Le président du CICR Jakob Kellenberger appelle à «lancer enfin un processus de paix sincère et honnête sur Gaza». Il ne veut plus se limiter au discours humanitaire qui évacue les vraies questions. Le recours aux armes lourdes dans une zone aussi dense que Gaza pose un sérieux problème, constate-t-il. Des propos qui tranchent avec la réserve habituelle du CIC.

Jakob Kellenberger, président du CICR, n’a pas vraiment le profil type du participant au World Economic Forum. A Davos, la crise financière a clairement éclipsé les crises ­humanitaires. «Je viens ici d’abord pour rencontrer des représentants de gouvernements partenaires ou de pays où nous avons des opérations importantes.»

Il a donc enchaîné les rendez-vous avec le président ­colombien Uribe, le premier ministre du Pakistan Gilani, le ministre des Affaires étrangères suédois Carl Bild, ou encore le vice-président de la Commission de l’Union européenne pour ne citer qu’eux. Au menu de ses discussions, les otages et prisonniers, les migrations mais aussi la question de Gaza, sujet de débats explosifs au WEF. «La question humanitaire ne doit pas servir à évacuer les vraies questions. Combien de morts faudra-t-il encore?» lance-t-il en insistant sur le contexte exceptionnel de la dernière intervention militaire à Gaza.

Vous vous êtes rendu à Gaza pendant l’intervention israélienne et avez fait des déclarations fortes en parlant de catastrophe humanitaire extrême qui tranchent avec la modération habituelle du CICR. Israël a-t-il franchi un seuil dans cette intervention?

D’abord, j’ai effectivement été le seul responsable d’une organisation humanitaire à me rendre à Gaza pendant la guerre comme je l’ai fait en 2006 au Liban. C’est important de se faire une impression à chaud de la réalité du terrain. Cela renforce aussi ma crédibilité lorsque je m’entretiens ensuite avec les autorités à Tel-Aviv et à Ramallah. La situation humanitaire à Gaza était extrêmement grave. Dans les autres hôpitaux que j’ai visités en temps de guerre je n’ai pas vu, comme à Gaza, des blessures qui provenaient quasiment uniquement d’armes lourdes. Les chiffres, c’est une chose vous savez, mais quand on voit tant de civils, tant de femmes et d’enfants mutilés, tant d’amputations et de blessures à la tête, cela fait très mal. Il y a eu un très gros problème de coût humain dans ce contexte-là.

Constatez-vous une violation flagrante du droit international humanitaire (DIH)?

Comme vous le savez, nous ne faisons pas ce genre de déclarations. Nous avons entrepris des démarches pour le respect du DIH. Trois points ont été soulevés: l’évacuation des blessés qui devait être permanente et non réduite à trois heures quotidiennes, la distinction entre combattants et civils, enfin la proportionnalité de l’usage de la force. Même si vous avez la volonté de respecter ces deux dernières règles, c’est très difficile si vous utilisez des armes si lourdes dans une zone d’une telle densité de population. Pour prendre un point de comparaison, la densité de population à Gaza est trois fois plus dense que dans le quartier de Manhattan à New York. Dans ces circonstances, le modus operandi militaire choisi pose un sérieux problème.

Et quelle est la situation aujourd’hui à Gaza?

Il y a des besoins humanitaires d’urgence et des besoins importants de réhabilitation d’infrastructures. Mais il faut s’attaquer sérieusement à la question Gaza. Il faut commencer par lever l’embargo et cesser d’isoler Gaza du monde. Il faut que la population puisse travailler.

J’ai un vrai souci: tout le monde se concentre sur l’action humanitaire aujourd’hui. Mais je ne suis plus prêt à limiter mon discours à l’humanitaire. Toutes ces discussions sur l’action humanitaire ne doivent pas servir, comme j’en ai peur, à évacuer les questions politiques difficiles. Avec tout ce que j’ai vu, je me demande combien de morts, de mutilés et d’invalides, dont tant de civils, il faudra encore avant qu’on ait compris qu’il n’y a pas d’alternative à un processus de paix honnête et sincère. Un processus qui doit inclure tous les Etats et groupes armés qui ont une influence dans cette situation.

