La reprise du pouvoir par un coup d’Etat militaire, le 19 juin 1965, répondait indubitablement à la conception que se faisait des dirigeants algériens de la politique. En effet, dans leur logique, il ne pouvait être président que celui qui disposait du soutien de l’armée. Et pour l’un des meilleurs spécialistes du mouvement national, Mohammed Harbi, cette confrontation avait au moins pour origine la préparation de la lutte armée. Il note à ce propos : « Le mot d’ordre ‘d’abord l’action’ deviendra ‘d’abord l’armée’. A partir de là s’amorce la privatisation de l’Etat en gestation et sa militarisation.» (1) D’ailleurs, c’est au nom de cette hégémonie de l’armée que Boumediene s’était opposé au Gouvernement Provisoire de la République Algérienne (GPRA) lors de la ratification des accords d’Evian. Par la suite, en se passant de la majorité du Conseil National de la Révolution Algérienne (CNRA), le tandem Boumediene-Ben Bella a proclamé le 22 juillet 1962 la création du bureau politique pour succéder au GPRA, certes évanescent. Grâce à la force de feu de l’armée des frontières, les deux hommes ont réussi à évincer les opposants récalcitrants. Mais une fois le pouvoir acquis, chacun des deux hommes cherchait à reprendre les rênes de l’Etat à lui tout seul. Avec ces querelles, le slogan « le peuple, seul héros » a été remisé dans le placard pour n’être utilisé que pour s’imposer à lui.

1― Le faux parrainage de l’armée par Ben Bella

La cohésion qui a prévalu pendant la guerre s’est effritée juste après la signature des accords d’Evian. En effet, à la fin de la guerre, seule l’armée des frontières avait une organisation infaillible. Au sein du GPRA, les ex centralistes et les ex udmistes ne s’entendaient plus. Bien qu’ils aient tous contribué à juguler le joug colonial inique, force est de constater que la non délimitation des compétences de chaque entité [CCE, GPRA, CNRA, EMG etc.] a été un frein à la mise en place des institutions du futur Etat indépendant. Pour le pionnier du nationalisme algérien, Ferhat Abbas, la responsabilité incombait à ceux qui ont détourné le combat du peuple algérien, luttant pour sa libération, pour leur imposer une autre domination. Dans « L’autopsie d’une guerre », il étaye son argumentation en écrivant : « Pendant notre guerre de libération, c’était à ce peuple de choisir sa voie. Ceux qui l’ont privé de la parole, qui l’ont empêché d’exercer ses responsabilités, avec l’arrière-pensée de vivre comme des rois et de régner sur l’Algérie, ont commis une faute grave. » (2)

Cette erreur impardonnable a engendré une lutte fratricide pour la maitrise des rouages de l’Etat. Ainsi, de 1962 à 1965, Ben Bella s’est attelé à s’emparer de l’appareil de l’Etat. Il pensait qu’en utilisant son charisme, il allait s’imposer à tous les segments de l’Etat, l’armée y comprise. Mais celle qui faisait et défaisait les hommes ne l’entendait pas de cette oreille. Elle a attendu le moment opportun pour trancher la question du pouvoir. Entre temps, elle a laissé faire. En effet, pendant la période Ben Bella, celui-ci a concentré plusieurs pouvoirs entre ses mains. Il a mis en sourdine la constitution de septembre 1963 pour légiférer par ordonnances. Au conseil des ministres ou au comité central, dont il était le secrétaire général après la démission de Khider, il imposait son point de vue. A la fin de ses exposés, il avait l’habitude de demander si parmi les présents il y aurait eu des contres. Si personne ne leva la main, il proclama alors que le projet a été adopté à l’unanimité. Dans une altercation avec Ahmed Mahsas, ministre de la réforme agraire, il a remis sa démission en lui disant : « Tu as déjà la présidence, l’intérieur, l’information, une partie des Affaires étrangères ; si tu veux un autre ministère, je te donne volontiers le mien. » (3) Selon Jean Daniel, citant Hocine Zehouane, Ben Bella chercha à s’assurer le contrôle total du ministère des Affaires étrangères : « Il veut prendre pour lui le ministère des Affaires étrangères, car Bouteflika est devenu un ennemi à éliminer, ainsi que le ministère de la Défense nationale, car il s’est juré depuis toujours de ne pas tolérer un si dangereux rival. » (4) Dans ce cas de figure, la bataille pour le pouvoir entre les deux hommes ne pouvait pas ne pas avoir lieu.

