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Sous un titre trompeur de « Triumph of the Turks », Owen Matthews et Christopher Dickey n’ont pas manqué de nous livrer des arguments hardis expliquant aux lecteurs du N°33 du Newsweek comment la Turquie qui pourtant a même refusé aux Américains le passage de leurs forces à travers son territoire pour conquérir l’Irak voisin, s’est trouvée être le seul vrai vainqueur de cette guerre. Etrange situation d’un pays victorieux d’une guerre à la quelle il n’a pas participé.

L’objet de ce propos n’est point de commenter un article de presse et encore moins de lui accorder une quelconque importance, mais de remarquer à quel point l’usage de l’argument historique est à même d’apporter du crédit aux thèses les plus invraisemblables.

Pour ciseler la thèse du « triomphe turc », les deux compères ne se sont pas privés d’exprimer un certain gout pour la formule. Est évoqué, en effet, le généralissime de maréchal aux multiples décorations Archibald Wavell, qui sous sa tombe croirait à peine à quel point il a eu raison de rayer le slogan « The war to end war » lancé par les artisans de l’accord secret de Sykes-Picot, selon lequel l’empire ottoman fut dépecé au lendemain de la première guerre mondiale. Pour Wavell on a créé une paix pour en finir avec la paix : « a peace to end peace ». L’histoire lui a donné raison puisque vingt-et-un ans plus tard, une guerre plus meurtrière, plus étendue mit en prise les bénéficiaires de Sykes-Picot contre les exclus de la messe de partage.

En évoquant les accords secrets de Sykes-Picot, peut-être est-il utile de retracer la genèse de cette idée qui semble ignorée par les générations successives de la jeunesse des pays qui en sont victimes. Un constat terriblement triste qui explique en partie l’absence d’une conscience historique permettant l’engagement déterminé pour lever le défit de la libération et l’exercice de la pleine souveraineté des peuples sur leurs terres, ressources et destin.

Dans la tourmente révolutionnaire russe dont on dirait qu’elle fut un imprévu historique qui a échappé aux comploteurs ou du moins non pris en compte, un lot de documents secrets a été découvert dans les archives tsaristes par les révolutionnaires russes et ont vendu la mèche aux Turcs.

Des négociations ont été conduites en mai 1916 par Sir Mark Sykes du côté anglais et Georges Picot pour le côté français avec l’aval ultérieur de Saint Petersburg dont l’appétit est largement pourvu de l’acquisition des provinces d’Erzurum, Trabzon, Van et Bitlis ainsi que les régions de Much et Siirt jusqu’à la vallée du Tigre. Par le truchement de la révolution, l’empire du Tsar ne put garder ces nouvelles possessions, celle-ci ayant éclaté à Petrograd en mars 1917.

Ce traité comportait trois niveaux de bénéficiaires :

1— A la Grande-Bretagne les ports de Haïfa, d’Acre, toute la Mésopotamie méridionale depuis Bagdad jusqu’au Golf persique, une vaste zone d’influence allant de la Palestine jusqu’à l’Iran.

A la France le littoral syrien, la Cilicie assortie d’une zone d’influence couvrant le reste de la Syrie et le nord de l’Irak.

2— La Russie associée au partage fut satisfaite des régions qui lui ont été octroyées ci-dessus citées.

Le 19 avril 1917, à l’Italie qui fait la tête fut taillée une zone d’occupation à travers l’Anatolie occidentale et englobant des régions les plus riches de l’empire, dont Smyrne, Konya, Antalya et Mersin.

3— Des promesses à tous vents furent semées :

Aux Juifs « un home national » en Palestine.

Aux Grecs l’accomplissement de leur « grande idée » : création d’une grande Grèce englobant la Thrace et les provinces égéennes de l’Asie mineure.

Enfin aux Arabes l’indépendance accompagnée d’une efficace tutelle européenne. C’est le vent ! Puisqu’à en croire la logique, deux propositions contradictoires ne se rencontrent jamais.

