohamed Benrabah, qualifiait la langue arabe de langue transnationale (3). La langue arabe exclue et contaminée par la langue de l’occupant durant la nuit coloniale s’est déclinée en couleurs locales, arabe populaire, parler algérien, algérien moderne, pour finir par perdre toute sa consistance humaine et réduire l’Algérien à une hybridité destructrice où la question linguistique a pris la forme d’un combat politique. Dans l’Algérie de Bouteflika, qui s’adresse aux Algériens en Français, il ne restait à Alger, que l’algérien et le kabyle, l’arabe s’étant volatilisé. En France, l’enseignement de la langue arabe pour les français musulmans au cycle primaire revient aux pays d’origine dont le souci premier est le contrôle des consciences et aux associations religieuses dans des espaces qui ne répondent nullement au désir d’apprendre. Comment admettre que la République puisse léguer cette responsabilité aux pays d’origine si elle considère vraiment ces enfants comme les siens ? Ce « mépris » de la langue arabe, la République n’en est pas la seule responsable. Les concernés eux-mêmes ont intériorisé la culture dominante et voient dans le français la langue de la réussite sociale. Quel est le résultat obtenu à la fin ? Leurs enfants, dans leur majorité, ne maîtrisent ni le français ni l’arabe. Ils sont renvoyés à leur origine arabe ou musulmane sans posséder les codes d’accès pour acquérir cette richesse et finissent dans une forme de schizophrénie qui les expose à tous les dangers.

Une des missions majeures, pour les Français musulmans, est de faire de l’enseignement de l’arabe, une priorité centrale. La démocratisation du monde arabe s’est faite et se poursuivra sans et contre les capitales occidentales. Quel sens donner à leur présence en France ? C’est le véritable défi lancé à cette population pour honorer la mémoire de leurs parents qui ont payé le prix du sang et celui de la sueur, le prix du mépris et de l’humiliation et éviter un devenir problématique à leur enfants. Il est temps qu’elle en finisse avec le temps de la démonstration et d’entrer dans le temps de l’affirmation et lutter pour faire de l’arabe une langue vivante au même titre que l’anglais, l’espagnol ou l’allemand, dans les écoles primaires de la République. La demande de l’enseignement de l’arabe existe puisque les associations religieuses chargées d’y répondre prolifèrent. Et dans quel espace architectural ses enfants sont-ils accueillis ? Inapproprié à la prière, comment le serait-il pour l’enseignement ? Les enfants au lieu de consacrer le temps libre à la découverte, aux activités créatives, à la vie de famille, se trouvent le sac au dos toute la semaine. Leurs têtes sont pleines jusqu’à l’épuisement. Inclure l’enseignement de l’arabe dans les écoles de la République, un enseignement de qualité, c’est donner aux enfants la possibilité d’un réel épanouissement.

En 1926, lors de l’inauguration de la Grande Mosquée, une voix française, celle de l’orientaliste Louis Massignon, dans un souci d’équité, demandait à la « France qui a accordé la première droit de cité à Israël, se doit de prendre, le moment venu, la même initiative pour l’islam » (4). Une grande voix n’a pas été entendue. C’était le temps des expositions coloniales. Nous vivons, suite à l’espoir qui nous vient de l’Orient, le temps des peuples. Aux millions de Français musulmans de faire entendre leurs voix et qu’ils commencent par exiger que l’arabe ne s’enseigne pas aux marges de l’Ecole de la République.

La fin de l’orientalisme. Aux lendemains de la décolonisation, Anouar Abdelmalek, dans un article significatif, l’Orientalisme en crise, remettait en cause le corpus orientaliste. Dans son sillage, en 1978, Edward Saïd, dans un ouvrage qui a fait date, l’Orientalisme, l’Orient crée par l’Occident, condamne sans appel l’Orientalisme, l’orientalisme comme savoir mis exclusivement au service du pouvoir impérialiste. Cette traduction du Savoir en Pouvoir sur l’Orient n’est que le produit d’un Orient créé, orientalisé, par le regard occidental, par une mise entre parenthèse de l’Orient réel. La condamnation d’Edward Saïd ne se limite pas à l’orientalisme ancien, celui du XIXème siècle mais concerne aussi celui de notre époque. Car le nouvel orientalisme n’a fait que reprendre à son compte l’hostilité culturelle de l’ancien.

