Un déclin qui ne convainc pas tout le monde

Le chercheur français François Burgat, auteur de livres de référence sur l’islamisme (1), était l’un des mieux placés pour commenter le livre de Gilles Kepel. Nous l’avons rencontré à Sanaa, au Yémen.

Dans son livre, Gilles Kepel explique ce « déclin » par   la fin de l’alliance circonstancielle qu’avaient noués dans les années 70 et 80 trois groupes sociaux : les jeunes déshérités, la bourgeoisie pieuse et les intellectuels islamistes. Que pensez-vous de cette analyse sociologique ?

L’hypothèse qui fonde sur l’évolution  d’un système d’alliance sociale  l’explication d’un « échec » supposé des  islamistes me laisse sur ma réserve pour plusieurs raisons. Outre le fait que je tiens à me démarquer de la problématique simplificatrice d’un « échec » du courant islamiste dans son ensemble, je ne crois pas aux lectures économistes d’un phénomène dont j’ai pour ma part écrit qu’il fallait y entrer par la porte de l’identitaire. Selon les configurations politiques nationales, très variables, les oppositions, islamistes ou autres, peuvent bien sûr  avoir des assises sociales différentes et en tout état de cause  évolutives.  La mise en évidence des dynamiques qui affectent ces assises n’est donc pas impertinente. Mais  m’étant toujours démarqué des explications socio-économiques  de l’émergence de l’islamisme, je ne puis souscrire à une explication socio-économique de sa supposée disparition ou même seulement de sa mutation.  Les deux décennies écoulées ont largement  montrées en effet que l’approche seulement  sociale ou économique de l’islamisme produisait des résultats très  aléatoires. On peut ainsi être aujourd’hui  à la fois « bourgeois » et « islamiste » reconnaît Gilles Kepel. J’en prends acte avec satisfaction. Mais cela n’a pas toujours été le cas. Pendant longtemps, souvenez vous en, tout islamiste était réputé appartenir aux seuls bataillons des “laissés pour compte du développement” et ce grave  raccourci  économiste tient encore lieu jusqu’à ce jour de credo médiatique.

Ma troisième réserve tient au fait que cet ouvrage fait de façon assez déconcertante l’économie d’un certain nombre de références essentielles.  Depuis près de dix années maintenant, Olivier Roy a publié un ouvrage remarqué sur « L’Echec de l’Islam politique ». Comment  ne pas être étonné de voir qu’un chercheur au CNRS  consacrant plusieurs centaines de pages au  « déclin »  de l’islamisme   puisse faire une impasse aussi totale (au point de ne même pas le mentionner dans sa bibliographie) sur le premier ouvrage à avoir longuement disséqué les raisons de l’« échec » supposé de ce courant ? La remarque vaut bien sûr pour mes propres travaux, qui sont tout aussi soigneusement passés sous silence, mais tout autant pour un certain nombre d’autres  contributions (par exemple « Démocraties sans démocrates », de Ghassan Salamé). Cette attitude est d’autant plus dérangeante que les ouvrages en question sont loin d’être étrangers à l’argumentation du livre. L’auteur du « Jihâd »  nous invite en fait  à franchir un certain nombre de portes dont il sait pertinemment qu’elles ont été – fût-ce au service d’approches différentes –  ouvertes de longue date par ceux que précisément, il se garde  de citer.   Tout ce qui risquait de limiter  la portée prophétique et innovatrice de son propos a été purement et  simplement passé à la trappe. Plutôt que les islamistes ou leurs équilibres internes, je pense pour ma part que c’est Gilles Kepel  qui a  changé.  Il a longtemps fondé sa vision du  courant islamiste sur sa seule composante radicale. Pour accommoder une réalité qui, dans sa diversité,  peut de moins en moins s’y réduire et sortir ainsi de l’impasse méthodologique où il s’était enfermé, il lui a fallu, dans « Le Jihâd »  intégrer enfin à son approche  des composantes du courant islamiste et des angles d’analyse qu’il avait longtemps ignorés, interdisant à ses lecteurs de penser une évolution modernisante de ce courant. Il accepte d’y déceler aujourd’hui, longtemps après des tas d’autres auteurs,  les ferments d’une possible  « démocratie musulmane ». On ne saurait certes le lui reprocher : mieux vaut tard que jamais. Mais qu’on ne s’y trompe pas, il  s’agit plus  là d’un ralliement, que d’une… découverte.

Sur le fond du problème de « l’échec » islamiste allégué, plus de vingt ans après le début de la « vague islamiste », force est de constater que les islamistes ont échoué à prendre le pouvoir dans la plupart des pays du monde arabo-musulman. Comment expliquez-vous cet échec ?