Mais les Arabes ayant perdu la signification des mots alors même qu’ils ont eu vent de l’affaire et le chérif recevant l’avertissement de la sublime porte, marchent non sans ferveur pour la sacro-sainte cause arabe dans la combine. La tutelle est on ne peut plus efficace, quant à l’indépendance…

L’empire ottoman chancelant fut pris de vitesse malgré sa résistance au processus d’inféodation à l’occident dans lequel il se trouvait entrainé depuis le début du 19ième siècle. Cette inféodation qui a trouvé ses chantres eut un corollaire : s’engager crève les yeux dans la guerre en dépit de la situation intérieure défavorable. La propagande est menée à grande force de persuasion que la guerre constituait le seul moyen dont les Ottomans disposaient pour secouer le joug intolérable de l’impérialisme européen et que la Turquie ne manquerait pas, avec l’aide de l’Allemagne, de sortir victorieuse de l’épreuve présentée comme l’unique option de retrouver les terres et les richesses dont elle avait été dépossédée ainsi que toute sa grandeur passée. La tentation est grande et l’hymne des sirènes fut irrésistible quand ses odes et ses ondes traversèrent l’Anatolie. L’idée auguste de rattraper l’histoire fait vibrer le peuple turc des membres jusqu’aux entrailles. Un des premiers à donner le ton est un célèbre publiciste social-démocrate venu de l’Allemagne et entré avec l’aval de la Wilhelmstrasse, au service de la cause ottomane, Alexandre Israël Helphand, plus connu sous le nom de « plume de Parvus ». La production de Ziya Gokelp se charge d’en exprimer l’esprit dont le souffle emportera toute conscience historique raisonnable pour semer les graines du touranisme chauvin. Une sorte d’action parallèle à celle enclenchée par Laurence parmi les bédouins arabes.

Aujourd’hui, après une ivresse qui a duré plus d’un siècle on se demande pourquoi une politique turque de « zéro conflit avec les voisins » est-elle de mauvais gout. Pourtant le bon sens la suggère à tout le monde à plus d’un titre. Mais si jadis le fléau du militarisme qui a balayé l’Europe par deux guerres des plus meurtrières dont les affres étaient vécues dans le sang et dans la chaire des populations européennes et que les gamins européens en garderont des stigmates à jamais ineffaçables, aujourd’hui la délocalisation de la guerre du territoire européen vers l’extérieur est incontestablement l’une des réussites conséquentes à la deuxième guerre mondiale.

On entrevoit l’ombre de Sykes-Picot planer au-dessus des troupes de l’occident technique qui a mis sa confiance dans les arts de la guerre, qui déferle sur les hautes terres de la civilisation, et on se demande de savoir ce qui a vraiment changé dans le fond à la feuille de route établie il y a près d’un siècle.

D’aucuns comprendront sans grand effort que la politique de « zéro conflit avec les voisins » généralisée dans l’aire de l’Islam est synonyme de l’effondrement de l’esprit de Sykes-Picot. Mais on y veille et on y a prévu mille et une astuces contre tout possible réveil.

Abdelkader Hadjali
21 avril 2010

3 commentaires

  1. En parlant d’« absence d’une conscience historique », M. Abdelkader Hadjali met ici le doigt, avec un rare bonheur d’expression, sur la longue et tragique hibernation de notre Oumma, ballottée entre le bellicisme croisé de ses adversaires idéologiques de l’ « Occident technique » et ses dirigeants politiques illégitimes et félons.

    Quant à la « feuille de route », les contours en avaient été déjà tracés – avant Sykes-Picot – en 1907, au lendemain de l’Entente-Cordiale, par la Commission officielle, présidée par Camille Bitterman, Président du Conseil Britannique, quand il la réunit pour la première fois, en déclarant dans son allocution :

    « « « »Les empires se forment, s’agrandissent et se stabilisent un tant soit peu, avant de se désagréger et de disparaître….Avons-nous un moyen d’empêcher cette chute, cet effondrement ? Nous est-il possible de freiner le destin du colonialisme européen actuellement à son point critique ? En fait, l’Europe est devenue un vieux continent aux ressources épuisées et aux intérêts émoussés, alors que le reste du monde encore en pleine jeunesse, aspire à plus de science, d’organisation et de bonheur…. »

    (« Le conflit israélo-arabe » in – Numéro Spécial de la Revue Les Temps Moderne n°253 Bis, page 225 – Juin 1967). » » »

    En réponse à cette question qui exprimait clairement les craintes des impérialistes britanniques quant à leur avenir, la Commission élabora un important rapport. Celui-ci soulignait

    « « « la nécessité de lutter contre l’union des masses populaires dans la région arabe ou l’établissement de tout lien intellectuel, spirituel ou historique entre elles » (ibid) – et préconisait – « la recherche de tous les moyens pratiques pour les diviser autant que possible ».(ibid). Comme moyen d’y parvenir, le rapport suggérait: « l’édification d’une barrière humaine puissante et étrangère à la région – pont reliant l’Asie à l’Afrique – de façon à créer dans cette partie du monde, à proximité du canal de Suez, une force amie de l’impérialisme et hostile aux habitants de la région. » » »