La décennie est identique dans son animosité à l’Arabe et l’islam comme le fût le XIXème siècle, le siècle qui a théorisé en doctrine explicite l’islam comme la barbarie en acte : « […], il s’agissait de montrer tous les peuples de l’Europe passant en Orient pour y établir le règne de l’Evangile à la place du Coran qui menaçait d’enfermer le monde dans une profonde nuit » (5). « Les écrivains du dix-huitième siècle se sont plus à représenter les croisades sous un jour odieux. J’ai réclamé un des premiers contre cette ignorance ou injustice. N’apercevoir dans les croisades que des pèlerins armés qui courent délivrer un tombeau en Palestine, c’est montrer une vie très bornée en histoire. Il s’agissait non seulement de délivrance de ce tombeau sacré, mais encore de savoir qui devait l’emporter sur la terre, ou d’un culte ennemi de la civilisation, favorable par système à l’ignorance, au despotisme, à l’esclavage, ou d’un culte qui a fait revivre chez les modernes, le génie de la docte antiquité, et aboli la servitude [..] les chefs de ces entreprises guerrières n’avaient pas les petites idées qu’on leur suppose, et qu’ils pensaient à sauver le monde d’une inondation de nouveaux barbares » (6).

L’Autre, en l’occurrence le musulman, première image négative construite par l’Occident est l’incarnation du mal. Le discours sur l’Autre, dans la pensée du XIXème siècle prend une tournure à partir de laquelle le destin du monde est engagé. Le discours sur l’Autre, le musulman, se transforme en un discours sur l’histoire : l’histoire du monde.

Ce discours a structuré la personnalité occidentale du XIXème siècle et perdure jusqu’à aujourd’hui et nous avons vu sa traduction récente dans la pensée néoconservatrice en Amérique et en Europe.

L’essence de l’Orientalisme réside dans la présentation d’un Orient incapable, par essence, de s’autogouverner et de s’interpréter soi-même. Incapable de s’organiser et de progresser, c’est « l’éternelle enfance de ces races non perfectibles » (7). Ajoutons à cela l’image des ces Arabes, à l’instar de leur islam, foncièrement assassins et portant la violence dans leur gènes.

Impossible de pouvoir admettre, pour les adeptes de cette vision, que quelque chose de grand puisse sortir de l’Orient car ils ont confiné les pays arabes dans un rôle d’éternel écolier, condamné à imiter et suivre ce qui est grand ailleurs.

A l’intérieur de la science orientaliste, nous incluons aussi la science coloniale et néocoloniale française qui n’a pas cessé de nous vanter la supériorité de l’élément kabyle, de son inclination naturelle à la liberté et la démocratie jusqu’à en faire un mythe de l’excellence kabyle (8). Ce mythe, construit par le savoir colonial, a été intériorisé et porté par une frange kabyle qui s’est perçue comme porteuse d’un destin spécifique. Ce mythe a structuré l’espace intellectuel de la société algérienne : il était impossible de concevoir une évolution démocratique sans que l’élément kabyle n’en soit le moteur et la locomotive.

La réalité est tout autre. Ce mythe, à l’instar des autres, construit sur le monde arabe, ne résiste pas à l’épreuve de la réalité.

Ni en Tunisie, ni en Egypte, l’élément kabyle n’est présent. La vérité est que les Kabyles, en l’occurrence le parti politique du RCD (Rassemblement pour le Culture et le Démocratie) de Saïd Sadi, fait partie du problème et non de la solution du changement démocratique en Algérie (9).

Quelle leçon nous donne la Révolution arabe ?