Sans doute seriez vous d’accord pour affirmer avec moi que depuis vingt ans, aucune opposition « démocrate » n’a réussi à prendre la place d’un général arabe  porté au pouvoir lors des indépendances. Mais vous risqueriez-vous pour autant à en tirer la conclusion que c’est là la preuve d’un « échec du projet démocratique dans le monde arabe » ?  En réalité, au Proche-Orient et au Maghreb, (à l’exception de l’Iran « intégriste », ne l’oublions jamais) aucune opposition, pas plus « laïque » qu’ « islamiste » n’a  réussi à  ce jour à déboulonner les généraux  membres du club électoral des 99%  ou autres  monarques au long cours. Voilà la réalité sur laquelle il nous faut baser toute réflexion sur l’état des forces politiques dans cette région du monde. De grâce, ne donnons  pas aux performances policières les plus inacceptables des régimes arabes ou musulmans  valeur de preuve d’une quelconque défaite « idéologique » de leurs opposants quels qu’ils soient.

Pour que l’on puisse parler d’une défaite des islamistes, en temps que forces d’opposition, il faudrait parvenir à démontrer que s’y sont substituées d’autres forces politiques, notamment « laïques » qui feraient preuve d’une capacité de mobilisation supérieure.  Or nous sommes bien loin d’un tel état de fait. Dans la « résistance » aux ordres politiques internes, les islamistes continuent imperturbablement à fournir à la fois le fer de lance et le gros des bataillons de la mobilisation.  La seule conjoncture qui permettrait de crédibiliser la thèse du recul serait, pour prendre les deux exemples emblématiques de la Turquie et de l’Algérie, la réhabilitation sans réserve des partis islamistes interdits (FIS et Refah), la levée de toutes les entraves juridiques et policières à leur action et la tenue d’élections libres sous contrôle international effectif. Je suis prêt à prendre le pari  que les chantres du “post-islamisme” devraient peut être, une nouvelle fois, revoir leur appareil conceptuel.  Tout cela ne doit bien sûr pas aboutir à nier que le temps passe, même pour islamistes et que cela génère des évolutions évidentes, y compris doctrinales dont la plupart étaient perceptibles de longue. Mais c’est là un autre sujet.

Propos recueillis par Baudouin Loos

L’islamisme est-il entré dans une phase de déclin?

L’islamisme est-il entré dans une phase de déclin? Voilà la thèse que développe sur 450 pages le Français Gilles Kepel, directeur de recherches au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), dans son dernier livre qui fait beaucoup de bruit (2).

Auteur prolifique (3), Kepel a mis cinq ans pour produire cette somme ambitieuse, qui tente de faire le tour du monde arabo-musulman et d’y étudier l’impact passé et présent du phénomène islamiste, pour se clore sur quelques conjectures.

La thèse fondamentale de l’essai? L’alliance qu’avaient conclue deux classes sociales bien différenciées des sociétés arabo-musulmanes, la jeunesse déshéritée et la bourgeoisie pieuse, a volé en éclats dès lors que le radicalisme des éléments les plus extrémistes de la première classe s’est mu‚ en violence extrême qui a éloigné – dégoûté en somme – la bourgeoisie en question.

«L’islamisme radical a fini par se couper du mouvement social qui l’avait engendré», déclarait Gilles Kepel au «Monde» le 25 novembre dernier. «Les classes moyennes pieuses, en particulier, ne se sont plus reconnues dans des groupes dont elles commençaient à craindre qu’ils ne se retournent contre elles, à défaut de pouvoir abattre l’Etat».

Deux exemples, l’Algérie et les massacreurs des GIA, l’Egypte et les tueurs de touristes et de coptes des Gamaat islamiyya, viennent illustrer la démonstration du chercheur. On voit déjà poindre une grosse faiblesse du livre: quand bien même les deux paradigmes susmentionnés étaient validés – ce que tous au sein de la recherche scientifique ne confirment déjà pas –, le reste des pays de l’ensemble arabo-musulman n’entre pas, ou alors très peu, dans ce moule.

Sous d’autres rapports, l’essai de Kepel risque de laisser le lecteur sur sa faim. Les cas de la Malaisie, du Pakistan, du Soudan, du Liban et de la Jordanie ne reçoivent ainsi qu’un traitement sommaire, tandis que le Maroc, la Tunisie, la Libye, les pays du golfe Persique (sauf l’Arabie Saoudite), la Syrie, l’Irak et l’Indonésie sont, eux, carrément absents de l’étude. Par ailleurs, l’auteur a délibérément occulté la dimension féminine de l’islamisme pour n’y consacrer que cinq lignes! Enfin, on pourra aussi regretter l’absence de références à des entretiens de l’auteur avec les principaux intéressés, les dirigeants islamistes à travers le monde, eux aussi tout simplement ignorés.