    Ces vérités amères nous ne devons jamais les perdre de vue, en tant qu’elles reflètent les terribles responsabilités historiques et morales de l’Occident, à la fois au niveau de ses projets, de ses intentions, de ses discours et de ses actes. Quant à nier l’existence de Conflit de Civilisation, cela fait partie de l’arsenal de l’Occident depuis l’ère des Croisades et celle de la Colonisation, qui n’ont attendu ni les théories fumeuses des Fukuyama et autres Huntington, ni les scénarios messianiques hollywoodiens des sionistes chrétiens, dont nous assistons, depuis le début du siècle à la criminelle mise en scène en Irak, en Afghanistan ou au Pakistan, pour ne citer que les plus brûlants.

    Le Premier Acte de Renaissance du monde musulman – et cette Renaissance est inscrite dans le sens de l’Histoire – s’accomplira le jour où nos peuples respectifs se lèveront comme un seul homme, dans une immense cascade d’ « Intifadhas », pour balayer les pouvoirs usurpateurs et traitres à l’Islam qui dirigent aujourd’hui nos pays, dans leur quasi-totalité. A l’exception honorable et prometteuse, de l’Iran et de la Turquie qui constituent incontestablement aujourd’hui, les premières pierres blanches de cette Renaissance.

    Merci à Si Abdelkader Hadjali d’avoir honoré, oà travers cet excellent article, un grand nom de l’histoire du nationalisme algérien

    • Merci Mr DEHBI pour votre commentaire. Je tiens juste à signaler que je signe mes contributions de mon vrai nom. Quant à l’autre Abdelkader HADJALI auquel je rend hommage par ma signature de mon vrai nom, il est regrétable de constater l’anonymat dont il jouit. C’est d’ailleurs le cas de tous nos héros que l’on n’évoque que pour des fins de polimique au lieu de prendre leur exemple de foi, de dévouement et de lutte. Merci encore une fois

      • Il n’y a quasiment plus de héros en Algérie. On les a tous tués une seconde fois, les uns après les autres, en les chargeant des crimes les plus infâmes. Le cancer des DAF avait déjà commencé insidieusement sous Boumédiène – quoique de manière limitée – puis a montré de grandes oreilles, avec l’avènement de Chadli et les pressions mitterrandiennes des années 80 – 90 où l’on a vu se déployer à la tête du régime algérien, la crème – ou la lie, c’est selon – des enfants de troupe de l’ex-puissance coloniale, au point où ils s’estimèrent assez forts pour perpétrer leur putsch criminel contre la souveraineté de tout un peuple et fouler aux pieds les résultats électoraux de Décembre-Janvier 91-92. – Tout un boulevard allait être tracé pour la tragédie nationale de la décennie noire – 1990 – 2000 – dont le plus grand nombre des victimes (plus de 200.000) allait être le fait de massacres prémédités, perpétrés par les groupes islamiques armés (GIA) largement infiltrés par le DRS ou alors directement par de véritables milices, recrutées sous la couverture de la lutte contre le terrorisme.

        Sous la pression des protestations de l’opinion publique nationale et internationale, alarmée par la succession de massacres de masse comme à Bentalha, Béni Messous, Relizane ou Raïs, et sentant l’étau d’une mise en accusation en règle, devant un Tribunal Pénal International, pour Crimes Imprescriptibles, les nouveaux gauleiters de l’ex-puissance coloniale n’ont eu d’autre alternative que d’aller sortir de son terrier, un M. Bouteflika, bien content de prendre sa revanche contre le Peuple algérien, coupable à ses yeux de l’avoir abandonné à la mort de Boumédiène…La suite, toute la monde la connaît : La Loi scélérate d’auto amnistie des criminels et de leurs complices – retournés – recrutés dans le camp des Islamistes trabendistes, de la farine des Madani Mezrag et autres Layada et consorts.

        L’ancienne puissance coloniale avait un besoin vital de discréditer les héros de la Guerre de Libération la plus longue, la plus lourde en sacrifices, mais aussi la plus prestigieuse de toutes les guerres de la décolonisation du siècle dernier. Cet acharnement de la France sionisée de M. Sarkozy, contre l’Algérie et les symboles de la Guerre de Libération est gros de menaces pour la souveraineté et l’indépendance de notre pays si l’on n’y prend garde. En particulier si le pouvoir actuel, illégitime et corrompu – sous ses deux facettes, civile et militaire – devait encore perdurer.

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