Au-delà de l’expression de « la crise des intellectuels » (10) apparue dans les médias arabes à la fin des années 50, cette Révolution nous annonce leur faillite. Ils ont échoué à accomplir leur mission spécifique d’émancipation du peuple et par ce renoncement ont contribué à engendrer cette situation de soumission populaire dans laquelle se trouvait l’état du monde arabe.

Le défi de la réalité est venu d’une jeunesse dont les revendications et la lutte ont fait corps avec les aspirations populaires. Ce qui n’a pas été le cas de l’élite. Et c’est l’absence de leadership qui fait toute son originalité, sa force et sa réussite.

L’absence de leadership ne signifie ni l’absence d’une orientation, ni l’absence d’une vision. Et pourquoi s’obstiner à chercher des leaders dans des Révolutions où le poids réel de la contestation reposait sur la population de base ? N’a- t- on pas compris que dans le monde arabe, le Peuple, devant l’impasse où l’élite l’a conduit, a pris son destin en main et signe le retour du peuple comme sujet de l’histoire.

Une révolution dont la revendication clé est « le Peuple veut la fin du régime ». Le seul nom propre de la Révolution est celui du peuple. Le Peuple descend pacifiquement dans l’arène politique et s’installe comme étant le véritable acteur et affirme sa volonté : « je veux la chute du régime ».

Comment expliquer que l’actualisation de la Révolution s’est faite pacifiquement et sans médiation ? La voix de la jeunesse n’était dans son principe qu’un condensé de la voix du peuple et, lorsque celle-ci s’est exprimée, elle a résonné dans toute l’Egypte.

Le Peuple est le seul véritable vicaire.

L’absence de représentation, d’une voix qui parle au nom du peuple donne à cette Révolution son authenticité. A la place de noms, les insurgés de la « place Tahrir » présentaient une plateforme de revendications et une stratégie révolutionnaire ascendante allant du vendredi de la colère jusqu’au vendredi de la victoire. Des revendications portées par la foi du peuple, à l’inverse des noms, ne sont ni négociables, ni récupérables. Le Peuple se présente comme le symbole réel de la pureté révolutionnaire. La Révolution ne peut réaliser son essence éthique que si elle est réellement portée par le Peuple. L’absence de leadership est le principe de sa réussite. Chacun se sent l’héritier et le dépositaire de cette Révolution. C’est contre l’affaissement de la société auquel le système l’a réduit, que le peuple s’est soulevé pour reconquérir sa dignité et assumer son destin.

L’absence de leadership est à lire aussi dans la capacité de cette jeunesse à dépasser son histoire moderne centrée sur la notion de Guide, de Raïs ou de Zaïm qui a dominé le monde arabe depuis les années cinquante pour finir par le déposséder de toute valeur humaine et le placer dans une situation de soumission populaire.

Par ce dépassement, cette jeunesse a renoué avec sa personnalité historique. La langue arabe structurée principalement sur la phrase verbale ouvre sur une philosophie de l’action. L’historisation de la civilisation musulmane débute par un mouvement. Celui de l’hégire. L’action est au cœur de la philosophie arabe. Le seul nom présent est celui du peuple. Cette primauté du sujet sur le verbe dans la conscience arabe trouve son origine dans la dérive de la civilisation musulmane avec l’instauration de la dynastie des Omeyades. Une dérive accentuée par des siècles de retard et de la domination de la pensée occidentale. La primauté du sujet sur le verbe dans la conscience arabe moderne a structuré la réalité sociopolitique sur les notions de pouvoir, de domination et de richesse, qui a entraîné l’affaissement morale de la société.

En renouant avec l’action révolutionnaire, les Arabes renouent avec leur personnalité historique centrée principalement sur des valeurs éthiques telles que la justice, la liberté, la dignité, l’hospitalité, des valeurs qui ne font qu’anoblir l’homme et l’agrandir.

La primauté donnée aux revendications uniquement et non aux personnes qui les portent dénote la primauté de l’abstraction sur la personnification. Les valeurs abstraites doivent êtres portées et revendiquées par chaque individu. La personnification des valeurs de la Révolution par des personnes est l’annonce de sa confiscation et sa mise à mort par la mise en place d’une idéologie autoritaire.

