Les victoires que l’on s’arrache à soi-même sont toujours les plus douloureusement payées. Quand de telles victoires sont obtenues après un combat injuste livré contre soi-même, elles consacrent des tragi-bizarreries aussi angoissantes, inutiles, qu’autorégénératives car hypocondriaques. Le combattant qui se livre à cette sorte d’Iliade peut toujours mettre au canon de son fusil une fleur, voire même une rose à peine épanouie ; la fleur ou la rose semblera à mi-chemin entre la rouille du canon froid et la flétrissure qui la rongeront : hagarde et dressée de toutes ses pétales, son spectacle peut induire en erreur le simple d’esprit qui sourirait car n’ayant pas vu la gâchette toujours facile et les coups partant à reculons.

Il y a des moments psychologiques et culturels où l’on ne peut que sauter du coq à l’âne, à moins de vouloir barboter dans les flots d’images en trompe-l’œil. Il y a des moments aussi où l’on sent comme une nécessité de se tirer soi-même dessus pour impressionner un ennemi et d’autres où, dans le but de lui gâcher la victoire, l’on feint de ne pas enregistrer de défaite. Eh ! On peut parfois se révéler farceur à outrance, au point même de priver un ennemi du sentiment même d’être défait, simplement en inhibant totalement la victoire obtenue à ses dépens.

Cela peut expliquer beaucoup de faits divers. Mais, parfois, certains faits divers nous procurent des anecdotes qui sont d’un ultime recours pour comprendre, par analogie, un événement historique à l’échelle d’une nation nouvellement autodéterminée comme l’Algérie en 1962 ou même à l’échelle d’une grande puissance ancienne à l’image de la France. Nous prenons ces deux exemples de pays distinctement : il n’est pas très utile de lire l’histoire de l’une confondue avec celle de l’autre quoique, pour beaucoup, les événements enregistrables au compte de l’un éclairent le sens du cheminement politique effectué par l’autre parfois davantage que les tableaux chronologiques respectifs.

Le thème des négociations entre l’Algérie et la France, qui pourrait constituer une très bonne illustration de ce qui précède, n’est commun qu’en tant que thème. Un thème quine pouvait constituer qu’un aboutissement chez les militants algériens comme la proclamation du 01 novembre en fait foi, mais qui, de surcroit, n’a intéressé les ethnologues de guerre à l’instar de Soustelles et Servier, les politiques du « dernier quart d’heure » à l’instar de Mitterrand aussi bien que les militaires « compréhensifs » de la « paix des braves » tel que De Gaulles qu’en tant que  prolongement à la guerre qui ne laissait aucune chance de prendre un air sérieux à des réflexions qui mené à en faire un « préalable » à la guerre telles que celles des « Amis du Manifeste et de la Liberté», des « Normaliens » ou encore d’un jeune intellectuel à l’époque des faits tel que Charles-Robert Ageron.

Ce que le thème « négociations » a bousculé dans le personnel et les institutions françaises est à étudier séparément de ce qu’il a provoqué parmi les dirigeants politiques et les structures de l’Algérie combattant pour son indépendance. Néanmoins, ce qui se passait en France depuis l’apparition de ce thème « négociations » est probablement analysé, soupesé en Algérie et a été peut-être traduit par des réaménagements, tactiques ou stratégiques, l’éclairant de ce fait. La même chose devrait être valable si on prend d’abord ce que ce thème « négociations » a provoqué dans les rangs des Algériens. Et il ne faudrait s’arrêter ni au problème, majeur à l’époque, de la concurrence FLN/MNA, ni au cas, singulier, « Abane Ramdane » ; si on se satisfait de ces deux proéminences de guerre, on s’en fait deux parfaites œillères qui nous empêcheront de voir que, après décembre 1957, la préparation des négociations a pris de part et d’autres une telle vitesse que la Révolution algérienne s’est permis un GPRA et un EMG, ce dernier sans les 3B, tandis que la France s’offrait une 5e République à la mesure du Général de Gaulle qui était en réserve de la 4e, son premier enfant constitutionnel.

Les événements s’éclairent ainsi mutuellement alors que les ambitions de De Gaulle pour la France étaient la sauvegarde de la République et, dans toute la mesure du possible, de l’empire colonial, tandis que les révolutionnaires qui avaient de l’ambition pour l’Algérie étaient déjà presque tous tués, en prison ou en résidence surveillée. On ne s’expliquerait pas autrement pourquoi des députés de la mandature 1997-2002 s’étaient crus utiles en servant (à qui ?) l’accusation de traitrise à la nation à l’encontre du plus dynamique membre de la délégation extérieure du FLN initial. Peut-être trahissaient-ils, de ce fait, le secret de ce qui sera le destin de quiconque citera le nom de Boudiaf, de Boussouf ou de Hocine Ait-Ahmed une fois que les derniers révolutionnaires auront rejoint le panthéon fictif des disparus.