2― La préparation du coup de force

Les adversaires de Ben Bella ne voulurent pas qu’il préside la conférence afro-asiatique. En le laissant faire, ils auraient eu du mal à le détrôner, surtout s’il parvenait à construire une stature internationale aux côtés de Gamal AbdeNasser ou Chou Enlai. Le risque, pour le groupe qui gravitait autour de Boumediene, était de voir Ben Bella affirmer, devant ses hôtes, sa volonté d’écarter des responsables comme Boumediene ou Bouteflika. Selon Jean Daniel, décrivant l’état d’esprit de Ben Bella, il estime que le Président en exercice n’aurait pas hésité à passer à l’offensive. Car l’occasion ne se serait pas répétée à foison. Il note à juste titre : « Il faut écarter définitivement le spectre des renversements militaires, assurer avant la conférence afro-asiatique la primauté du pouvoir civil et prouver au pays son aptitude à trancher les conflits. » En tout cas, tel était le climat politique en ce mois de juin 1965.

Cependant, sous la houlette de Boumediene, une réunion regroupant, Abdelaziz Bouteflika, Ahmed Medeghri, Cherif Belkacem, les commandants Chabou et Hoffman, eut lieu à Alger. Et le groupe s’est entendu, in fine, sur la nécessité de renverser Ben Bella avant que la conférence afro-asiatique ait débuté ses travaux. Pour eux, une fois le coup de force perpétré, il faudrait rassurer les participants à la conférence que ce renversement n’était qu’un accident de parcourt. Et que l’Algérie respecterait tous ses engagements internationaux. Suite à cette réunion, Boumediene a convoqué tous les chefs de régions à se rendre à Alger, vers la mi-juin, en vue de peaufiner le plan du coup de force. A partir de ce moment-là, toutes les concessions qu’aurait pu faire Ben Bella étaient irrecevables. Car, le 18 juin au soir, les partisans du coup d’Etat étaient prêts à mettre en exécution le plan préparé trois semaines plus tôt.

Les circonstances de l’arrestation de Ben Bella furent rapportées par Jean Daniel, dans « Alger : histoire d’un complot » écrivant : « Zbiri, tu sais que j’ai toujours eu confiance en toi…

Ecoute, ne perdons pas de temps, habille-toi. Tu es arrêté par le conseil de la Révolution. » Il est 2h25 du matin, dans la nuit du 18 au 19 juin lorsque Ahmed Ben Bella, que l’on vient de réveiller en sursaut, entend cette phrase de celui qu’il a lui-même nommé chef d’état-major de l’armée. Le président algérien ne comprend pas. A côté de Tahar Zbiri, se tient le commandant Draïa, qu’il vient de nommer directeur de la Sûreté et qui fut commandant des compagnies nationales de sécurité, c’est-à-dire de la garde prétorienne de Ben Bella. Il y a aussi Saïd Abid, qui commande la première région militaire du Grand-Alger et avec lequel il a eu quelques jours avant un très amical entretien. Ben Bella les regarde tous les trois comme pour tenter un rappel au loyalisme. En vain. D’ailleurs, il n’est pas en forme. Il ne réalise pas vraiment ce qui se passe. Il s’est couché tard, et lorsqu’un cri de la fidèle servante l’a brusquement réveillé, il a cru qu’on venait lui annoncer une nouvelle importante. Il s’est endormi fort de trois convictions. A la veille de la conférence afro-asiatique, lui, Ben Bella, peut tout se permettre et il va le montrer dès samedi matin. » (5)

En revanche, en cas d’échec, le groupe putschiste a préparé un plan de fuite à l’étranger. En effet, à l’aéroport de Boufarik, un avion, moteur en marche, attendait Boumediene et ses compagnons en cas où le coup de force n’aboutissait pas. Cet aveu n’est pas anodin puisqu’il émanait de l’un des artisans du putsch, le colonel Ahmed Bencherif, ancien commandant en chef de la gendarmerie nationale.

