Les feux de la rampe ne peuvent éclipser la misère que le temps d’un show. Les artistes du ballet national algérien l’on prouvé lors de la grande réception donnée dans la somptueuse villa de l’ambassade d’Algérie à Ottawa pour célébrer le 1er novembre et devant le public du théâtre Maisonneuve à Montréal. Une fois éteints les projecteurs, finis le faste officiel et la mise en scène, la misère de nos artistes a repris le dessus, poussant neuf d’entre eux à rompre l’imposture des fausses paillettes officielles et disparaître dans le « paradis » canadien, pour ne pas embarquer dans l’avion du retour en Algérie. Pour les dirigeants algériens qui ne cessent de virevolter sur la scène internationale, claironnant des prouesses démocratiques qu’ils n’ont pas, l’accroc est de taille et la gifle amplement retentissante. Car, s’il est notoire que le pouvoir a fait de la majorité des Algériens un potentiel de « harragas », très peu d’entre eux auront la chance de ces artistes, qui ont voyagé en tout honneur dans le froufrou des salons officiels et jouit momentanément du faste ronflant de la gouvernance de Bouteflika, avant d’atterrir dans une ambiance plus que chaleureuse du pays de leur rêve : le Canada.

Après les milliers d’étudiants et autres boursiers qui chaque année, à la fin de leurs études, font faux bond à l’Algérie au profit de leurs pays hôtes, voilà que s’ouvre un autre chapitre dans l’innovation du « harraguisme » algérien, comme pour rivaliser avec leurs dirigeants qui ne cessent d’innover dans la forfaiture pour entretenir l’enfer quotidien de leurs citoyens. Il va sans dire que l’initiative fugueuse des jeunes artistes du ballet a permis au phénomène « harraga » de gagner en grade, avec le risque de faire de nombreux émules. Pensons notamment aux nombreuses délégations d’autres secteurs que la culture, qui assistent aux colloques et rencontres internationales dans les pays occidentaux, surtout le Canada, connu pour son système plus ou moins généreux à l’égard des demandeurs d’asile. Pour plusieurs cadres, le calcul est vite fait et la tentation d’une meilleure vie est trop forte. Faut-il souligner que même des diplomates, qui ont pourtant largement profité du système, n’y en ont pas résisté. Combien sont-ils à avoir sauté le pas et demandé l’asile aux pays hôtes dès la fin de leurs mandats de représentants de l’Algérie ? Et même quand ils ne font pas faux bond à leur pays, combien sont-ils à lui faire assez confiance pour lui confier l’avenir de leur enfants et proches ? La réponse risquerait non pas de surprendre, mais d’ajouter au discrédit de notre pays, déjà fortement accablé par une gouvernance affligeante qui détient le record de la perversité.

Dans cette affaire du ballet, il faut dire que la tangente en soi de nos jeunes compatriotes n’a rien d’incriminant, et il n’est pas question ici de leur jeter la pierre ; nous savons ce qu’il en est du sort des gens du peuple chez nous, de surcroît quand ils sont artistes. Il est dans la nature des choses que tout individu, qui se sent opprimé, cherche à s’en libérer et partir en quête du bien-être, là où il pense pouvoir le trouver.

Comment en vouloir à nos jeunes, dont le présent tient de l’absurde et l’avenir de l’obscurité ? Comment en vouloir à cette frange vulnérable de notre société, qui a grandi dans la forfaiture ambiante, sans autres repères que la haine, l’hogra, l’injustice, la malfaisance payante et la marginalisation du bien et de tout savoir-faire ? Qui, dans la jungle qu’est devenue l’Algérie, peut prétendre détenir l’autorité morale pour juger ces jeunes qui, en surdose de désarroi, se jettent à la mort, où faussent compagnie aux « dignitaires » embourgeoisés qui les présentent comme faire-valoir et se moquent de leur misère ? Non seulement, il n’y a pas d’autorité morale pour rétablir la confiance dans le pays et l’espoir dans le cœur des gens, en particulier chez les jeunes, mais il y a pire, la société semble conditionnée à accepter l’arbitraire, l’intolérance, la corruption et l’incompétence de ses dirigeants. Alors que le monde lui renvoie, en grand et en large, sa condition d’esclave de la dictature, elle continue de se complaire dans un silence révoltant, et traîne à prendre ses responsabilités citoyennes, retardant ainsi tout projet d’une meilleure qualité de vie sous le ciel d’Algérie. Il n’est pas exagéré de déduire, que par sa passivité devant les aberrations continues du régime, la société algérienne, particulièrement sa frange savante et lettrée, contribue non seulement au maintien du pouvoir en place, mais torpille également toute chance de l’Algérie d’accéder à l’Etat de droit. L’Algérie pourrait se comparer à une école de mauvaise réputation, dont les résultats (toutes disciplines confondues) sont catastrophiques et le taux de décrochage scolaire des plus forts. Dans de telles circonstances, ce ne sont pas les jeunes Algériens qui « décrochent à l’école » ou fuient le pays, qui sont à blâmer, mais cette indigence et irresponsabilité collective de la société, ce laisser-aller aux allures suicidaires, qui empêche de croire que leur pays est capable d’offrir un autre sort que celui de la marginalisation ou de la harga.

Ce qui m’attriste, je dois dire, c’est le timing de cette énième déconfiture de l’Algérie, car elle brouille quelque peu la symbolique du 1er novembre dont on célébrait le 56e anniversaire. Et même là, je refuse de mettre le blâme sur nos jeunes. Que savent-ils vraiment du 1er novembre ? De la Révolution de leurs aînés ? De la souffrance endurée par les leurs pendant plus de 130 ans d’esclavage régi par l’odieux code de l’indigénat ? De sa lutte détournée, de son indépendance confisquée, etc. etc. ? Non, nos jeunes n’ont pas eu l’éducation qui aurait fait d’eux des citoyens libres, dotés d’un esprit critique, amoureux du travail bien fait et de leur pays. On les a intoxiqués par une démagogie malfaisante produite par ceux-là mêmes qui ont conduit le pays dans l’impasse, battant en brèche toutes les valeurs universelles qui font les nations respectables. Dans de telles conditions, faut-il en vouloir aux jeunes de faire table rase de l’histoire de leur pays, des valeurs et des repères que nous, en tant que société, sommes incapables de leur transmettre, mettant ainsi en péril l’avenir de notre nation.

Pour conclure sur ce malheureux épisode de notre fierté nationale, disons qu’il a permis de remettre certaines pendules à l’heure. Comme secouer l’indifférence de la diaspora algérienne face au désespoir des leurs, rappeler au Canada qui fait de très bonnes affaires en Algérie qu’il participe à la corruption et au pillage des ressources d’un peuple étouffé par l’état d’urgence, et enfin, signifier un désaveu cinglant pour les autorités algériennes dont la débâcle a fait le tour des médias du monde.

Zehira Houfani
21 novembre 2010

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