L’abstraction est toujours une avancée de civilisation. Lorsque les valeurs censées guider la civilisation humaine sont diffusées dans le peuple et non seulement monopolisées par une élite, une oligarchie, et que la classe politique est jugée en fonction de ses valeurs de probité et d’honnêteté, le politique revient au cœur de la vie sociale car jusqu’à présent, c’est l’économique qui est au centre de la vie moderne, d’où le chaos du monde.

La première leçon à tirer de cette Révolution est le retour du Peuple comme sujet historique sur la scène mondiale. Le retour du peuple signe le retour du politique. Le besoin du politique n’est que le besoin de justice et de liberté. La politique mondiale actuelle n’est que le règne de l’Economique, de l’inégalité et de la domination. Avec le retour du peuple, la Révolution arabe inaugure le retour du politique.

Au grand espoir que soulève le vent de l’est, sur l’autre rive de la Méditerranée, se lit le malaise occidental.

Révolution et civilisation. La Révolution arabe, révolution post-occidentale. Un événement historique n’acquiert le sens d’une révolution que quand il s’inscrit dans une aire de civilisation. C’est cette inscription qui fait la jonction du particulier et de l’universel et ouvre une nouvelle ère de l’histoire de l’humanité. Avec la Révolution arabe, nous sommes, effectivement, devant un nouvel ordre mondial.

Ni la chute du mur en 89, ni les événements du 11 septembre 2001 n’avaient cette charge philosophique pour incarner la naissance d’un nouvel ordre mondial. La chute du mur s’inscrivait à l’intérieur de la civilisation occidentale et le 11 septembre 2001 n’a produit qu’une fausse image d’un monde divisé et circonscrit métaphysiquement entre un monde libre et un terrorisme islamique mondialisé. La Révolution arabe signe la mort philosophique d’El Quaïda. De plus, elle atteste que cette philosophie, celle du terrorisme, ne peut être le propre de la civilisation musulmane. Car le terrorisme mondialisé est substantiel à la naissance de l’empire américain et au renforcement des dictatures arabes. Il est juste de rappeler aussi qu’il est étrange qu’un homme, Oussama Ben Laden, puisse concevoir une stratégie à l’échelle planétaire ! Seule une puissance mondiale peut concevoir des problèmes planétaires. El Quaïda a davantage obscurci la nuit arabe et déchaîné le vieux volcan des instincts primaires qui remontent aux croisades : la Révolution de la jeunesse arabe s’annonce comme la clôture philosophique et métaphysique de cette décennie.

Les temps modernes, qu’on peut désigner par le temps occidental, l’Occident-monde selon l’expression de Toynbee, a connu quatre Révolutions. Les deux premières, française et russe, s’inscrivent dans le monde occidental et les deux dernières, iranienne et arabe, dans le monde oriental.

Les deux premières, à l’image de l’œuvre de Dostoïevski, Les possédés, voulaient faire du passé table rase et créer un nouveau monde pour l’humanité et faire naître un homme nouveau. André Gide, admirateur de la Révolution russe avant son voyage en Russie, clamait déjà qu’il voyait naître un homme nouveau à l’est. C’est cette passion dévorante et destructrice à la fois, ce désir révolutionnaire de la fin de toute transcendance et l’instauration d’un immanentisme radical, qui a abouti à toutes les formes du totalitarisme.

L’universalité du message de ces deux révolutions a structuré le monde pendant les trois derniers siècles, et principalement le dernier siècle avec la guerre froide et la division du monde Est-Ouest. La chute du mur ne peut symboliser uniquement le triomphe de la liberté mais aussi, et l’important est là, le retour de la transcendance.

L’universalité est l’autre nom de la civilisation. Qu’entendons-nous par civilisation ? Beaucoup d’encre a coulé pour traiter de cette question ; les deux concepts qui structurent notre monde contemporain sont le choc ou le dialogue des civilisations, et principalement l’occidentale et la musulmane. Car lorsque ces concepts sont utilisés, ce sont ces deux dernières qui sont incluses et sous-entendues.