3― Répercussions du putsch sur la société algérienne

Le principal reproche qui fut fait à Ben Bella était celui d’avoir une mainmise quasi-totale sur les institutions de l’Etat. D’ailleurs, dans l’appel au peuple algérien, rédigé au nom du conseil de la révolution, l’un des griefs opposé à la gestion de Ben Bella fut résumé comme suit : « Le pouvoir personnel, aujourd’hui, consacre(sic) toutes les institutions nationales et régionales du parti et de l’Etat se trouvent(sic) à la merci d’un seul homme qui confère les responsabilités à sa guise, fait et défait selon une tactique malsaine et improvisée les organismes dirigeants, impose les options et les hommes selon l’humeur du moment, les caprices et le bon plaisir. » (6) Mais en reprochant une multitude de défauts à l’ancien président Ben Bella, la nouvelle équipe, conduite par Boumediene, allait-elle les corriger ? Hélas, le coup d’Etat n’a pas estompé ces erreurs. Au contraire, les institutions algériennes ont été à la merci d’un seul homme, Boumediene, sans qu’il y ait personne pour le contrarier.

Qu’il n’en déplaise aux nostalgiques de l’époque Boumediene, sa conduite des affaires n’en différait point de celle de Ben Bella. Pour l’auteur de « Grandeur et décadence de l’Etat algérien », la ressemblance fut criante : « En fait, la politique de Boumediene qui avait substitué de facto le fait au droit, la légitimité révolutionnaire à la constitutionnalité des lois, a constitué un préalable à la corruption et à l’autoritarisme néojacobin du régime. De sorte que ses successeurs n’ont fait que reprendre à leur compte ses méthodes de gouvernement et ses procédures de cooptation et de clientélisme en essayant de les dissimuler sous une feinte libérale. » (7) En effet, le putsch étant réalisé avec succès, Boumediene n’a pas tardé à s’assurer le contrôle exclusif des rouages de l’Etat. A la différence de son prédécesseur, il s’est appuyé sur une base solide, en l’occurrence l’armée, qui lui obéissait sans vergogne. D’emblée, il s’est attaqué à la liberté d’expression en éliminant toute velléité d’opposition. D’ailleurs, il est difficile de parler d’un quelconque redressement révolutionnaire dans la mesure où le chef du conseil de la révolution s’est octroyé tous les pouvoirs : gouvernemental, partisan et légiférant.

Par ailleurs, ce qui restera l’un des points répréhensibles de l’époque Boumediene est sans conteste la liquidation physique de plusieurs figures de proues du mouvement national. En effet, en s’appuyant sur la police politique, selon Abdelkader Yafsah, Boumediene a franchi un pas supplémentaire que son prédécesseur n’aurait pas osé faire. Il écrit à ce propos : « Mohamed Khider et Krim Belkacem sont assassinés, Mohemd Boudiaf et Hocine Ait Ahmed organisent des mouvements d’opposition en exil. Le président du conseil de la révolution, ministre de la défense, chef du gouvernement, Boumediene s’était imposé comme chef d’Etat et cumulait de ce fait, comme son prédécesseur, tous les postes importants de décision. A ce titre, il se confondait avec l’Etat, le parti –tout comme Ben Bella- mais avait en plus de ce dernier, et pour lui seul, l’armée. » (8)

En somme, il est évident que le changement à la tète de l’Etat, après le 19 juin 1965, ne profitait pas au peuple sur le plan démocratique. Quoiqu’on ait épilogué sur le rôle international de Boumediene, sur le plan intérieur c’était à peu prés tomber de Charybde en Scylla. En revanche, le pouvoir, après ce coup de force, s’est stabilisé. Le soutien indéfectible de l’armée à Boumediene a annihilé toute velléité de reprendre le pouvoir par la force. Par conséquent, l’emprise sur le pouvoir a privé le peuple de la liberté politique qu’il avait perdue depuis belle lurette.

Boubekeur Ait Benali
18 juin 2010

Notes de renvoi :

1) Mohammed Harbi, l’Algérie et son destin, page 93.
2) Ferhat Abbas, Autopsie d’une guerre, cité par Larbi Si Hanafi.
3) Jean Daniel, Nouvel Observateur du 24 juin 1965, reproduit par El Watan du 28 décembre 2008.
4) Ibid.
5) Ibid.
6) Ahmed Rouadjia, Grandeur et décadence de l’Etat algérien, page 158.
7) Ibid, page 164.
8) Abdelkader Yafsah, la question du pouvoir en Algérie, dossier El Watan 28 décembre 2008.

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