«La crise financière et économique va une fois de plus frapper les plus faibles»

On dit que la crise a ramené cette année les leaders de Davos à la réalité et à une attitude plus humble. Quel est votre regard?

J’ai un grand respect pour M. Schwab qui a créé cette institution. Il ne faut en aucun cas sous-estimer l’intérêt de cette plate-forme d’échanges. Mais reconnaissons qu’un peu de modestie à Davos, et pas seulement d’ordre rhétorique, serait quand même une bonne chose. Le monde ne se construit pas à partir de Davos.

De votre point de vue les participants ont-ils vraiment tiré les leçons de la crise?

Là, j’ai vraiment encore des doutes. Quand j’observe le débat autour de la crise financière, je suis surpris de voir à quel point on met en cause les structures, alors que ce sont tout même des êtres humains qui remplissent les fonctions clés dans le système financier mondial.

Est-ce que la crise a un effet sur l’activité humanitaire du CICR?

Je crains fortement un scénario bien connu: la crise financière puis la crise économique qu’elle entraîne va finalement frapper les plus vulnérables. Et les personnes que le CICR assiste sont précisément les plus faibles des faibles, victimes de la guerre en plus des crises alimentaires et énergétiques. Ce sont encore les mêmes populations qui vont être les plus fortement touchées par la crise financière.

La crise a-t-elle un impact direct sur le financement du CICR?

Nous avons eu l’an dernier des dépenses records, au vu de notre engagement, les plus élevées depuis la Deuxième Guerre mondiale, mais nous ne serons pas en déficit. Cette situation devrait aussi prévaloir en 2009. Si je me réfère à mes contacts avec les donateurs, je n’ai pas de raison de me faire trop de souci, en tous cas pour 2009. En 2010, nous verrons.

Plusieurs chefs d’Etat ont insisté à Davos sur la nécessité d’aider davantage et mieux les pays du Sud pour faire face à une crise globale et sur le besoin de revaloriser les institutions internationales. Dans ce sens, est-ce que la crise n’a pas aussi un côté positif pour les organisations humanitaires?

Sans doute. Mais il reste à mettre en œuvre ces déclarations. Je le dis sans cynisme. Je trouve très bien cette valorisation des institutions globales et ce qu’on appelle la «global governance». Mais pour les gens ordinaires, la crédibilité et la valeur de ces structures se mesurent à l’effet qu’elles auront sur leur vie quotidienne. Si on veut éviter que la méfiance de la globalisation n’augmente, il faudra que les populations en perçoivent concrètement les avantages. Et il faudra une volonté politique de longue durée pour y arriver.

Guantánamo: «Juste la moindre des choses…»

La nouvelle administration Obama génère beaucoup d’attentes. Quelles sont celles du président du CICR?

Ce que j’ai vraiment le plus apprécié chez le nouveau président, c’est l’affirmation suivante: la lutte efficace ­contre le terrorisme n’est pas incompatible avec le respect de la vie et de la dignité humaine.

Cette conviction dans la pertinence du droit international humanitaire a toujours été la nôtre, mais elle est vraiment au coeur de nos pensées depuis l’ouverture des camps de prisonniers de Guantánamo en 2002.

Quels défis posent la fermeture de Guantánamo au CICR?

Pour l’heure, nous continuons nos visites de prisonniers. La question du retour des prisonniers libérés est importante. Certains ne voudront pas rentrer chez eux car ils craignent pour leur vie. Le principe de non-refoulement est en cause.

Pour nous, ce principe est essentiel. Si le détenu est libéré, c’est qu’après enquête il n’a pas commis de crime et ne présente pas de danger pour la sécurité. Dans ce cas, c’est vraiment la moindre des choses qu’il trouve un pays d’accueil après avoir perdu des années de sa vie dans les conditions de détention que l’on connaît.

Les Etats-Unis ont un rôle prépondérant à jouer dans la recherche du pays d’accueil. Ils peuvent aussi se poser la question de l’accueil des détenus libérés sur leur propre sol.

Pierre Ruetschidavos
24 Heures (Lausanne)
2 février 2009

Source: http://www.tdg.ch/actu/monde/president-cicr-combien-morts-faudra-gaza-2009-02-01

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