Je définirai une civilisation par les caractéristiques suivantes qui répondent à la notion de choc ou dialogue qui englobe exclusivement les civilisations occidentale et musulmane.

Le concept de civilisation selon les critères suivants exclut les civilisations égyptienne et chinoise de cette définition.

1- Une culture savante. Une civilisation est le produit d’une culture arrivée au stade de son apogée scientifique. Une culture susceptible de produire le savoir. Un savoir (le rationnel) en mesure de se communiquer aux autres peuples qui le développeront à leur tour.

2- Un dictionnaire propre. Toute civilisation qui naît porte avec elle son propre dictionnaire. L’originalité d’une civilisation est dans sa capacité à apporter à l’humanité un nouveau langage, une nouvelle vision du monde. Elle forme un système, une cohérence et une dynamique interne. La compréhension et la critique de celle-ci ne peut se faire que de l’intérieur car critiquer un système à partir d’un autre c’est transposer sur lui ses propres croyances, désirs et fantasmes. Toute civilisation repose donc sur un socle culturel qui résiste et à partir duquel se construit le renouveau.

3- Un message universel. Une culture ne peut s’ouvrir sur l’universalité que si elle a un message à livrer au monde, si elle se sent dans l’exigence de le faire, si elle se sent aussi responsable de le faire. C’est-à-dire mandatée par une instance pour le faire.

4- L’essence d’une civilisation se lit dans sa rencontre avec l’autre. C’est dans son moment d’exportation et d’ouverture à l’autre qu’une civilisation est jugée. Est-elle fidèle à ses valeurs ? Son message est-il réellement émancipateur pour les autres peuples ? L’essence de cette civilisation est-elle culturelle ou économique ? Un message au service de la puissance nationale ne peut être un message libérateur ? Lorsque l’extérieur répond uniquement à des besoins internes, ce message ne peut répondre qu’à la gloire d’une nation et ne peut par conséquent envelopper l’humanité.

A deux moments de son histoire, la Chine (11) atteste qu’elle n’a aucun message propre à révéler au monde. La Muraille de Chine comme rempart contre les barbares ferme la Chine au monde. Les Chinois n’ont jamais senti ni le besoin ni l’exigence, par le passé, de sillonner le monde, ni pour le connaître ni pour se faire connaître.

La Chine moderne, celle de Mao, n’a pu advenir que lorsqu’elle s’est révoltée contre ce qui a toujours fait le ciment de la société chinoise : la culture confucéenne. Une culture de l’ordre et de la stabilité. Mao, pour faire réussir la révolte paysanne, a dû amener les Chinois à tuer en eux Confucius et le remplacer par Marx. La conscience dialectique devait se substituer à la conscience répétitive. La Chine ne pouvait rentrer dans l’histoire moderne qu’en brisant le socle qui l’a structuré pendant des siècles. Une révolution ne peut accéder à l’universalité que si elle puise dans son être historique son propre modèle. La Chine ne pouvait sculpter un modèle universel car son être historique est complètement dépourvu de cette tentation. C’est pour cette raison que l’extériorité actuelle de la Chine est centrée sur l’économique. Et elle ne peut être qu’économique. Le monde asiatique, dans sa version japonaise comme dans sa version chinoise, dans son ouverture au monde, a fait la symbiose entre l’intériorité asiatique et l’extériorité occidentale. Une extériorité traduite par une agressivité économique.

L’égyptologie est une passion occidentale. L’Egypte médiévale n’avait pas besoin de ressusciter son Antiquité pour fonder son épopée glorieuse. L’âge pharaonique existait dans la conscience collective musulmane comme modèle absolu du despotisme et de la transgression métaphysique. Il est redevenu l’Age d’Or de l’Egypte moderne après l’Expédition d’Egypte. En réveillant les Pharaons, l’Antiquité dans l’ensemble des peuples de la région, l’Expédition d’Egypte a mis entre parenthèses la période islamique. L’Egypte moderne, et avec elle le monde arabe, a commencé a rêvé en français comme horizon d’attente et le modèle pharaonique comme structure du pouvoir étatique. Aucun pays arabe n’a échappé à cette équation : le mime de la modernité et l’assise dictatoriale du pouvoir.