Pour tenter de convaincre, Kepel doit d’ailleurs parfois pousser sa démonstration trop loin. Il écrit ainsi (p. 316), «la terreur à grand spectacle (il évoque ici nommément les attentats de Dar-es-Salaam, de Nairobi (1998), de Louxor (1997) et les grands massacres d’Algérie (97-98), est l’occasion, grâce à la couverture médiatique qu’elle procure, de se poser en champion de la cause (islamiste?, NLDR) et de tenter de retrouver la faveur populaire à travers la représentation télévisée, en l’absence de travail effectif d’implantation sociale». Mais comment imaginer sérieusement que les hallucinés qui dépècent des familles entières en Algérie, par exemple, espèrent par là retrouver la faveur populaire?

Cela dit, Gilles Kepel n’en conserve pas moins un certain nombre de mérites. Celui, par exemple, de démontrer l’inexistence d’une Internationale islamiste, à la faveur d’une description de la diversité des postures islamistes à travers le monde et même au sein de chaque Etat. Celui, aussi, d’user de beaucoup de précaution s’agissant de désigner les responsabilités des pires attentats attribués à la mouvance des GIA dans le conflit algérien, notamment dans les actions terroristes perpétrées en France en 1995.

Son descriptif de la compétition pour le leadership islamique que se livrèrent l’Iran révolutionnaire de l’ayatollah Khomeiny et l’Arabie conservatrice de la famille Saoud dès la fin des années 70 ne manque pas non plus d’intérêt. Tout comme l’importance qu’il accorde à la guerre de libération des moudjahiddin afghans et les émules arabes qui vinrent les rejoindre pour bouter les Soviétiques hors du pays avant de rentrer, gonflés à bloc, dans leurs foyers respectifs, dans les années 80 et 90. On notera également son avertissement (p. 364) aux élites qui, selon lui, ont «vaincu le péril» islamiste: «Si ces élites se contentent de tirer un profit immédiat et égoïste de la décrue actuelle de l’islamisme sans s’engager dans la réforme, le monde musulman sera confronté, à court terme, à de nouvelles explosions, que leur langage soit islamiste, ethnique, racial, confessionnel ou populiste».

Baudouin Loos
Source : Le Soir de Bruxelles le 23 juin 2000

Notes :

(1) Voir notamment « L’Islamisme en face », La Découverte, 1995 ou « L’Islamisme au Maghreb : la voix du Sud », Karthala 1988 et Payot, 1995 (Petite Bibliothèque).
(2) «Jihad, expansion et déclin de l’islamisme», Gallimard, Paris.
(3) Voir notamment «Le Prophète et le Pharaon» (Seuil, 1984), «Les Banlieues de l’islam» (Point/Seuil, 1987) ou «A l’Ouest d’Allah» (idem, 1995).

2 commentaires

  1. L’Islam fondamentaliste.
    à:François Burgat

    « (à l’exception de l’Iran « intégriste », ne l’oublions jamais) ».

    En effet!,et cela vous reste en travers de la gorge depuis plus de 30 ans!

    Il serait plus juste de qualifier l’Iran de pays islamique fondamentaliste pays,conséquent avec lui-même et dirigé par des Musulmans authentiques et selon des valeurs et des principes islamiques.

    L’Islam est un ensemble de principes politiques, économiques,socio-culturels, ne l’oublions jamais!

    Pour conclure, je remarque que, à l’instar de la gente intello occidentale, vous persistez à employer le vocable pernicieux d’ « intégriste » à connotation démagogique qui renvoie à l’image détestable du « barbu » illuminé des « cavernes » au poignard entre les dents et brandissant un Coran !

    Je vous suggère,pour parfaire votre analyse d' »expert » d’utiliser le qualificatif de Musulman. Fallait y penser, non?!

    • Cher Yahya

      Le sens de la phrase que vous critiquez me semble vous avoir échappé. Vous omettez le rôle des guillemets (de distanciation) qui entourent le terme« intégriste » et soulignent que l’auteur se démarque de son usage. Il vous a sans doute échappé que cette interview date de l’été 2000, au lendemain de la victoire électorale des réformistes. « Ne l’oubliez jamais » entend donc critiquer le fait que le regard occidental persiste à qualifier d’intégriste le seul pays où les urnes ont autorisé un renouvellement significatif de la majorité politique. Vous pourrez vérifier la constance de cette position en parcourant les pages du livre cité, ou sa mise à jour en 2008, plus explicite encore, ou d’autres, disponibles on line, y compris sur ce site et consacrées à ce pays. fb

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