Cette communication devait être prononcée au colloque que la Fondation Cordoue a organisé du 13 au 15 novembre à Genève sur les « Perspectives de changement politique en Algérie »

Le changement désigne le passage d’un état vers un autre état. Les physiciens connaissent bien ce phénomène notamment en thermodynamique qui développe une image évolutive de l’univers. Les sciences sociales ont tenté de récupérer avec plus ou moins de bonheur les concepts d’enthalpie et d’entropie produit par cette branche de la physique pour tenter d’expliquer par l’effet du principe d’entropie la dégradation naturelle qui touche indubitablement les systèmes sociaux. Et face au chaos généré notamment par le temps, au désordre, la néguentropie, principe d’organisation du système, devient une nécessité pour produire de la cohésion et de l’ordre raisonnable fondé essentiellement sur les valeurs.

La sociologie s’est, quant à elle, donnée pour tâche fondamentale d’énoncer les lois du changement social. La loi des trois états d’Auguste Comte est connue de tous. Pour le philosophe positiviste, le changement est nécessairement une évolution, un progrès caractérisé par le passage de l’état théologique à l’état métaphysique puis à l’état positif qui correspond à l’âge de la science.

On ne peut expliquer autrement le changement que par la transformation ou la modification d’une chose, d’une situation, d’une personne, d’une société etc…

« Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme », disait le chimiste français Antoine Lavoisier. Et toute transformation, l’enthalpie de changement d’état, comme disent les physiciens, a besoin d’énergie et d’action pour se réaliser.

Pour rassurer tout le monde, je ne vise pas ici la révolution qui caractérise généralement un changement brutal et brusque de l’ordre établi. Mais l’on peut parler de révolution dès lors que se produit un changement profond, radical des structures politiques et sociales d’un Etat. Et c’est ce qui nous intéresse ici. Le choix du sujet de ce colloque est, me semble-t-il, assez éloquent parce qu’il traduit par le premier terme de son intitulé : « Perspectives de changement politique en Algérie » l’optimisme des organisateurs de cette rencontre à atteindre le changement, certes éloigné mais probable. Sans certitude, mais le changement a des chances de se produire. Edgar Morin dit qu’un « observateur impartial qui est dans un temps et dans un lieu, et qui dispose de bonnes informations sur le passé et les processus en cours du présent, peut projeter dans l’avenir ce qui lui semble probable. » L’absence de certitude laisse place dans le probable à l’aléatoire, au hasard alors que la nécessité et l’urgence exigent le changement. Le principe d’entropie aussi. Et en raison de ce principe, le système ne peut se transformer de lui-même, il ne peut pas changer alors qu’il faut absolument qu’il change. Nous savons que le changement ne se décrète pas, il faut donc l’aider à se produire, à se réaliser. Alors, comment l’aider et quels moyens utiliser ?  Je m’empresse de dire, ici, avant de tenter une réponse, que nous avons du changement une conception forcément positive, bienfaitrice, libératrice ; nous voulons, en effet, transformer la société, changer une situation que nous jugeons mauvaise par une autre qui nous semble ou que nous croyons meilleure. Cependant, nous n’ignorons pas que le changement peut aussi avoir des effets néfastes, il peut être, dans son sens négatif, compris comme une altération, une inconstance, un avatar qui est quand même un événement fâcheux…

C’est dire toute la prudence que nous mettons pour parler du changement, bien que celui-ci, et nous le savons, procure souvent des avantages contrairement au statu quo qui profite presque toujours à l’ordre établi, à ceux qui résistent au changement. Et la résistance au changement, lorsque celle-ci vient des forces sociales, est souvent motivée par la peur de l’insécurité, la méfiance et surtout l’incertitude et l’inconnu. Le changement est presque toujours considéré comme hasardeux, les conservatismes, les habitudes et les intérêts pèsent énormément dans le choix de résister à toute transformation. Comme disait Jean Monnet, « les hommes n’acceptent le changement que dans la nécessité et ils ne voient la nécessité que dans la crise. »

Or, la crise est là. L’Algérie la vit depuis fort longtemps. L’échec au milieu des années 1970 du projet de modernisation de l’économie par industrialisation accélérée avait déjà entrouvert la porte du changement, sinon à une période de transition que le pouvoir a vite fait de refermer pour cause de menace à nos frontières avec l’affaire du Sahara Occidental.

Rendu, potentiellement possible d’avoir lieu, le changement attend encore son heure malgré les nombreuses convulsions qui ont agité le pays. Une succession de troubles politiques majeurs (1980 Kabylie, 1986 Constantine, Sétif, 1988 tout le pays s’embrase, 1992 début de la violence) n’ont pas eu raison d’un pouvoir autiste d’accompagner le changement dont il sait pourtant que la nécessité finira, à court ou moyen terme, par l’imposer. La brèche ouverte en février 1989 n’a pas fondamentalement changé la matrice du pouvoir qui continue de contrôler toutes les ressources et d’utiliser tous les moyens, y compris la force armée, comme en octobre 1988, pour assurer son maintien à la tête de l’Etat.

Le passage d’une société d’autorité à une société de libertés a du mal à se faire sans heurts, sans violence et sans drame. A chaque fois que le pays s’est approché d’un changement pacifique du système, le pouvoir dans toutes ses composantes a choisi la confrontation pour répondre aux velléités démocratiques de la société. Le pire de la politique est la politique du pire, source de chaos et de désordre, menée par un pouvoir qui se trouve face à des contestations sociales en gestation à cause, curieux retournement de situation, de l’embellie financière du pays procurée par l’extraordinaire et incroyable flambée des prix des hydrocarbures. Paradoxalement, cette aisance financière marque l’évanescence de l’Etat et l’absence de toute politique publique face aux attentes et aux multiples demandes de la société. L’accumulation des problèmes à la fois

– d’ordre politique, le verrouillage de cette ressource pose indéniablement la question lancinante de l’exercice de la volonté populaire que le président de la République vient de bafouer en procédant à la révision de la Constitution qui lui donne désormais le droit de briguer un troisième mandat,

– d’ordre économique, cette ressource est livrée à l’incohérence, à l’anarchie et au désordre, chacun, ici, connaît les performances négatives et régressives de l’économie algérienne que ternit l’image de ces « harraga » qui fuient le chômage et la misère,

– d’ordre social, cette ressource est porteuse d’explosion, c’est une poudrière qui peut prendre feu à tout moment, les manifestations syndicales se multiplient, les jeunes qui ne tentent pas l’aventure de la mer crient leur désespoir et se retrouvent souvent condamnés pour « trouble à l’ordre public » à des peines de prison, toutes les catégories socioprofessionnelles souffrent de la faiblesse de leur pouvoir d’achat,

– d’ordre culturel, cette ressource est tout aussi bloquée, la quête d’identité des Algériens est toujours prégnante, elle n’a pas perdu de son acuité, elle peut servir de détonateur aux autres ressources, caractérise l’évolution entropique du système qui devient de plus en plus instable du fait de l’état de délabrement du pays et du désordre qui y règne.

Alors, je reviens à mon interrogation, comment l’aider à changer et quels moyens utiliser ? La construction d’une opposition crédible, sérieuse, travailleuse, me semble être un moyen, je n’ai pas dit le seul moyen, de rendre le changement non seulement possible mais inévitable.

Brahim Younessi
13 novembre 2008

Source : http://www.cordoue.ch/index.php?option=com_content&task=view&id=57&Itemid=25

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