L’époque moderne dans sa rencontre avec l’Autre a commencé par l’Expédition d’Egypte et la conquête d’Alger pour en finir avec l’occupation de l’Afghanistan et l’invasion de l’Irak. Dans les deux cas, le verbe, la plume et le pinceau sont toujours au service d’une vision impériale.

Les deux premières révolutions, française et russe, aspiraient à fonder un nouveau monde. Une aspiration qui s’est traduite par la mort du Roi et l’élimination de la famille du Tsar, les Romanov. Toutes les dérives étaient déjà inscrites dans cette radicalité.

Les deux autres révolutions, iranienne et arabe, mêmes si elles se situent dans une aire de civilisation musulmane, s’inscrivent dans le temps hégémonique de l’Occident. Un temps philosophique qui prône le désenchantement du monde et la sécularisation du social comme horizon indépassable de l’humanité. Ces deux révolutions, chacune à leur manière, font place à la transcendance.

La révolution iranienne, en se qualifiant de musulmane, l’islam étant religion de la République, est dans le prolongement logique de son histoire : l’Iran dans sa forme persane ou iranienne a toujours vécu sous une religion monothéiste. Sa puissance d’Empire, l’Iran la devait à sa religion centralisatrice. Ce qui est nouveau dans cette qualification de Révolution islamique est qu’elle signifiait aussi qu’elle est antioccidentale, principalement anti-américaine, vu l’état social dans lequel se trouvait la société au temps des Pahlavi qui prônait la modernisation pour leur pays, qui signifiait l’occidentalisation et le rôle joué par l’Angleterre puis l’Amérique pour maintenir cette société dans une forme de dépendance continue.

Face à l’immanentisme radical des deux révolutions, la révolution iranienne a prôné une transcendance radicale.

Face à « la spiritualité politique » en Iran, selon le vocabulaire de Foucault, la Révolution arabe, n’a qu’un seul mot d’ordre : la chute du régime.

Un régime dans lequel on retrouve la même équation : une modernité de façade et un centralisme despotique. Des régimes qui se disent modernes avec des partis laïcs et soutenus par les puissances occidentales. Pour ces deux raisons, et étant donné la revendication majeure qui mobilise le monde arabe – la fin du régime, la Révolution arabe est une Révolution post-occidentale. Khadafi est l’archétype absolu de cette modernité politique. Le Frankestein de la modernité politique. Nous pouvons ajouter cette différentiation artistique. Contrairement aux mouvements contestataires qui ont battu le pavé ces dernières années en Ukraïne et en Iran symbolisées par le port des couleurs orange, verte, la Révolution arabe n’avait que la puissance du verbe. Cette personnification de la contestation dans une phénoménologie visuelle (mouvement orange et vert) l’insère dans l’esprit de la modernité occidentale. L’adresse du verbe c’est le peuple. Le verbe, en tant qu’esprit, peut transformer le peuple d’orient en volonté générale qui descend dans la rue.

Si la Révolution iranienne était antioccidentale, prisonnière du contre, la Révolution arabe est post-occidentale.

Cette Révolution qui n’a pas cessé d’ébranler des postulats tacites qui se sont greffés sur le monde arabe démontre de quel côté se trouve la liberté et la terreur. La Révolution arabe place définitivement la terreur dans les arcanes de l’Etat et de ses complices. Elle soulève un grand espoir pour les peuples du monde. Car la mondialisation a évacué le peuple et l’idée de la révolution de son champ sémantique pour ne laisser place qu’aux révoltes et à des groupes sociaux. L’oligarchie financière qui gouverne le monde, à l’image des Versaillais, voit toujours dans le peuple la classe dangereuse. Le peuple fait irruption dans l’histoire et se présente comme la véritable source de souveraineté. En devenant maître de son destin, le peuple réactive la valeur qui fait défaut à la modernité occidentale : l’héroïsme. En diluant cette valeur dans une subjectivité visuelle –vestimentaire ou corporelle, l’Occident à perdu le sens des valeurs qu’impliquent l’héroïsme telles que la dignité humaine, l’égalité, la justice, la liberté,…

La vie s’est substituée aux valeurs et le cynisme et le mercantilisme ont tenu lieu de politique étrangère.

