L’élément commun le plus évident à ces trois « affaires » est que, dans chaque cas, la révélation de toute la vérité ne serait pas opportune, vu les intérêts politiques, stratégiques et économiques en cause.

Une nouvelle donne dans l’Affaire Tibhirine

À l’époque de l’enlèvement des moines de Tibhirine, l’homme tout puissant à la tête de la sécurité militaire algérienne était le colonel Smail Lamari, qui, sous les ordres du général Mohamed Médiène, dit Tewfik, eut la haute main sur tous les services de sécurité algériens dont il assura la coordination durant la décennie noire. Selon l’ex-adjudant chef Abdelkader Tigha, c’est Smail Lamari qui aurait donné l’ordre d’enlever les moines. Si la demande des nombreux organismes de défense des Droits de l’Homme depuis des années de l’ouverture d’une enquête judiciaire internationale sur les crimes contre l’humanité commis en Algérie durant la guerre civile depuis 1992 avait abouti, Smail Lamari aurait probablement été au premier rang sur le banc des accusés. Il aurait pu connaître le même sort que Slobodan Milosevic. Une mort subite, à l’hôpital militaire de Aïn-Naadja (où les têtes des sept moines furent placées dans sept cercueils de deux mètres de long, en mai 1996) vient de le soustraire à la justice humaine.

Ce décès, s’ajoutant à divers autres événements récents, change considérablement la donne en ce qui concerne l’enquête en cours.

Le Général Philippe Rondot, haut responsable de la DST à l’époque de l’affaire des moines était proche de Smail Lamari, dont il se disait l’ami et envers qui il avait une dette de reconnaissance. Ils ont mené bien des luttes ensemble. Rondot se rendit à Alger tout de suite après l’enlèvement des moines, exprimant la conviction que tout serait réglé en quelques jours. (Il envisageait sans doute une situation identique à celle du faux enlèvement des trois fonctionnaires du consulat français à Alger en octobre 1993). Maintenant qu’il est à la retraite et que Smail est décédé, il se sentira peut-être plus libre pour expliquer la nature des négociations menées par ses services et impliquant Jean-Charles Marchiani. Ce qui d’ailleurs pourrait le distraire heureusement de l’affaire Clearstream.

Marchiani, que ses anciens amis et complices semblent avoir laissé tomber, puisqu’il est maintenant en prison, n’ayant pas comme d’autres l’immunité d’un poste de sénateur, sera peut-être aussi désormais plus disposé à parler. Il s’est déjà à plus d’une reprise étendu sur les négociations qu’il mena pour faire libérer les moines et au cours desquelles il dit avoir obtenu leur libération avant que tout ne soit jeté par terre en raison de l’intervention du Premier ministre Juppé. Un juge d’instruction devrait l’amener à préciser avec qui il a négocié cette libération des moines. Est-ce avec un groupe d’islamistes dans le maquis ? Ce qui serait assez surprenant. Ou bien avec Smail Lamari lui-même? Ce qui est plus probable. Ainsi on saurait mieux qui supervisait l’existence des moines durant leurs deux mois de captivité.

Et puisqu’on parle de juge d’instruction, un autre changement important est intervenu ces derniers temps: l’enquête judiciaire sur l’enlèvement, la séquestration et l’assassinat des moines avait été confiée au juge Jean-Louis Bruguière. Celui-ci, de par sa casquette de juge antiterroriste, se devait de chercher les coupables (tous décédés, comme il convient) parmi les « terroristes » islamistes, sans impliquer ses collègues des services secrets algériens et français avec lesquels il collaborait depuis longtemps à l’arrestation en France d’opposants au régime algérien. Une incursion qui s’est mal terminée dans le monde de la politique, lors des dernières élections législatives en France, l’a amené à prendre une retraite quelque peu anticipée. Un autre juge d’instruction prendra donc la relève de ce dossier sensible.

Une personne que le nouveau juge d’instruction aurait intérêt à entendre serait le président algérien Abdelaziz Bouteflika. Celui-ci, au cours de la campagne électorale de 2004, un peu avant sa réélection, alors qu’il n’était pas encore certain d’être le candidat que les généraux feraient élire, s’entendit poser en France une question concernant la mort des moines de Tibhirine. Sa réponse, toute sibylline, fut que toute vérité n’est pas bonne à dire « au moins pour le moment ». Il se réservait donc la possibilité de révéler plus tard des choses qu’il savait.

Le décès du colonel Smail Lamari sera sans doute l’occasion de nombreux déplacement sur l’échiquier complexe des divers groupes qui se disputent le pouvoir au sein de l’armée algérienne. Le général Mohamed « Tewfik » Médiène et le général Smail Lamari contrôlaient ensemble depuis 1990 toute la structure de répression du DRS (Sécurité militaire). Ce clan qui, derrière la façade des gouvernements élus, contrôlait aussi la politique du pays, a été assez fragilisé ces dernières années. Il le sera encore plus après avoir perdu l’une de ses deux têtes. Peut-être le temps est-il venu pour le président Bouteflika de révéler cette vérité qu’il ne jugeait pas encore « bonne à dire », il y a quelques années.

Armand Veilleux
abbé de Scourmont, Belgique

1er septembre 2007

Source: http://www.citeaux.net/wri-av/3affaires.htm

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