Tout ce qui s’est passé en termes de contacts, en vue de négociations ouvertes, entre décembre 1957 et mars 1961, est une succession de romans d’aventures, d’odyssées, d’intrigues militaro-policières et de tragédies humaines et politiques d’un intérêt et d’une complexité remarquables : éviter volontairement de s’y pencher pour en tirer la substance serait digne d’une abeille butineuse aveugle.

Cette succession d’événements d’importance aussi majeure l’une que l’autre pour l’aspect général de ce thème « négociations » a connu son premier aboutissement retentissant le 19 mars 1961.  C’est-à-dire une année jour pour jour avant le 19 mars 1962 et, une année moins un jour, avant le 18 mars 1962 date de la signature des accords d’Evian. C’est en effet, semble-t-il, le 19 mars 1961 que les négociations sont officiellement et aussi publiquement que faire se pouvait sont ouvertes entre la 5e République française représentée par Louis JOXE, et le représentant devenu exclusif du peuple algérien, le GPRA/FLN dont la délégation était conduite par Belkacem KRIM.

Il y a tout juste quelques douze mois, une personnalité algérienne historique s’est insurgé contre le fait que l’on célèbre le 18 mars 1962 chaque 19 mars, un peu comme on célèbre le 03 juillet 1962 (si ce n’est le 02 juillet, à prendre en compte l’avis de ceux qui disent que l’Assemblée française aurait voté l’indépendance de l’Algérie ce jour-là), date effective de notre autodétermination pour l’indépendance, non pas le 03 juillet mais, le 05 juillet de chaque année.

Si notre fête de l’indépendance s’imbrique et se télescope itérativement avec notre trauma nationale due à l’invasion de Sidi-Ferruch par les troupes du roi de France en 1830, notre fête nationale de la Victoire nous rappelle que c’est une victoire que d’être vivant le jour des négociations qui suit une longue et âpre lutte ; d’appartenir au parti (FLN) qui s’engage dans ces négociations à l’exclusion des partis qui en sont écartés (PCA, MNA) ; de vaincre les hésitations d’une puissance comme la France d’alors à s’ouvrir à des négociations publiques.

Pourtant, la France avait juste entamé ses expériences nucléaires dans le Sahara algérien, à Reggane et à Tamanrasset, et avait pu les poursuivre par dizaines plusieurs années après l’indépendance. Avant le 19 mars, c’était l’Istiamar : la colonisation ; après le 18 mars, c’était l’Istidmar : la « décolonisation » à coups de colonnes de fumée nucléaire, de destructions de colonnes d’architectures infra et supra structurelles qui a trainé suffisamment longtemps malgré la remise au placard, et parfois en cause, de part et d’autre, des accords d’Evian et de ses signataires dont le côté français avait pris le soin de reconnaitre plutôt le FLN (qui, très vite, se mettra en ordre de bataille avec l’EMG et les « moudjahidines du 19 mars ») que le Gouvernement provisoire (qui sortira, à la suite des « Wilayas de l’intérieur », par la petite porte de la constituante qui a aussi rapidement que possible rejailli dans un cinéma).

Elle devait être bien malheureuse, et confuse, la France à force de s’être confrontée à l’art de lui gâcher ses victoires, de cacher les nôtres, de fêter nos défaites et d’ignorer les siennes. C’est tout de même à se demander si chacun de ces deux choix ne constitue un idéogramme ultra-crypté, signaux lancés « au futur », comme on dit, par des personnages clefs, à la lucidité exceptionnelle, qui se savaient sur le point de chuter. Si c’était réellement le cas, de tels signaux en appelleraient à des livres entiers d’histoire à eux tous seuls. À prendre une telle thèse en considération, la survenue de la date anti-négociation (cette fois-ci entre le FLN et le FFS) du 19 juin 1965 et l’apparition de l’accolade (« et de la jeunesse ») accompagnant la fête de l’indépendance formeraient les éléments de l’antithèse, développant ainsi une dialectique hermétique qui traverserait en courant d’air les décennies. Il suffit de si peu pour avoir l’esprit malade que seule l’ironie aide à distinguer entre ce qui ne peut être que pure fiction et ce qui emprunte quelques attributs à la vraisemblance : l’ironie n’est pas monnaie rare.

Tahar Hamadache
11 mars 2009

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