Le peuple qui s’est révolté en Egypte, certes, ne s’inscrit pas dans l’horizon métaphysique des révolutionnaires français et russes, ni dans la philosophie du contre de la révolution iranienne. Il n’appelle pas à l’avènement d’un nouveau monde. Mais il tend à asseoir celui-ci sur les valeurs de la justice, de la dignité et de la liberté. Des valeurs que l’Occident, incarnant dans le langage hégélien l’esprit du monde, a trahies.

Le vent s’est levé en Orient. Un orient, hier, lieu de tous les exotismes, reprend son sens philosophique comme lieu d’orientation. Insufflé par une jeunesse arabe et accompagnée par la chaîne arabe Aljazeera, la Révolution arabe pose de nouveaux jalons à un monde désorienté. Thomas Kuhn, dans son ouvrage célèbre, la Structure des révolutions scientifiques, nous a instruit que les Révolutions scientifiques entraînent un changement de paradigme pour saisir et comprendre à nouveau le réel. En réagissant par la question des flux migratoires et le débat sur l’islam, l’oligarchie politique en France atteste qu’elle n’a pas encore compris le sens de cette Révolution. Pour comprendre ce nouveau paradigme, il faut se mettre, le temps d’un moment, à l’école de la Révolution arabe.

Mahmoud Senadji
19 mars 2011

Notes et références :

1. Cité dans le Monde diplomatique, « De l’arapohobie à l’islamophobie », novembre 2003.
2. Marlène Nasr, les Arabes et l’Islam vus par les manuels scolaires français, 2001, Paris, Editions KHartala.
3. Rencontres organisées annuellement par Strasbourg Méditerranée (2001). Les idées de M. Benrabbah sont consultables dans son ouvrage : Langue et pouvoir en Algérie. Histoire d’un traumatisme linguistique, Paris, Éditions Séguier, 1999, 350 pages.
4. Monde diplomatique, op, cit.
5. Poujalat, dans L’Histoire des Croisades de Joseph François Michaud, Bruxelles, 1841, t.1, p. XIII.
6. Chateaubriand, Itinéraire de Paris à Jérusalem et de Jérusalem à Paris, t.1, Berche et Tralin, Libraires-Editeurs, Paris, 1887, p.87-88.
7. Tzvetan Todorov, Nous et les autres. La réflexion française sur la diversité humaine, Seuil, 1989, p.351.
8. A lire l’article de Gilbert Grandguillaume « Mythe Kabyle ? Exception Kabyle ? » Esprit, novembre 2001, p.20-27.
9. Ce mythe a fini par atteindre l’ensemble des Algériens qui l’ont transposé à l’échelle arabe. Il était impensable pour les Algériens qu’un changement démocratique puisse se produire dans le monde arabe sans que l’Algérie n’en soit l’initiatrice. Si les revendications en Tunisie ont fini par aboutir à une révolution populaire, en Algérie, elles ont tourné à l’émeute. Cela atteste que l’Algérie n’est pas mûre pour la moisson révolutionnaire. Cette question mériterait une analyse spécifique pour expliquer « qu’en est-il de l’Algérie dans un monde arabe en révolution ?
10. Cité par Khalid Al-Shami, « Les intellectuels arabes, l’Islam, les dictatures et l’Occident », communication présentée à la conférence « Islamisme, démocratisation et intellectuels arabes », organisée par le centre pour l’étude de la démocratie de l’Université à Londres, les 4-5 décembre 2008.
11. Selon les critères adaptées, la Chine et l’Egypte sont des cités-empires, cités-états, des citadinités mais non des civilisations. La Grèce, en faisant la synthèse de la culture égyptienne et chinoise signe la naissance du concept de civilisation.

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